Le
journal de Paraz réédité
1947. La France n'en
finit pas de gratter ses plaies. Elle se livre aux délices de l’épuration
avec une sauvagerie qui n'exclut pas le raffinement. La chasse aux
sorcières est devenue le sport national. Le Comité national des
écrivains, CNE (" ces haineux ", comme l’écrit Paraz), a
dressé sa liste noire, interdisant de publication Giono, Montherlant,
Drieu, Maurras, Jouhandeau, Guitry et quelques autres qui n'ont en
commun que leur talent. Raison suffisante pour les désigner à la
vindicte.
Parmi eux, au premier
rang, Céline. On s'en serait douté. Depuis mars 45, il croupit au
Danemark. Pensant y récupérer son or, il y a trouvé d'abord " la
paille humide des cachots ", puis les inconforts et les
vicissitudes de l'exil. Depuis Korsør où il attend son procès, il
tente de mobiliser pour sa défense la poignée des amis qu'il lui
reste, gémissant, vociférant, égrenant sans relâche, au fil des
lettres qu'il leur fait parvenir, sarcasmes, malédictions et
jérémiades.
Albert Paraz est un de ses correspondants. Et même le correspondant
privilégié. Ils se sont connus vers 1934, chez Denoël, sans qu'une
réelle intimité naisse de leurs rares rencontres ultérieures. Une
estime réciproque, sans doute. Mais doublée chez l'un d'une admiration
sans bornes, d'une commisération amusée chez I'autre. Ne nous laissons
pas abuser : même si le ton de leurs échanges épistolaires la
travestit, laissant supposer une longue familiarité, telle est bien la
réalité de leurs relations.
Du reste, la situation de Paraz n'est guère plus enviable que celle de
Céline. Au début de I'année 47, un pneumothorax spontané I'a conduit
à I'Hôtel-Dieu où il séjournera jusqu'en mai avant d'entamer un
calvaire jalonné de sanas, d'hôpitaux, de maisons de repos. Une
interminable réclusion. Il vient de terminer Remous, un roman
dont il espère monts et merveilles, songe déjà à lui donner une
suite.
C'est a I'Hôtel-Dieu qu'il entame ce qui deviendra Le Gala des
vaches. Un journal, d'abord. La chronique hilarante de la vie
quotidienne à I'hôpital, nourrie d'anecdotes, de réflexions.
Gaudriole et cocasserie. Le regard acéré, sans complaisance, d'un
malade a l'esprit mal tourné pour qui la dérision est une catharsis.
La première lettre de Céline lui parvient le 1er juin alors
que, chassé de I'Hôtel- Dieu, il vient d'échouer à la Vallée aux
Loups. Elle va infléchir le cours du Gala. Le journal se
mue en tribune, s'articule autour de la correspondance échangée entre
les deux parias. Son auteur en tire un regain de vigueur.
Conçue désormais comme une machine de guerre, la chronique tourne au
plaidoyer vibrant pour l’exilé du Danemark. Voire au réquisitoire
et, bientôt, au pamphlet. Chacune des lettres reçues suscite gloses et
commentaires. Ainsi s'échafaude une défense et illustration de Céline
dont Paraz se fait le héraut.
Non qu'il délaisse pour autant les sujets qui lui tiennent à cœur. Ni
ses propres tri- bulations. Un jeu subtil s'est instauré entre les
correspondants, jeu dans lequel l'un et I'autre s'enferment sans en
être tout à fait dupes. À l'un le rôle – bien réel – du malade,
à I'autre celui du médecin attentif, prodiguant à distance ses
conseils. Prétexte à des développements qui excèdent largement le
domaine thérapeutique.
Poursuivi à Courbevoie, achevé au sanatorium Adastra, à Vence, Le
Gala sortira en novembre 48, ceint d'une bande qui en définit
clairement l'intention : " Céline reprend la parole ".
