Le retour d’Albert Paraz

 

De 1951 à sa mort, Albert Paraz fut le titulaire de la chronique radiophonique de l’hebdomadaire Rivarol. Il n’était donc que justice que le doyen de l’équipe, Marcel Signac, lui rende hommage à l’occasion de la réédition de son journal. C’est chose faite, et de belle façon. On n’a pas fini de parler d’Albert Paraz. Le temps est venu de le considérer comme un véritable écrivain, et non plus comme un épigone de Céline – ce qu’il n’a jamais été.

 

Il y a pamphlet et pamphlet. Pour certains, le pamphlet – étymologiquement : " brûle-tout " – est un lourd destrier que l'écrivain enfourche après lui avoir mis des œillères pour qu'il n’aille que droit devant lui, au triple galop, vers une cible unique : cela donne des livres pesants, bientôt illisibles en dehors de leur actualité. Qui lit pour son plaisir le J'accuse de Zola ? Mais il y a aussi les pamphlets des grands artistes, la lignée de Lucien, de la Satire ménippée, des Provinciales, de Paul-Louis Courier; et aussi de Léon Bloy, qui, à côté des pamphlets présentés comrne tels (Le Pal, les Propos d'un entrepreneur de demolitions), a inauguré le genre du journal-pamphlet, avec les dates : tel jour à se disputer avec l'épicier, tel autre avec la chaisière, etc. (Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Mame ¹ , etc.) ; c'est la formule que Paraz a reprise. Sans l'enterrer sous les comparaisons avec ces grands ancêtres, c'est de cette lignée qu'il procède. C'est pourquoi ses trois " pamphlets ", réunis en un seul volume ² par les soins de son biographe Jacques Aboucaya – qui signe une très sensible et très intelligente préface pour situer les débuts de l'amitié entre Céline et Paraz dans la France de 1947, qui " n'en finit pas de gratter ses plaies " et " se livre aux délices de l'épuration avec une sauvagerie qui n'exclut pas le raffinement – n’ont pas vieilli depuis cinquante ans, ou bien peu.

 

Un kilo de prose aérienne

 

Ce qui a vieilli ici, c'est tout au plus le détail de certaines allusions aux événements de l'époque. On ne se souvient plus aujourd'hui que le sénateur africain Biaka-Boda fut, paraît-il, mangé par ses électeurs (vous riez ? alors, vous lirez Paraz : il y en a comme ça à toutes les pages) ; que, toujours en Afrique, Douala Manga Bell, député MRP du Cameroun mais en fait roi local et jadis élevé à la cour du Kaiser, a un jour tué son fils d'un coup de fusil ; et ainsi de suite. Le jour où l'on éditera Paraz dans la prestigieuse collection de la Pléiade – pourquoi pas, pour compenser les raseurs qui l'encombrent ? – des notes érudites expliqueront cela.

 

Mais ce qui reste tout frais, comme décrit hier, ce sont les tranches de la vie quotidienne du malade Paraz, ses relations (souvent conflictuelles) avec les administrations, les éditeurs, les joumaux, et surtout avec les gens en général, infirmières, directeurs, bistrotiers, voire écrivains et artistes (Vence, où il était soigné, en regorgeait : on rencontre dans ces pages Picasso, Dubuffet, Henry Miller, Mandiargues, Marcel Aymé, Bernanos, Prévert – gentiment assaisonné – sans parler, bien sûr, des lettres de Celine). C'est éternel comme du Courteline, et bien moins arrangé en vue d'un effet ; portraits en mouvement, souvenirs cocasses, tout cela vit et scintille, on s'y croirait. Ajoutons à cela les anecdotes, les détails paradoxaux piqués dans l'histoire de France, et les mots drôles recueillis ici ou là, comme cette fin de lettre d'une admiratrice : " Je sens bien que je devrais terminer cette lettre par : je vous salue, vieux con ; mais je ne suis pas encore au point, excusez-moi et croyez, je vous prie, à ma vive admiration ", ou dans un développement sur les emprunts d'une langue à l'autre, la fillette allemande qui dit à son chéri : " Du bist mein Krominù " (= gros minou). Ne continuons pas à citer, il faudrait trop recopier, et le livre est gros, quoiqu'il n'en soit guère de plus aérien, de plus allégeant pour l'âme, que ce pavé d'un kilo ³.

 

La pierre de touche du

véritable écrivain

 

Car si Paraz est mécontent du rnonde comme il va, ce n'est pas qu'il soit grincheux et médisant : c'est par fraîcheur d’âme. Quoique volontiers salace dans ses propos, il a l'innocence des purs, il ne demande qu'à aimer et admirer ; il est pour les bonheurs simples, pour l'amour et l'amitié, les rencontres imprévues, avec du goût pour les personnages exotiques ou surprenants ; mais s'il se sent à l'aise dans le peuple, si la familiarité, voire la vulgarité des manières ne le rebutent pas, en revanche il n’admet pas celle de l’esprit et du cœur, ni la fausseté, l'avarice, l'arrivisme : c'est cela qu'il pourchasse à longueur de pages, colère et drôlerie inextricablement mêlées. Quand on referme ce volume plein de récriminations, il laisse son lecteur rafraîchi, réconcilié avec l’univers, et porté à des sentiments généreux : La Bruyère disait que c’est à cela qu’on reconnaît le véritable écrivain.

