Céline et les peintres de l’horreur

 

Les rapports de Louis-Ferdinand Céline avec l’art sont généralement peu considérés ¹. Il ne faudrait pourtant pas sous-estimer l’influence capitale d’Élie Faure ² sur l’inspiration littéraire du Céline des années 1930. Dans une lettre de 1934, Céline s’adressant à l’historien d’art écrit: "Je me suis servi énormément de votre œuvre. J’ai pillé, appris, épelé dans votre texte. Je le fais encore, je le ferai toujours – vous êtes un de mes rares maîtres – et sans doute le plus direct (...) ³". En 1934, Céline est déjà l'auteur de Voyage au bout de la nuit qui déchaîne aussi bien le scandale et les insultes qu’il suscite l’admiration; et il travaille difficilement depuis deux ans sur la rédaction de Mort à crédit. De son côté, à la même date, Élie Faure a déjà accompli l'essentiel de son œuvre d’historien d’art.

Il a rédigé sa célèbre Histoire de l’Art en quatre volumes et un autre essai de synthèse tout aussi important: L’esprit des formes (1927).

Ne pourrait-on pas établir quelques correspondances stylistiques entre Voyage au bout de la nuit commencé vers 1929 et quelques passages de l’Histoire de l’Art: notamment celui consacré aux eaux-fortes de Goya ? Que n'est-on surpris de sentir dans sa description des Désastres de la guerre de Goya, ce rythme progressant par de violents soubresauts, à coup de hache et qui est celui que Céline systématisera avec encore plus de brutalité dès la rédaction de Voyage au bout de la nuit 4. S'arrêtant sur les images de carnage peintes par Goya, Élie Faure écrit: "Tout lui [à Goya] est prétexte, son rire et sa fureur passent aussi librement dans les portraits d’apparat que dans les terribles eaux-fortes où, au fond des noirs, s’agitent des vampires, des apparitions sinistres, des gnomes, des fœtus ailés, des monstres imprécis, et dont les blancs font éclater des lueurs de grâce puissante, un sein, une jambe de femme, un bras pur ganté de gris... Il bondit d’une idée à l’autre, frappe par-ci, berce par-là (...) 5 ". Il arrive parfois à Élie Faure – c’est ici le cas – de recourir à ces trois points de suspension qui seront la marque distincte et picturale de tous les romans de Céline. Les points de suspension sont rares dans les écrits d’Élie Faure, mais comme chez Céline, ils apparaissent toujours conjointement avec la description d’une situation apocalyptique et déstructurée telle que la guerre seule peut en produire. D’après Julia Kristeva, auteur d’une analyse sur Céline, " cet elliptisme s’accentue en rapport sans doute avec le thème apocalyptique et strident d’un continent et d’une culture en ruines, dans Rigodon 6". À la lecture des écrits d’Élie Faure, Céline a pu sans doute se confondre avec ces visionnaires, ces hallucinés de l’horreur et de la hideur humaines que furent les peintres Goya, Brueghel et Bosch. Ce sont eux – outre Greco – les athlètes qui [lui] donnent le courage d’étirer la pâte". Le scepticisme des deux hommes à l’égard de la beauté humaine ressort avec évidence, de cette lettre de Céline adressée à Élie Faure: "Vous avez raison en ce qui concerne la hideur du fond humain. Il faut se placer véritablement en état de cauchemar pour approcher le ton véritable!" 7.

