Le premier des bateleurs
Quos ego... Je cède à mes
goûts musicaux en commençant par cette expression virgilienne. Elle fut classiquement
employée par les plus grands, et un Céline en fit même la principale figure de son
style haletant. Assurément, elle nest plus utilisée ni comprise, raison
supplémentaire de la reprendre. Quos ego... Vous que je... est lexemple le
plus célèbre de la réticence, figure de rhétorique suivie de points de suspension, qui
consiste à sarrêter soudain pour mieux faire entendre ce qui nest pas
prononcé ; et certes, dans notre époque vulgaire et vomitive, sans retenue et sans
intelligence, une si subtile réserve nest plus de mise. Quos ego...
Virgile mettait cette apostrophe inachevée dans la bouche de Neptune cessant brusquement
dengueuler les vents qui sétaient levés sans son ordre. Pour moi,
jattaque ainsi, et je suspends lattaque, tandis que mes propres flots se
déchaînent hors de moi : Quos ego... sed motos praestat componere fluctus.
Vous que je... Vous quen vain jai tant soulevés...
Dans ce chapitre tempétueux qui en appelle aux pamphlétaires et aux prophètes de la
décadence, je me retiens, je ne menivre pas, je mefforce de rester sobre. Pas
question, ici de boire en Suisse, puis dexpectorer avec un acharnement
mélancolique, à lAmiel. Je laisse à lHelvète les tourments dune
philosophie pessimiste pour touristes de lâme. Lintrospection, examen
superficiel et regard gênant, besogne dinspecteur des renseignements généraux ;
une triste époque ressentie en soi-même, lie du sentiment. En lespèce, les fameux
ressorts de lâme humaine me semblent juste bons pour des penseurs genevois ou pour
des analystes proustiens. Autre est ici ce que je comprends par lâme, autre travail
est mon horlogerie. Quand les mouvements de la mécanique humaine et ceux de la mécanique
terrestre entrent dans cette synchronisation que rendrait nécessaire la fiabilité de
notre fin de siècle, le temps à retrouver nest certes pas dans Proust. Ce temps,
cest lère.
Devant un tel enjeu, les spaghettis proustiens à la sauce salon
me paraissent lexemple même du mauvais plat du jour, bien quun amateur de
bonne littérature comme Léon Daudet ait fort apprécié ce jeune homme qui était avec
lui un habitué du café Weber. Au moins, à mon goût, le souffreteux cracheur de
la filandre aura-t-il fini dembobiner la littérature romanesque, et seul un Céline
réussira à renouveler le genre en habillant dintrigues désordonnées et de
personnages extravagants une inspiration dont le plus soufflant se situe en zone
interdite, dans les pamphlets.
Cet écrivain était voyant, la postérité le reconnaît,
admirative de lanarchisme où elle se retrouve et où lastucieux médecin
cachait les raisons de son diagnostic. Mais les contemporains sétranglent devant le
procureur. Voile mis sur les pamphlets, luvre romanesque est unanimement
reconnue comme géniale, et lon salue le prophète pour exécrer le polémiste,
comme si le souffle du premier nétait pas aussi dans linspiration du second.
Pour moi, ce visionnaire célébré dans le vague des choses apocalyptiques, je le vois
dabord dans ses diatribes, et lon sait que celles-ci sont dirigées contre les
juifs, avec une verve qui excède largement les réalités désolantes. Limitées dans le
temps, expliquées par la guerre qui avait blessé le sabreur dans sa chair, justifiées
par lannonce de la récidive où il serait finalement condamné à les taire, les
fureurs de Céline se situent entre 1937 et 1941, entre lannée où jaillit
linvective, après 14 et avant 39, et celle où elle se meurt.
Avant 1937, aucun écrivain navait pu répondre avec une
telle démesure à cette puissance qui navait pas encore passé la mesure. Après
1941, a fortiori après 1945, personne ne le pourrait plus. Ces quatre années
céliniennes ont été les seules dans lhistoire de la littérature, nous disons
bien littérature, où purent sexprimer avec tellement de force de telles fureurs.
