Le " style " de Céline et sa cuisine, côté peinture et côté musique (2ème partie)

Chez Céline la musique n'est généralement pas assujettie à une cassure historique telle que la développe méthodiquement le thème de la "petite révolution" impressionniste dans le champ du pictural, et il n'est que rarement question de spécifications liées à des compositeurs modernes.

 

Les remarques ou les invocations concernant la musique sont nombreuses dans la correspondance et dans les récits céliniens, elles sont également liées au récit fantasmatique de la trépanation, point névralgique de l'autofiction célinienne, ainsi que la met en scène Mort à crédit :

"Depuis la guerre ça m'a sonné. Elle a couru derrière moi la folie... tant et plus pendant vingt-deux ans. C'est coquet. Elle a essayé quinze cents bruits, un vacarme immense, mais j'ai déliré plus vite qu'elle, je I'ai possédée au "finish". Voilà ! je déconne, je la charme je la force à m'oublier. Ma grande rivale c'est la musique, elle est coincée, elle se détériore dans le fond de mon esgourde... Elle en finit pas d'agonir ... Elle m'ahurit à coups de trombones ... je joue du triangle des semaines entières... Je ne crains personne au clairon. Je possède encore moi tout seul une volière complète de trois mille cinq cent vingt-sept petits oiseaux qui ne se calmeront jamais... C'est moi les orgues de l'Univers..." ¹

Dans le récit célinien la musique intervient en des points qui mettent en scène une désarticulation du réel, qu'il s'agisse de la "folie" qui poursuit le trépané ou des histoires de folie que sont les guerres qui parcourent le vingtième siècle et dont Céline s'est voulu le "chroniqueur". Céline lui-même associe les effets de détraquement de son rapport, à la réalité produits par sa liaison auditive, aux désagrégations et au désordre que la guerre et, plus particulièrement, les bombardements introduisent dans l'espace ; ainsi dans Féerie pour une autre fois :

"...la preuve : là-haut ! moi de ma blessure de l'oreille je suis déséquilibré fragile depuis novembre 14 ! ... "troubles labyrinthiques de Ménière" avec orchestre... etc.... je vous ai expliqué ! du moment que la houle me soulève, pas seulement le coeur la gigitte : tout verse ! les idées aussi ! je suis comme la maison quand elle penche ... elle dégobille tout ce qu'elle a ! ... moi aussi ! l'âme et puis tout !..." ²

La guerre est une désordonnance d'espace qui répercute l'otalgie et les fantasmes auditifs céliniens et entre en harmonie avec eux, et tous mettent en œuvre à l’égard des codes de la représentation ce que l'argot met en œuvre envers la langue :

"l'argot ne se fait pas avec un glossaire, mais avec des images nées de la haine, c'est la haine qui fait l'argot. [...] D'ailleurs l'argot ne peut vivre, car ce n'est pas une construction, il est comme cette maison que j’ai connue à Berlin où les murs étaient crevassés sur dix mètres mais où les portes ne pouvaient plus s’ouvrir. Rien n'y est construit" ³.

On peut alors repérer ce qui fascinait Céline dans l'image de la trépanation, de cette percée dans la boîte crânienne qui l'ouvre, en quelque sorte la crevasse ou la fêle, ruinant ainsi d'une façon définitive son impeccable architecture. Les effets de la trépanation, la guerre, l'argot sont autant de forces de désétablissement des codes de la représentation et de ses modes, tous trois mettent en œuvre le démantèlement et la destruction de l'existant sans s'instaurer en système. Ils œuvrent dans le tissu du monde comme pure négativité ou négativité sans emploi, et violence absolue. C'est à ce point-là qu'intervient la musique qu'on a pu voir accompagner les effets du détraquement auriculaire et qu'on retrouve aux lieux névralgiques du récit célinien qui sont ceux qui réunissent les trois indices fondamentaux du dérèglement du monde. Le cas le plus singulier se trouve dans Rigodon, dans la "" du bombardement de Hanovre, au cours duquel Ferdinand a reçu une brique sur la tête, ce qui va renforcer la nécessité musicale :

