Les Beaux draps [1941]

    Depuis que les folles anticipations de Bagatelles pour un massacre et de L'École des cadavres se sont réalisées point par point, on attendait le rentrée en scène de Céline. Que pensait Bardamu de l'immense désastre français, à l'aube duquel le ricanement désespéré de ce faux cynique avait prophétiquement retenti ? On se le demandait avec perplexité. La réponse est venue sous la forme d'un nouveau pamphlet, intitulé Les Beaux draps, pamphlet où se manifestent une fois de plus la richesse d'imagination de l'auteur, sa puissance verbale et son inaptitude complète au raisonnement, même élémentaire.
    Le livre commence par de fantastiques sonneries de trompettes, où résonne lugubrement le "Je l'avais bien dit" de Jérémie. Au-dessus de ces trente pages incohérentes, encore qu'admirables, flotte le même sentiment qui s'exhale du Tuba Mirum de Berlioz. Une allégresse d'ange exterminateur. Un entrain de spectre au sabbat; l'enthousiasme des malédictions accomplies. Pourtant quelque chose manque à cet état d'âme à la fois sublime et effrayant. Sans contredit, le malheur des Français atteint profondément Céline : c'est le sang des sacrifices inutiles, c'est la sueur des vaines angoisses, s'épanchant de millions d'êtres innocents, qui montent à la tête de cet espèce de faune, jusqu'à le faire tituber et le faire délirer sous nos yeux. Mais on dirait que le malheur de la France le laisse totalement indifférent.
    Déjà, au cours de ses diatribes précédentes, la pure vibration du patriotisme – perceptible même chez Vallès, chez Jaurès – ne se faisait guère entendre. Il est clair que le grand poète à qui l'on doit le Voyage au bout de la nuit ne sent les réalités de son époque que d'une manière tout à fait étroite ou bien d'une manière tout à fait large : pas de milieu. Sur le plan du quotidien, ou bien sur le plan de l'universel et de l'éternel; jamais dans l'entre-deux. C'est un homme pour qui la chose politique n'existe pas : on l'a bien vu lorsqu'il a prétendu (dans Bagatelles) résoudre à sa façon le problème européen.
    Une épouvantable atmosphère de puérilité – on s'en souvient – flottait sur ce ramas de "vues" à la Calino où sautaient pêle-mêle, comme des bulles dans un vermouth-cassis, les noms de Disraeli et de Jeanne d'Arc, de Richelieu et de Charles le Chauve... À la fin des Beaux draps le même Savonarole-carabin donne de même un aperçu de son socialisme personnel, lequel consiste essentiellement à fixer un maximum et un minimum aux appointements et salaires de tout un chacun. Il paraît que la félicité régnerait sur la terre si les revenus des citoyens s'échelonnaient, une fois pour toutes, entre 50 et 100 francs par jour ! Ajoutez à cela diverses innovations concernant l'éducation des enfants, lesquelles rappellent en plus simpliste les plus désarmantes extravagances des philosophes pré-romantiques à la Rousseau. On aura tout vu, même Bardamu baguenaudant vertueusement dans le jardin d'Émile !

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    Le troisième point de l'Évangile célinien concerne, bien entendu, le méchant Isaac Laquedem ! À mon avis, un des premiers soins des personnes chargées de régler son compte au judaïsme international devrait être de fermer l'oreille aux vociférations des drumonticules de faubourg dont notre Louis-Ferdinand n'est que le plus fort en gueule : superbe, entendez-moi bien ; plein de verve, d'éloquence, de trouvailles !... Hélas, ces qualités exceptionnelles pourraient bien dégoûter des causes antisémites quantité de lecteurs étourdis, enclins à croire, sur la foi du maladroit pamphlétaire, que cette cause est inséparable d'une niaiserie à toute épreuve. Or, le plus grand service que l'on puisse rendre à l'impérialisme juif, c'est d'exagérer systématiquement les griefs que l'ordre occidental, que la civilisation blanche, que le précieux équilibre humain sont en droit de nourrir à son endroit.