Avant, elles nauraient su atteindre ces sommets, après ce serait forcément le
silence. Soudain lholocauste avait produit lautodafé des uvres à venir
dans ce courant devenu océan, un océan de flammes où nul ne se risquerait plus. Mais
sagissant de Céline, que lon ne confonde pas la cause avec leffet, le
constat avec le crime, la dénonciation du mal avec lappel au meurtre ! Le prophète
nest pas linstigateur des événements quil précède.
Céline nest pas responsable de la guerre, quil
combat, ni de ses violences, quil traduit. Il est dautant plus étranger aux
conséquences extrêmes de la situation, dont il a dénoncé les perversités premières,
que le choix démentiel de " la solution finale " est postérieur à son ultime
pamphlet ; et dautant plus étranger quantérieurement Himmler,
léleveur de poulets je parle de sa première profession, non pas de la
seconde ne sest certainement pas inspiré de Bagatelles pour un massacre.
Céline nétait pas Hitler, même si, lors dune soirée unique et fameuse à
lambassade dAllemagne à Paris, avec son ami le peintre montmartrois Gen Paul,
lécrivain avait si bien singé le chancelier. Je reconnais que lécrit est
une arme dangereuse et que le poète emporté contre son époque peut à juste titre subir
la peine capitale, comme le porteur de mauvaises nouvelles dans lAntiquité. Tout de
même, notre barde nest pas un courrier !
En cette matière dantisémitisme, fort encombrée depuis la
fin du XIXe siècle, Céline, parangon à part, jouait avec sa proie comme
personne auparavant, ni personne au même moment. En 1937, quand il fait irruption dans le
genre, il nest pas le seul écrivain à sy jeter. Par exemple, cette
année-là, un Jouhandeau y va de son brûlot, avec une flamme qui lèche tous les aspects
de la question, mais lexcellent conteur de Guéret na nullement la dimension
celtique du barde Céline. Il faut dire que 1937 était une année favorable à
linvective, quand Blum avait été porté au pouvoir par le Front Populaire. Le
sémillant auteur de lessai intitulé Du Mariage, Blum donc, Léon Daudet,
brillant portraitiste, lavait déjà vu du temps de leur commune jeunesse en "
sémite jouant les jolis garçons avec un chapeau mou à lartiste ", car
lautre Léon tenait alors la critique littéraire à la Revue Blanche.
Là encore, Daudet, antisémite amusé, est à comparer avec
Céline. Le premier se laisse emporter par la littérature, dailleurs avec talent ;
le second emporte la littérature, et ce monde-là, il le crée, avec une telle veine
quil reste toujours vrai, aurait-il tout faux. Le premier portraiture ceux
quil exécute avec une férocité joyeuse, il travaille allègrement sur le motif;
le second est tout entier à son inspiration. Le premier croque, il est un peintre ; le
second dévore, il est un poète de grand appétit. On dirait volontiers que Céline fut
lunique écrivain de la littérature antisémite. On dirait aussi que
limpossible sujet nétait traitable quà ce niveau dexagération
et dexaspération. On dirait même que Céline est entré dans la peau de ceux
quil pourfend et quil vaticine comme eux. Les juifs ne sy tromperont
pas, et ils apprécieront celui qui a été contre eux le plus fort, comme sil avait
été des leurs. Lorsque, excitant leur colère et éclairant leurs sentiments,
sintroduit chez eux un chandelier, pour reprendre ce terme de la comédie amoureuse,
ils ont sur ce chandelier-là un septième sens.
Personne ne fit si bien que Céline en ce domaine, auquel il a
donné ses lettres de noblesse, si jose dire, car la dangereuse région est dans
lensemble dune consternante bêtise et dune abominable vulgarité. Nous
ajouterons que personne ne le refera plus, à moins que linterdiction légale de
relire ce Céline-là naboutisse à leffet inverse et ne semble une sommation
légitime à le refaire ; cela susciterait des aèdes excités par lukase, mais
jen doute : lamollissement général et lencadrement des esprits ne sont
pas propices à linspiration forte. En tout cas, rien que la mise à lindex
des pamphlets céliniens en prouverait la puissance et pourrait provoquer leur
renaissance, sinon leur explosion selon le principe de la machine à vapeur ou du fusil à
pompe. Il faut voir avec quelle mine gênée, quelles circonlocutions, quel accablement
devant ce qui ne pouvait être quaccès de folie, les innombrables commentateurs de
Céline escamotent ou embrouillent cette partie pourtant inséparable de son uvre.