que je revienne à mes trois notes... dare-dare ! sans prétention... pour mon panorama d'Hanovre ... vous comprenez il le faut !... avant que cette brique m'atteigne, m'ébranle, je n'avais pas de soucis, je me laissais bourdonner, tranquille, fuser sans ordre ni façon, tromboner n'importe comment, je me cherchais pas de musique ... mais là, bon gré mal gré il me le faut !... je dirais même, une mélodie... voyez-moi ça! pas instruit ni doué forcé de me grognasser des bribes... [...] mais mon grand air ?... je veux, devant ces ruines... je dirais cet océan d'incendies, ces houles de flammes bout en bout d'Hanovre... j'entends moi bien dans ma tête, l'air ... je crois l'air qui irait... mais les notes ?... les notes exactes, justes ? oh, ce ne sont que réminiscences j'admets... mais encore ?... notes apaisantes après la tornade...
Vous me croirez si vous voulez mais après cette nuit d'Hanovre je me suis demandé si c'était bien celles que je cherchais ... deci ... de-là...
"Certainement il est gâteux, nous l'avons vu dans
Paris-Match ! coulant, croulant ! il faisait sous lui!"
Je vous laisse m'interrompre... n'empêche la vérité d'être... à travers bien des aventures, des moments drôles, d'autres beaucoup moins, je me suis toujours demandé si j'avais mon décor sonore ?... oh, non que je prétende beaucoup !... trois, quatre notes... notes de gentillesse, si j'ose dire ... suffit !...
Et voila, je me suis décidé... je suis monté chez les demoiselles, les danseuses là-haut... moi-même, à onze heures du soir... j'étais sûr, je l'avais entendu !... c'était assez,
trois... quatre notes... personne là-haut, onze heures du soir... je savais ce que je voulais... symphonies !... j’effeuille les disques... y en a !... vous me croirez si vous voulez je trouve presque tout de suite... celle qu'il me faut... oui !... non !... oui!... un clavier maintenant ! l'autre bout du studio... peut-être d’y avoir pensé si longtemps... je tapote... ça y est ! presque juste, oui!... oui !... le la d'un clavier comme il est... j'y suis !... aucun prodige ! vous vous maltraitez la tête pendant vingt ans, du diable si vous trouvez pas !… si borné, si peu mélodieux que vous soyez !... je redescends, j'ai les quatre notes ... sol dièze ! sol ! la dièze !... si !... retenez!... j'aurais dû les avoir là-bas " 4.

Ainsi qu'on a pu le lire dans Mort à crédit, la singulière écoute célinienne de la musique est liée à son expérience malheureuse de la guerre, elle est en lui l'empreinte que la guerre a laissée, son sceau, blessure et détraquement du corps. Pour l’écrivain, le styliste, la riva- lité de la musique semble consister en son aisance transpositive de notre " civilisation [...] bien coincée dans une incurable psychose guerrière" et faite de "destructrices" 5 , ainsi que le montrent bien les quatre petites notes, qui à elles seules suffisent pour transposer le bombardement de Hanovre. On assiste à une spécification de la relation entre la musique et la guerre qui, d'une part, relève d'une véritable ontologie et qui, d'autre part, rappelle, en son aspect fondamental, le statut remarquable et tout à fait spécial que Schopenhauer reconnaît à la musique dans le système des arts : la musique est l'Idée en soi détachée du monde des phénomènes, elle est donc présence de l'Idée, tandis que les autres arts produisent l'Idée avec ses phénomènes concomitants et relèveraient par là de la représentation 6 . Chez Céline la musique est guerre dans le sens où, comme la guerre, elle est "l'instinct de mort" autour duquel est cristallisée "'âme de l'Homme", pour reprendre des expressions qu'il emploie dans son Hommage à Zola, comme sa vie et son corps se sont cristallisés, depuis le début de la première guerre mondiale, autour de l'affolant démantèlement qui creuse son cerveau.