Écrire, pour Céline, revient donc à étirer la pâte, à accomplir le geste rituel du peintre sur sa toile. Sa tendance de plus en plus prononcée à achever ou plutôt inachever ses phrases par des points de suspension ne prouve-t-elle pas son besoin de passer à l'acte graphique ou pictural? De ces points, dirait-on égrenés à l'infini, Céline en parle en qualité de peintre impressionniste et post-impressionniste et non en qualité d'écrivain. "Vous savez Seurat, il mettait des trois points partout, il trouvait que ça aérait, ça faisait voltiger sa peinture. Il avait raison cet homme, ça n’a pas fait école (...) C’est trop dur " 8. Parallèlement, les trois points de Céline venant ponctuer d'une manière répétitive les scènes infernales de la guerre de 1914 nous font, eux, basculer et voltiger dans un univers putride où des cadavres mutilés "le sang". Une voltige dans l'abjection et dans l'horreur qui prouve bien que les hommes, dit Céline, ont "carnage dans les fibres". Robinson qui, dans Voyage au bout de la nuit, raconte "débandade de son régiment" devant les troupes allemandes, dit au héros: "Robinson que je me suis dit!... Pas vrai ? J’ai donc pris par le long d’un petit bois et puis là, figure-toi que j’ai rencontré notre capitaine... Il était appuyé à un arbre, bien amoché le piston!... En train de crever qu’il était... Il se tenait la culotte à deux mains, à cracher... Il saignait de partout en roulant les yeux... Y avait personne avec lui. Il avait son compte " 9.

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Le Céline-peintre dans Voyage au bout de la nuit

 

Quelles formes, quelles couleurs choisir et "étirer" afin de se rapprocher le plus possible de ce "véritable" auquel Céline faisait allusion dans la lettre adressée à Élie Faure?

Dans son livre Le Miroir allégorique de Louis-Ferdinand Céline, Philip Stephen Day nous renvoie aux images fantastiques et cauchemardesques des peintres Bosch, Breughel et Dürer. C'est ainsi qu'il rapproche l'épisode de la traversée houleuse et " nauséeuse" du héros de Voyage au bout de la nuit de la scène allégorique non moins incohérente et insensée représentée par Jérôme Bosch sous le titre de La Nef des fous. "Couché, je l’étais encore certainement, raconte le héros du Voyage, mais alors sur une matière mouvante. Je me laissais aller et puis je vomissais et je me réveillais encore et je me rendormais. C’était en mer. (...) On m’avait laissé tout seul. Le voyage continuait évidemment... Mais lequel? " 10 . Mais si Bosch et Breughel, comme Céline, prennent pour thème commun de leur création les distorsions de l'âme humaine et s'attardent sur l'anatomie des vices et du grotesque de l'homme, on se rend compte cependant que les deux peintres utilisent un langage formel qui ne correspond guère à celui de l'auteur de Voyage au bout de la nuit. Du côté de Bosch, en particulier, il y a une maîtrise formelle de la hideur incontestable; la folie universelle reste contenue dans les limites d'une plastique polie et apprivoisée. Du côté de Céline, au contraire, la forme écrite éclate et se déchire avec une brutalité et une frénésie qui ne trouvent d'équivalence que dans l'art de Goya ou plutôt dans les célèbres eaux-fortes de l'artiste espagnol: Les désastres de la guerre. Démystifiant la guerre et la gloire des faits d'armes, Goya dessine furieusement massacres, viols et pillages, à coups de traits hachurés; de même, Céline choisit-il pour sa description de la guerre une forme syntaxique inachevée et hachée; lui aussi étant guidé par la furie et une indéfinissable fascination de l'horreur qu'il grave sur ses pages avec un goût du détail anatomique insupportable. Céline graveur, pourquoi ne pas l'envisager? Le héros de Voyage au bout de la nuit ne dit-il pas que la vue du convoi militaire "sa route" vers une mort et un pillage certains évoquait en lui des images de gravures militaires?

" Fuyant l’aube, écrit Céline, le convoi reprenait sa route, en crissant de toutes ses roues tordues, il s’en allait avec mon vœu qu’il serait surpris, mis en pièces, brûlé enfin au cours de cette journée même, comme on voit dans les gravures militaires, pillé le convoi, à jamais avec tout son équipage de gorilles, gendarmes de fers à chevaux..." 11.