    Il y a une mesure dans l'indignation, une sérénité de la vindicte, sans lesquelles on ne fait que changer de plateau les faux-poids de l'injustice. De cet effort vers le sang-froid, l'auteur des Beaux draps s'avère – vous vous en doutiez – bien incapable. Chercher des nuances dans son discours serait attendre d'un bison furieux qu'il écossât des petits pois. Admettons que le galop désordonné de cet animal a du moins la vertu d'animer le paysage et de faire trembler la terre. Là où Céline vient de passer, on trouve plus qu'idées en pièces, vérités ébréchées, états d'âme minutieusement piétinés. Mais cette dévastation a sa grandeur.
    Notre littérature manquait de fauve depuis la grande acclimatation du dix-septième siècle. Après avoir relu Molière et Vauvenargues, c'est avec soulagement que l'on voit se heurter, se briser les uns contre les autres, se mettre à tournoyer telles des feuilles mortes au vent d'octobre les mots de notre langue; ces mots placides qui se disposèrent si longtemps avec coquetterie autour de la prose et des vers, comme les boucles de la perruque de Trissotin. Cependant, on aurait tort de prendre l'énergumène Céline pour un authentique paysan du Danube. De tous les styles dont le vingtième siècle français a composé sa carte d'échantillons, il n'en est peut-être pas de plus savant. Un sévère contrôle, dissimulé sous la feinte négligence du tribun populaire préside à ces jaillissements de borborygmes. Soyez certain que le moindre point d'exclamation y fut l'objet de débats intérieurs auprès desquels les grandes manœuvres du gueuloir flaubertien ne sont que petites manières et menus scrupules. Quand Bardamu lâche le mot de Cambronne, il sait fort bien ce qu'il fait; tout aussi bien que P.J. Toulet risquant un plus-que-parfait du subjonctif.
    C'est d'ailleurs le motif pour lequel le deuxième tiers des Beaux draps suscite une telle déception qui s'aggrave de page en page. De toute évidence, on a affaire à des mécanismes qui tournent à vide; l'inspiration ne suit pas. Ayant crié une bonne fois ce qu'ils pensent de l'armée Gamelin, du gouvernement Reynaud, du bellicisme, de la jactance radiophonique, de l'hypocrisie en général, des auditeurs de Radio-Londres et des ci-devant qui prétendent monopoliser la "collaboration" avec l'Allemagne, notre astucieux rhéteur est sur le point de rester court. Alors, que voulez-vous, il se répète; il se force; il se délaye lui-même dans sa propre colère.
    Déjà L'École des cadavres paraissait un deuxième état de Bagatelles pour un massacre : moins réussi, comme d'usage. À maints points de vue, on nous répète aujourd'hui l'essentiel de la répétition. Le bout de la nuit n'était donc pas le vrai bout; réflexion faite, il y avait encore par-ci par-là des coins d'obscurité et des zones de ténèbres, où le héros, déguisé maintenant en conférencier mal embouché, mènera par deux fois son public. Pour ne rien lui cacher, on commence à bâiller discrètement dans la noble assistance, malgré les éclats de voix du cicérone. Telles sont les disgrâces du paroxysme : il faut toujours qu'il trouve un autre paroxysme où s'alimenter; en outre, on le voit assez tôt en peine de superlatifs.
    Ce qui sert Louis Ferdinand Céline – "essayiste", Dieu me pardonne ! – c'est l'opulence de son vocabulaire et la variété de sa syntaxe : voilà un homme, comme disait le baron de la Campine, qui a plus d'une tournure dans son sac. Ce qui le dessert, c'est ce qu'il faut bien appeler son inintelligence. D'autre part, il y aurait un volume à écrire sur la sensibilité bizarre qui se fraie un passage à travers tant de violences, de grossièretés et de jeannoteries calculées. Au vu de Mort à crédit, qui contient des passages bien caractéristiques à cet égard, je tiens l'ours le plus mal léché de nos lettres contemporaines pour un enfant et, qui plus est, pour un enfant capricieux et sentimental, lequel voudrait bien, après avoir "tout cassé" dans sa nursery au grand scandale de tout le voisinage, être pris au sérieux une minute, comme une grande personne véritable.