La musique assume ainsi au moins deux fonctions fondamentales: une fonction théorique, d'ascendance schopenhauerienne, aidant l'écriture célinienne à se penser en dehors et au-delà d'une logique de la représentation et à étayer ainsi le principe de la transposition, en prêtant main-forte à la "révolution" de l'impressionnisme pictural. Mais à la différence de ce qui se passe en peinture, cette première fonction augmente en efficacité par l'enracinement ontologique de la musique qui en révèle la fonction métaphysique 7 . La musique est présence et présentation de ce qui travaille "l'âme de l'Homme", "l'instinct de mort", et en retour cette prise ontologique directe va en faire, dans le champ de la mise en forme littéraire et scripturale, une puissance infinie et inexorable de dérèglement et de désétablissement des conventions littéraires et de langage. Mettre en musique devient alors mettre en œuvre la mort, et la mort au travail qu’est le temps est avant tout musique: "un bain de temps sans note!... la broderie du Temps est musique" 8 . La broderie qu'est tout aussi bien l'écriture, cet art du temps qu'est le récit ou plutôt la "chronique" (de khrônos ' temps '), ainsi que Céline qualifie ses propres récits 9:

La porte de l’enfer dans l’oreille, c’est un petit atome de rien. Si on le déplace d’un quart de poil!... qu’on le bouge seulement d’un micron, qu’on regarde à travers, alors c’est fini! c’est marre! on reste damné pour toujours! T’es prêt? Tu l’es pas? Êtes-vous en mesure? C’est pas gratuit de crever! C’est un beau suaire brodé d’histoires qu’il faut présenter à la Dame 10 .

 

François BRUZZO

 

Notes

1. Mort à crédit, Gallimard, 1952 ("Folio"), p. 39; au début de la Première guerre mondiale, avant d'être blessé au bras au cours d'une action qui lui valut la médaille militaire, il semble que Céline reçut un violent choc à la tête et à l'oreille causé par un obus qui explosa près de lui et le projeta contre un arbre. Ce traumatisme le rendit sourd de l'oreille gauche avec des bourdonnements et des sifflements incessants, lui laissa des maux de tête permanents et le rendit en partie insomniaque, mais il n'aurait subi aucune trépanation (sur ce sujet, voir F. Gibault, Céline, I, Mercure de France, 1977, pp. 158-162).

2. Féerie pour une autre fois, II, Gallimard, 1954 ("Folio"), p. 104; sur Céline adaptant dans Féerie pour une autre fois le diagnostic de maladie de Ménière fait par Élie Faure, voir F. Gibault, op. cit., p. 160, qui cite à ce propos le passage suivant: " Je dégueule!... je dégueule dedans! je bourdonne!... le vertige! il m'a pas le vertige! vertige de Ménière ça s'appelle!... les maisons tournent! et alors!... s'élèvent! s'enlèvent! et alors! les immeubles en l'air! "Ménière! Ménière !" les trottoirs godent!..."

3. L.-F. Céline, "L'argot est né de la haine", Cahiers de l’Herne, p. 39. Ce texte est de 1957.

4. Romans II, pp. 828-829.

5. Hommage à Zola, p. 23. Il ajoute: "Le sadisme unanime actuel procède avant tout d'un désir de néant profondément installé dans l'Homme et surtout dans la masse des hommes, une sorte d'impatience amoureuse, à peu près irrésistible, unanime, pour la mort " (ibid.).

6. Voir le commentaire que Samuel Beckett fait de cet important volet de la pensée schopenhauerienne dans son remarquable petit ouvrage sur Proust de 1931: S. Beckett, Proust, London, Calder & Boyars, 1970, pp. 91-92.

7. Pour Schopenhauer la musique est "l'œuvre métaphysique secrète d’un esprit qui philosophe inconsciemment" (cf. Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung, Sämtliche Werke, II, A. Hübscher éd., Brochhaus, Wiesbaden, 1972, pp. 301 ss.

8. Féerie pour une autre fois I, op.., p. 86.

9. Voir par exemple Rigodon, op. cit., p. 827 et p. 841 où les chroniqueurs Joinville et Villehardouin sont indiqués comme des écrivains qui ont transposé.

10. Mort à crédit, op. cit., p. 39.

 

Cette étude a paru initialement dans la revue Francofonia (n° 22, printemps 1992), éditée à Florence. La première partie a paru dans notre numéro précédent.