Céline donc, comme Goya, ose regarder la guerre de près, non pas du côté de la gloire, de la bravoure et du patriotisme, mais du côté de la souffrance, de la mort et de la chair torturée. Chairs écorchées et lacérées à la baïonnette, corps mutilés et sanguinolents... Dans une eau-forte intitulée Merveilleux héroïsme, contre les hommes morts et qui fait donc partie de la série des Désastres de la guerre, Goya nous montre deux hommes nus amputés; l'un attaché, l'autre pendu à un arbre, la tête coupée et plantée un peu plus loin dans l'extrémité d'une branche. Les bras eux aussi ont été arrachés au corps et se balancent. Or cette boucherie infernale qu'on retrouvera dénoncée dans les triptyques du peintre expressionniste allemand Otto Dix 12 n'a d'égale que les images du massacre dont est témoin le héros de Voyage au bout de la nuit. L'horreur et la cruauté y atteignent leur paroxysme.

Céline, peintre expressionniste?

Mais on est aussi enclin à rapprocher l'auteur de Voyage au bout de la nuit de peintres qui lui sont contemporains – ce qui n'a jamais été encore fait. Et, en particulier, des artistes expressionnistes allemands et français. Le nom d'Otto Dix vient d'être cité en référence à ses tableaux sur la Grande guerre qui remontent aux années 1920-1923; neuf ans donc avant la publication de Voyage au bout de la nuit. Otto Dix qui soulève l'indignation et la répulsion en exposant au regard de son public des corps déchiquetés par les obus. La chair se mêle à la terre rouge des tranchées, et des visages "" au regard paniqué hurlent de douleur. Les mots de Céline, eux aussi relatifs à la boucherie de 1914, font le constat de la même violence. "Quant au colonel, raconte son héros, lui, je ne lui voulais pas de mal. Lui pourtant aussi il était mort. Je ne le vis plus, tout d’abord. C’est qu’il avait été déporté sur le talus, allongé sur le flanc par l’explosion et projeté jusque dans les bras du cavalier à pied, le messager, fini lui aussi. Ils s’embrassaient tous les deux pour le moment et pour toujours, mais le cavalier n’avait plus sa tête, rien qu’une ouverture au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite. Le colonel avait son ventre ouvert, il en faisait une sale grimace 13".

Encore plus évidente nous paraît être la parenté de l'œuvre insolite du peintre Chaïm Soutine avec celle de Céline. Soutine qui comme par un étrange hasard est défendu à ses débuts par Élie Faure, l’" inspirateur" de Céline. Avec le collectionneur américain Albert C. Barnes qui l’aida à sortir de la misère et lui acheta une soixantaine de toiles, avec Drieu La Rochelle qui le place parmi ses peintres préférés, l’historien d’art Élie Faure fut un des premiers à comprendre et aimer l’univers fort et violent de Chaïm Soutine. Élie Faure va jusqu’à dire: "Rembrandt, Soutine est peut-être le peintre qui nous offre l’œuvre dont la qualité lyrique de la matière surgit avec tant de puissance." Entendons-nous bien. Soutine n’a jamais peint, comme Otto Dix ou le français Marcel Grommaire, les horreurs de la guerre de 1914. L’ensemble de son œuvre se présente comme une galerie de portraits d’amis, de petites gens mais aussi comme une succession obsessionnelle de natures mortes où l’image de la volaille suppliciée ou même encore du Bœuf écorché 14 dominent avec force. Pourtant, cette bizarre " prédilection" de Chaïm Soutine pour la représentation d'animaux sacrifiés, écartelés, suspendus dans l'air par un crochet de boucher, nous ramène indéniablement aux massacres de la guerre des tranchées. La plupart de ces natures mortes animalières datent d'ailleurs du début des années 1920. On peut donc voir en elles plus que de simples références aux grands maîtres de la peinture. Je veux parler de Rembrandt et de Chardin. La fureur de Soutine qui déstructure la forme, qui met tout sens dessus dessous et qui, dans une matière épaisse, conçoit d'horribles anatomies d'animaux éclaboussés de sang, nous renvoie aussi à la fureur du Céline outragé par les images de la guerre. On arrive à ne faire que très peu de différence entre le peintre des natures mortes qui étale devant nos regards des viandes d'animaux rouges bleuâtres et le Céline décrivant avec détail et insistance, dans Voyage au bout de la nuit, une distribution de viande destinée aux soldats du régiment. "C’était donc dans une prairie d’août, écrit Céline, qu’on distribuait toute la viande pour le régiment, – ombrée de cerisiers et brûlée déjà par la fin d’été. Sur des sacs et des toiles de tentes largement étendues et sur l’herbe même, il y en avait pour des kilos de tripes étalées, de gras en flocons jaunes et pâles, des moutons éventrés avec leurs organes en pagaïe, suintant en ruisselets ingénieux dans la verdure d’alentour, un bœuf entier sectionné en deux, pendu à l’arbre, et sur lequel s’escrimaient encore en jurant les quatre bouchers du régiment pour lui tirer des morceaux d’abattis " 15. Chez Chaïm Soutine, cette insaisissable attirance pour ce que l'on pourrait appeler la dissection de la mort, a abouti à des peintures aujourd'hui célèbres telle que: Nature morte à la raie de 1924 qu'on a dit être inspirée de l'œuvre de Chardin; ou bien encore Carcasse de bœuf de 1925. Dans Nature morte à la raie ou dans Carcasse de bœuf, comme dans le précédent extrait de Voyage au bout de la nuit, c'est de la même façon l'image de la viande mutilée, écartelée et dégoulinante de sang qui subsiste, qui "suffoque" par son réalisme intenable ainsi que l'écrivait Drieu La Rochelle. "Je suis suffoqué, écrivait-il, par le réalisme de Soutine. Ceux qu'on appelle des visionnaires sont des réalistes... de terribles et d'indéniables artistes." Céline, lui aussi, aurait pu être qualifié de "réaliste visionnaire".