Il y a quelque chose de touchant dans cet effacement volontaire de
I'auteur. Seuls les esprits malintentionnés ont pu y voir la recherche
d'une publicité malsaine, l'utilisation usurpée d'un illustre
patronage. C'est faire à Paraz un mauvais procès. Pis encore, lui
prêter une cécité affligeante : épouser la cause d'un pestiféré,
se placer sous son égide ne pouvait lui apporter que des
désagréments, pour user d'un euphémisme. Ce qui ne manqua pas de se
produire.
***
Valsez saucisses, écrit
dans la foulée du Gala, procède du même état d'esprit. À ceci
près que les lettres de Céline, pour la plupart regroupées dans le
dernier chapitre, n'en gouvernent pas l’économie. Peu soucieux d'être
desservi par leur publication alors qu'il attend de passer en jugement,
celui-ci a exigé de les relire avant d'accorder son imprimatur et intimé
la prudence à son bouillant zélote.
Entamé à I'Adastra, publié en juin
50 après que Paraz s'est, une nouvelle fois, en février, fait renvoyer
du sana pour provocation et opinion non conforme au moment du procès de
Céline, l'ouvrage se présente, à l'instar du précédent, comme un
commentaire à bâtons rompus de I'actualité.
Le champ en est encore plus vaste. Vie au sana, portraits au vitriol des
pension- naires, considérations actuelles ou inactueues, au gré de
l'inspiration, au fil de la plume. Petits potins et thèmes sérieux.
Nourri par la lecture de la presse et des livres, par la radio, par la
correspondance et les visites de ses amis, un panorama sans complaisance
de l’époque. La chronologie est délaissée au profit d'une approche
thématique qui n'exclut nullement les digressions.
Quel que soit le domaine abordé – la littérature, la politique, la
religion, le cinéma, entre mille autres – c'est la même allégresse
rageuse. Le même souci de raison garder dans un monde qui perd la boule.
Le même goût de la provocation, aussi, et du paradoxe. Le plaisir
immodéré d'aller à contre-courant.
Aucune aigreur dans ces pages dont chacune est sous-tendue par
l'indignation. Pas davantage de méchanceté foncière. Sans doute Paraz
ne ménage-t-il rien ni personne. Mais chez lui l'emporte la passion de la
vérité – sa vérité. S'il lui arrive d'être injuste, ce dont il ne
se prive pas, c'est avec une spontanéité qui exclut aussi bien le calcul
que la préméditation. Une sorte d'ingénuité qui reste, en dépit de sa
réputation, le fondement de son caractère.
***
Sept ans séparent la
publication du Menuet du haricot de Valsez saucisses. Sept
ans durant lesquels il s'est passé bien des choses. Céline est rentré
en France, a été jugé. L’urgence de le défendre a disparu.
Point n’est besoin de monter une fois de plus au créneau.
Pourtant Paraz a continué de scruter l’actualité avec une curioisté
gourmande. Dès 1952 ou 1953, il pensait à donner une suite à Valsez
saucisses, se préoccupait déjà d’un éditeur. Les notes prises au
jour le jour se sont accumulées. Occupé à d’autres tâches (des
romans, des articles, une énorme correspondance), il n’a jamais
abandonné le projet de les utiliser, remettant à plus tard le soin de
les trier et de les ordonner en volume.
Lorsqu'il s'y met, en 1956, dans la villa Cabra d'Or qu'il occupe
à Vence, il lui reste peu de temps pour mener à bien une entreprise dont
il ne verra pas I'achèvement. Le Menuet sera publié de
façon quasi confidentielle à la fin de 58, plus d'un an après sa mort,
par les soins de ses amis réunis en association.
La matière n'en diffère guère de celle des ouvrages précédents. Ni le
ton. Dans ce troisième tome, il revient, à la lumière des événements
récents, sur ses thèmes de prédilection. Non seulement il n'a rien
abdiqué de ses convictions, mais le lustre qui s'est écoulé les a
plutôt renforcées. Céline y occupe une place de choix, mais non la
place essentielle. Seules deux de ses lettres sont reproduites en fin de
volume. Tout ce qui était caduc a été supprimé au profit d'une
réflexion rétrospective qui donne à l’ensemble des allures de
testament.