 

Pourquoi donc Paraz n’est-il pas jugé à son véritable rang ? Parce qu’il n’a pas su, comme on dit, " gérer sa carrière ", et qu’il s’est fait du tort par la sincérité de ses indignations. Elles étaient réelles et partaient de son expérience, qu'il s'agisse du sort fait aux malades dans les maisons de santé (qu'aujourd'hui l'on paraît découvrir après l'été de la canicule), des combines dans le monde du cinéma, etc., occasion d'anecdotes pittoresques. Mais il est deux sujets tabous qu'on ne lui a pas pardonné de traiter, et dont on a profité pour lui coller une étiquette d'auteur mineur et de doublure d'un autre écrivain ; deux indignations qui reviennent sans cesse dans ces pages, et qui font comme la basse continue de ces trois étranges symphonies : Paraz déteste la Résistance, et il est indigné du sort fait à Céline (à l'époque, réfugié au Danemark). Ces deux colères, qui font honneur à son désintéressement car il n'avait rien à gagner à les proclamer, l'ont évidemment fait mal voir, et, plus gravement, ont eu un effet réducteur.

 

Un jazz pour les

petits bals du bonheur

 

En définitive, en n’étant pas assez égoïste, Paraz s’est fait du tort de deux façons (Céline lui-même a parfois trouvé son zèle encombrant, et quand il est rentré en France, il est descendu sur la Côte d’Azur sans s’arrêter à Vence pour le voir ; Paraz, noblement, n’en a montré aucune amertume). Tort personnel : considéré comme " fâcho ", cet anarchiste foncier, ami de Louis Lecoin, et qui écrivait dans Le Libertaire aussi bien que dans Rivarol, s’est vu fermer bien des portes ; et tort littéraire : cet écrivain original, avec sa musique bien à lui, sorte de jazz pour les petits bals du bonheur, a été relégué dans un coin comme " sous-Céline " et injustement ignoré.

 

Après un très long purgatoire commencé de son vivant, va-t-il être découvert par une nouvelle génération ? Les rééditions obtenues par l’obstination de son biographe permettent de l’espérer. On s’apercevra enfin que, derrière sa drôlerie, et ses outrances d’expression, Paraz est non seulement un bon écrivain, mais aussi un homme à prendre au sérieux. Il a posé une question dont l’actualité est permanente : quelle différence y a-t-il entre bonne " Résistance " et méchant " terrorisme " ? Et la préface qu’il écrivit pour Le Mensonge d’Ulysse de Paul Rassinier, reproduite à la fin du Menuet du haricot, se terminait sur un programme : " La patrie, il faut la faire passer tout doucement, avec de grandes précautions, sur le plan de l’Europe entière, et cela ne va pas être facile. Il faudra d’abord rassurer, montrer que les unions franco-allemandes ne visent personne, mais invitent tout le monde. " C’était voir assez loin et assez bien ; un demi-siècle plus tard, ces vues prennent enfin consistance. Féru d’occultisme, Paraz était-il prophète ?

 

Marcel SIGNAC

(Rivarol, 12 décembre 2003)

1. " Cochons-sur-Marne ", c’était Lagny (Seine-et-Marne). Sans rancune, la ville a donné à l’une de ses rues le nom de Léon Bloy. Quand verra-t-on une rue Paraz à Vence – ou ailleurs ?

2. Albert Paraz, Pamphlets (Le gala des vaches, Valsez saucisses !, Le menuet du haricot), éd. L’Âge d’homme, 368 pages. Prix : 29 €, franco. Disponible auprès du Bulletin célinien.

3. Exactement : 980 grammes.

4. La remarquable biographie, Paraz le rebelle, par Jacques Aboucaya (éd. L’Âge d’homme) : lecture quasi indispensable après celle des " pamphlets " qu’elle éclaire et précise.

 

À lire aussi : la correspondance de Céline à Albert Paraz dans les Cahiers Céline 6 (Gallimard, 1980), édition établie et annotée par Jean-Paul Louis.

Extrait de la préface : " Contrairement à ce qu’on a pu imaginer, il n’y a pas de ressemblance directe entre les deux œuvres. L’admiration totale de Paraz pour Céline n’était pas celle d’un disciple. Il avait senti la chance unique, pour un écrivain, de vivre réellement une de ces amitiés idéales, comme on en porte dans sa vie à un ou parfois quelques écrivains du passé, par le seul biais de la lecture. C’est en écrivain que Paraz recevait les lettres de Céline. Il avait le bonheur de devenir passagèrement l’une des sources de la littérature tant admirée, et d’en connaître au plus près le mécanisme. "