Pour les deux hommes, tout est condamné à se décomposer et à pourrir tout doucement: les villes comme New York qui, selon Céline, est rongée par l'ulcère; mais encore plus les hommes. Tout être, nous dit Céline, même la beauté féminine, est de "pourriture en suspens". Et quand Chaïm Soutine ne peint pas des natures mortes animales, il exécute des portraits d'hommes, de femmes et d'enfants qui se déforment, se tordent et paraissent glisser lentement vers un état de décomposition. À leur déformation qui en fait des êtres fantomatiques et parfois pitoyables vient s'ajouter cette impitoyable couleur rouge sang qui est devenue la marque distincte du style de Soutine, mais qui nous rappelle surtout qu'entre les natures mortes d'animaux suppliciés et les êtres humains, il n'y a aucune différence. Aucune différence non plus pour le héros de Voyage au bout de la nuit qui se définit comme faisant partie de ces "viandes destinées aux sacrifices" 16.

Ce qui frappe encore davantage, dans ce rapprochement entre le peintre et l'écrivain, c'est la manière dont Céline manipule, si l'on peut dire, la couleur:avec la force de l'impulsion première et par giclées, de même que Soutine portraitiste ou paysagiste. Ces éclaboussures de rouge si particulières à l'art expressionniste de Soutine, on les retrouve par exemple dans l'évocation par Céline de l'enfer africain " au moment du crépuscule."" Les crépuscules dans cet enfer africain", écrit-il, "se révélaient fameux. On n’y coupait pas. Tragiques chaque fois comme d’énormes assassinats du soleil. Un immense chiqué. Seulement c’était beaucoup d’admiration pour un seul homme. Le ciel pendant une heure paradait tout giclé d’un bout à l’autre d’écarlate en délire, et puis le vert éclatait au milieu des arbres et montait du sol en traînées tremblantes jusqu’aux premières étoiles. Après ça le gris reprenait tout l’horizon et puis le rouge encore, mais alors fatigué le rouge et pas pour longtemps. Ça se terminait ainsi. Toutes les couleurs retombaient en lambeaux, avachies sur la forêt comme des oripeaux après la centième " 17. De ces " lambeaux de couleurs" et de ces " traînées tremblantes" de couleurs qui transforment les arbres en de longues torches aux flammes sinueuses, on en trouve seulement dans les paysages de Soutine que seul le délire a pu concevoir. C'est à croire que Céline a regardé du côté des œuvres de Chaïm Soutine tandis qu’il écrivait Voyage au bout de la nuit.