    C'est sur un ton d'une timidité impayable qu'il se risque, de temps en temps, à glisser des remarques "positives", à jouer les penseurs profonds et "constructifs". Par exemple, oyez ce que ce frénétique écrit de la haute politique internationale : "Si l'on rapprochait vraiment il faudrait travailler ensemble, sans fraude, sans chichis, sous discipline, méthodiquement, recréer l'Europe". Etc. On croirait entendre M. Pertinax, à la thèse près. Quant à la psychologie bardamesque, elle ne porte pas cette prétention plus loin que Jérôme Paturôt ne portait sa "critique impitoyable". Voici, par exemple, un morceau de synthèse hardie, découpé dans Les Beaux draps : "Les damnés de la Terre, d'un côté, les bourgeois de l'autre, ils n'ont au fond qu'une seule idée, devenir riche ou le demeurer, c'est pareil au même, l'envers vaut l'endroit, la même monnaie, la même pièce, dans les cœurs aucune différence. C'est tout tripe et compagnie. Tout pour le buffet. Seulement en a des plus avides, des plus coriaces, des plus fainéants, des plus sots, ceux qu'ont de la veine, ceux qui l'ont pas. Question de hasard, de naissance. Mais c'est tout le même sentiment, même horreur". Etc. Soit Clément Vautel revu par Jehan Rictus !

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    Par bonheur, une fois alignées les quatre mille lignes tirées de ce fonds, le candide moraliste en bras de chemise se dit in petto que ça ne doit pas être suffisant, que les badauds, rassemblés par sa réputation de prophète furibond et de mauvais garçon dont la "marmite" est une des neuf muses, n'en ont pas pour leur droit d'entrée. Alors, sans autre transition, le registre change; on passe des "considérations sur les mœurs" au lyrisme et à l'épopée chez le bistro, dont deux romans magnifiques et indéfendables nous ont dévoilé jadis la splendeur inattendue. On ne sait pas si la fin des Beaux draps est ratée ou réussie, belle ou laide, absurde ou raisonnable : mais c'est du vrai Céline; tandis que le reste du bouquin, à part quelques feuillets isolés, n'est que du Bouif en délire.
    Pour Dieu, qu'on empêche l'archange forcené et déguenillé de Mort à crédit d'abandonner ainsi à tout bout de champ l'entre-ciel et terre où, par deux fois, battirent tumultueusement ses ailes ! Qu'on oblige Ferdinand l'enragé, Ferdinand le crucifié, à se cantonner exclusivement aux pays des histoires. Devant le tribunal de l'actualité cet étrange garçon avait à déposer cinq minutes sur un point de détail, voilà qui est fait, refait et re-refait. Cela suffit, le siège est éclairé; faites entrer le témoin suivant ! Et que l'obligeant Baradamu soit rendu à sa fonction naturelle, laquelle consiste à sécréter de la poésie narrative au milieu d'un énorme dégagement de fumée et d'une horrible puanteur.
    À ce prix, la tradition de Balzac sera relevée; un successeur lointain, mais légitime, fera renaître chez nous l'esprit de Rabelais, l'esprit de Mathurin Régnier -, et celui de Victor Hugo, que l'art célinien rappelle par plus d'un aspect, si singulier que cela puisse paraître; la littérature française aura peut-être un émule à opposer, dans son genre, aux Thomas Hardy, aux Bjørnstjerne Bjørnson, aux Léon Tolstoï. Pour une fois que nous tenons un homme de génie, ne le lâchons plus; obligeons-le à faire son métier, non celui d'Auguste Comte ou celui d'Hippolyte Taine.
    Mais peut-être est-ce là précaution superflue. Peut-être l'homme de génie a-t-il tout dit. Peut-être n'y a-t-il plus devant nous, à la place où il vomit naguère ses flammes et ses laves, qu'un inoffensif entrepreneur d'invectives dont l'ardeur ne se réveille plus ou moins qu'à la vue d'un paire de pieds plats et d'un nez crochu : "Kss, Kss ! Voilà le Juif !" Suit un maigre jet de matières fécales en ignition ... Fort bien. Mais le phénomène s'est déjà produit trois fois ! Même si, par ailleurs, le bardamisme est complètement à bout de souffle, il conviendrait de mettre fin le plus tôt possible à ce petit exercice volcanique.

Robert POULET, Le Nouveau Journal [Bruxelles], 20 mars 1941