On y trouve aussi, à peine retouché, un texte écrit et publié en 1950,
en préface au Mensonge d'Ulysse de Paul Rassinier et que celui-ci
jugea bon de faire disparaître des éditions suivantes de son livre. Il
serait impensable de l’écrire aujourd'hui pour des raisons que le
lecteur comprendra sans peine.
Tel qu'il est, c'est un bon exemple de l'extrême liberté de ton de Paraz.
De son incurable témérité. Enfermé depuis Le Gala dans une
défroque d'énergumène qui a fini par lui coller à la peau, il manie,
au mépris de toute prudence, l'outrance et la provocation. Peu lui
importent les conséquences, et que la bannière sous laquelle il s'engage
soit des plus douteuses. Seul compte le plaisir du défi.
Voici donc, réunis pour la première fois en un seul volume, Le Gala
des vaches, Valsez saucisses et Le Menuet du haricot. Un tel
avatar est dans la nature des choses : les trois œuvres appartiennent à
la même veine. Elles se succèdent chronologiquement, sans réelle
solution de continuité. Elles participent de la même entreprise, celle
d'un écrivain si assuré dans ses convictions qu'il se dresse seul contre
tous – ce qui suppose, outre de l'inconscience, une bonne dose de
naïveté.
Ce triptyque constitue sans aucun doute la partie la plus originale de son
œuvre. Comment le définir ? Journal intime ? Chronique d'une époque ?
Essai ? Pamphlet ? Il procède de tous ces genres sans se laisser définir
par aucun.
Pour la première fois, Paraz ne se croit pas tenu de se couler dans un
moule. Il laisse sans contrainte courir sa plume. Il n'imite personne,
donnant libre cours à un style qui séduit par son naturel, sa fluidité,
son apparente spontanéité. Un style marqué par le classicisme et
toutefois étonnamment moderne. Vivant, nerveux, sans être jamais
débraillé. Dans tous les registres, une langue à la fois riche et
précise. Et l’humour, constant, multiforme, pour donner à l'ensemble
une saveur particulière.
Voilà pourquoi ces textes ont conservé toute leur fraîcheur. On les
lira comme les témoignages rares d'une amitié littéraire, d'une
admiration vécue quasiment jusqu'au sacrifice. Et aussi comme des
documents irremplaçables sur une époque déjà lointaine. Une époque
troublée, certes, incertaine, mais où il était encore possible de
penser par soi-même, au risque de se fourvoyer, sans être contraint de
rejoindre, de gré ou de force, le troupeau.
Jacques ABOUCAYA
Préface extraite de Albert
Paraz, Le Gala des vaches, Valsez saucisses, Le Menuet du haricot,
Éd. L’Âge d’Homme, coll. " Au cœur du monde ", 2003,
490 p.
Disponible auprès du Bulletin
célinien, 29 € franco.
De Paraz sont également
disponibles, chez le même éditeur, deux romans mythiques et
envoûtants, Vertiges et Remous. Ainsi que la remarquable
biographie de Jacques Aboucaya, Paraz le rebelle, introduction
idéale à la personnalité et à l’univers de l’écrivain.
En avril 1996, Le Bulletin célinien a consacré un numéro
spécial à Paraz.
Sommaire : " Paraz l’unique " (Jean-Paul Angelelli) ; "
Le souvenir d’Albert " (Robert Poulet) ; " J’ai une dette
envers Albert Paraz " (Alphonse Boudard) ; " Albert Paraz et
le cinéma " (Frédéric Saint-Jours) ; " Paraz - Céline
" (Pierre Monnier) ; " Dernière rencontre avec Paraz "
(Paul Sérant) ; " Les chroniques radiophoniques " (Jacques
Aboucaya) ; etc.
Prix : 6 €, frais de port
inclus.
Signalons qu’un site
Internet lui est partiellement consacré :
http://www.excentriques.com.
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