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En parcourant, d'autre part, les pages décrivant les villes de New York et de Paris qui sont les deux grands lieux d'action de Voyage au bout de la nuit, on vient à penser à de possibles affiliations entre l'œuvre de Céline et celle des artistes expressionnistes allemands pour qui il est évident que la ville en tant que telle est le bas-fond de la dégradation humaine. C’est là que tous les vices s’en donnent à cœur joie et s’exhibent sans vergogne, que la corruption et la pourriture s’accrochent aux hommes et à tout ce qui les entoure. Les métros y " bondissent " comme des " obus " et entraînent dans leur carcasse de fer des hommes et des femmes qui, encore une fois, ont plus l’air de " viandes tremblotantes" que d’êtres humains 18. Dans le Berlin de la première guerre, l'artiste allemand Georges Grosz dessine et peint une série d'œuvres caricaturales où des hommes aux apparences bestiales rivent leur regard sur des femmes qui, sous des vêtements transparents, dévoilent leur sexe. La ville et le viol sexuel, la grande métropole et ses appels aux actes de violence sexuelle, tout cela est bien présent dans la description de la grande cité par Céline, Georges Grosz et les artistes expressionnistes allemands. Sans oublier, bien entendu, la production littéraire allemande expressionniste qui traite abondamment du thème de la ville comme lieu d’angoisse, de perversité, de violence et de misère. On oubliera difficilement ces mots de Céline qui nous ramènent indiscutablement aux dessins satiriques de Grosz mentionnés ci-dessus: "Beaucoup de jeunes femmes dans cette pénombre, plongées dans de profonds fauteuils, comme dans d’autant d’écrins (...) Au-dessus de moi quel infini de locaux meublés! Et tout près de moi, dans ces fauteuils, quelles tentations de viols en série! Quels abîmes! Quels périls! (...)" 19. Cet extrait nous renvoie au moment où le héros de Voyage au bout de la nuit erre la nuit dans la rue de Broadway, découvrant tantôt des femmes à la Titien, tantôt des femmes à la Fragonard.

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Ni Otto Dix, ni Céline n'ont enfin oublié de décrire les nouveaux mendiants des grandes villes: les victimes de la guerre de tranchées, les estropiés, les culs-de-jatte réduits à l'état de rôdeurs. Dans l'œuvre d’Otto Dix, ce drame se révèle brutalement dans une première toile de 1920 intitulée Les Joueurs de skat. Des mutilés de guerre aux visages recousus et aux jambes de bois se sont réunis autour d'une même table pour jouer une partie de cartes. L'un d'entre eux, amputé d'un bras, utilise son pied pour tenir ses cartes. Puis on retrouve ce même thème dans une autre peinture à l'huile avec collages qui a été réalisée dans le courant de la même année: Rue de Prague.

Céline le "dépucelé de l'horreur"

Pour un "dépucelé de l'horreur" tel que l'était Céline au moment de la grande guerre 20, pour un homme qui avait touché à la hideur de l'existence humaine et vu s'exercer les forces de la folie meurtrière, il n'y avait qu'une façon d'écrire ou d' "étirer la pâte": en faisant gicler le mot comme Soutine faisait gicler la matière sur sa toile de peintre et en laissant jaillir de soi l'impulsion première et l'émotion qui doit toujours précéder le verbe, dira Céline. Céline est un peintre de l'apocalypse comme l'ont été Goya et Brueghel avant lui, mais aussi comme le furent les peintres expressionnistes de son temps. Les images qui défilent, tout au long de la lecture de Voyage au bout de la nuit, sont celles d'un réaliste expressionniste qui ne craint pas de flirter avec la mort et qui refuse chez l'artiste "fuite vers l'abstrait" qu'il condamne comme un acte de lâcheté 21.

 

Jocelyne ROTILY

 

Cet article a paru initialement dans la revue Critique (n° 509, octobre 1989). Merci à l'auteur de nous avoir aimablement autorisé à le reproduire ici.

 

1. Philip Stephen Day, Le Miroir allégorique de Louis-Ferdinand Céline, Éd. Klinksieck, 1974.
2. Même si cette influence fut par la suite reniée par Céline. Des différends politiques et en particulier l'antisémitisme de Céline qui lui fit écrire "Élie Faure = juif", finirent par séparer définitivement les deux hommes. Une lettre de Céline à Milton Hindus datée d'août 1947 laisse très bien ressentir ce rejet violent d'Élie Faure et de son œuvre par Céline. Se référant à Élie Faure, il écrit: " Mais zéro au boulot même – du déconnage – Il voyait tout cela du dehors – Gen Paul voit tout du dedans – Tout est là". In: Cahier de l’Herne n° 3 et 5, Paris 1972. Correspondance avec Milton Hindus, p. 121. Lettre datée du 5 août (1947?).
3. Cahier de l’Herne n° 3 et 5, Correspondance de L.-F. Céline avec Élie Faure, op. cit., p. 72. Lettre datée du 18 (?).
4. L'atroce expérience de la guerre par L.-F. Céline explique aussi le caractère syncopé du style de Voyage au bout de la nuit. Céline ne dit-il pas: "À partir de cet instant [la guerre], je vous préviens, ma chronique est un peu hachée, moi-même là qui ai vécu ce que je vous raconte, je m'y retrouve à peine." Cet extrait est tiré de Rigodon, in Romans III, La Pléiade, p. 823.
5. Élie Faure, Histoire de l’Art, Paris, 1976. Tome I, p. 346.
6. Julia Kristeva, Les Pouvoirs de l’horreur, Le Seuil, 1980, p. 233.
7. Cahiers de l'Herne n° 3 et 5, Correspondance avec Élie Faure, p. 70. Lettre non datée.
8. Céline, "Céline vous parle", Cahiers Céline 2, Gallimard, 1976, p. 88. "savez dans les Écritures, écrit Céline, il est écrit: "Au commencement était le Verbe". Non, au commencement était l'émotion. Le verbe est venu ensuite remplacer l’émotion, comme le trot remplace le galop (...)".
9. L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, 1952, p. 60.
10. Ibidem, p. 181.
11. Ibidem, p. 35.
12. Otto Dix, peintre et dessinateur allemand, est relié au groupe expressionniste dit de la "objectivité" qui se forma immédiatement après la Première guerre mondiale. Pendant la guerre, et comme le montre son œuvre, Dix exprima avec vigueur son dégoût pour la guerre et ses horreurs. La plupart des ses œuvres soulevèrent de grands scandales. C’est le cas par exemple de Tranchée, œuvre peinte qui, lors de son exposition à l’École des Beaux-Arts de Berlin, en 1925, s’attira les plus violentes critiques. Cette peinture fut d’ailleurs confisquée par les nazis après 1933 et ne fit plus jamais surface. Taxée d’œuvre d’art dégénérée par les nazis, comme un grand nombre de peintures expressionnistes, elle fut probablement détruite.
13. Céline, Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 17.
14. Le bœuf écorché est le titre d’un tableau que Soutine exécuta en 1925.
15. Céline, Voyage, op. cit., p. 20.
16. Ibidem, p. 97.
17. Ibid., p. 168.
18. Ibid., p. 198.
19. Ibid., pp. 196-197.
20. Cette expression "dépucelé de l'horreur" est extraite de Voyage au bout de la nuit et renvoie au moment où le héros du roman se retrouve combattant sur le front. "On est puceau de l’horreur, écrit Céline, comme on l’est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter de toute cette horreur en quittant la place Clichy? Qui aurait pu prévoir, avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes?". In : Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 14.
21. Cahiers de l’Herne n° 3 et 5, Correspondance avec Élie Faure, p. 75. Lettre datée du 2 mars 1935. Céline écrit plus précisément: "On bave dans l’abstrait. L’abstrait, c’est facile. C’est le refuge de tous les fainéants. Qui ne travaille pas est pourvu d’idées générales et généreuses. Ce qui est beaucoup plus difficile c’est de faire rentrer l’abstrait dans le concret (...). La fuite vers l'abstrait est la lâcheté même de l'artiste – sa désertion."