Et lui-même...
On comprendra quici jutilise la fameuse réticence...
Cette littérature joyeusement écurée fut évacuée par son auteur lorsque les
événements lui donnèrent tort ou bien raison, selon le point de vue. Au mieux, elle
naurait été quun constat inutile, quune colère impuissante,
quune violence dérisoire ; au pire, quune dramatique, quune
épouvantable imprudence. Placé devant le reniement, au pire, devant loubli au
mieux, le Céline des chefs-duvre de laprès-guerre, à mon sens les
plus réussis, parvient à rester lui-même en se coupant de la source la plus
torrentielle de son inspiration. Sans doute le laissa-t-on sexprimer de nouveau,
dès lors que cet anarchiste ou cet énergumène prouvait la vanité de ses attaques et
létendue de la défaite, la sienne et celle du monde que lon voulait abolir.
Un prophète de malheur plaît aux profiteurs de la décadence.
Que les cibles soient rassurées, elles ont de quoi lêtre,
et elles le savent ! En se hissant, elles ont émoussé les flèches et interdit les
balles. Tirer mollement des projectiles dexercice dans le mille des millénaires est
devenu inutile en demeurant dangereux. Alors, ne pensons plus, nattaquons plus
personne sinon les vaincus, ne saluons que les vainqueurs. Lucien Rebatet, lauteur
de ces Décombres grandioses comme des cités détruites, raconte là-dessus une
anecdote pleine de saveur et de prémonition. À Paris, sous lOccupation, lors
dune réunion antisémite, honteuse et ridicule, quelque vieil imbécile tonnait à
la tribune contre " la bêtise juive ". On entendit alors clamer au fond de la
salle : " Et la connerie aryenne, quest-ce que vous en faites ? "
Cétait Céline.
Les vainqueurs de loccupation nouvelle seraient aussi
hargneux que les collaborateurs de la précédente. Il y eut une législation
dexception, sélectionnant la liberté de penser et de sexprimer, cet
attrape-nigaud. Légalement contre la race élue, aucun trait nétait permis,
accessoirement contre les races jugées inférieures, et ce rapprochement de lune
avec les autres ne manque pas de sel célinien. Aucune réflexion sur la question juive
nétait autorisée, à moins dy donner une réponse collaboratrice, comme le
fit en 1946 Sartre, qui sagitait dans son bocal parisien, on le sait, cette année
où Céline se rongeait dans sa prison danoise. Sinon de cette manière sartrienne, la
question ne serait pas posée, ainsi quil avait été dit lors dun célèbre
procès. Sur linterrogation majeure suspendue sur notre civilisation depuis son
commencement, aucun esprit libre ne se pencherait plus, quitte à tomber dans
lesclavage exquis des idées reçues. Autrefois, la plume était serve,
aujourdhui la servitude sest étendue à la pensée. La plume et la pensée
non serves de Céline nauront donc pu grincer que dans un court intervalle de
lhistoire. Le poète du verbe acharné est maudit pour cet acharnement-là,
nempêche quil a jeté sa pierre, lancé ses flèches, tiré ses balles ; dans
ce tir au jugé, ces rafales reprises au plaisir du tireur, nul ne fera plus comme lui,
pour la raison quil a été le meilleur de tous les temps et quil le restera
par la force des choses. Littérature à lestomac, littérature du
haut-le-cur, mais littérature, quoi quen disent avec une répugnance comique
les traités ou les dictionnaires. Contre son objectif, avec le même génie désordonné
que dans le reste de son uvre, Céline gueule ou dégueule si fort que
lanathème atteint le surnaturel et je dirai la sublimité.
Nul nexposera plus " le problème juif " comme
Céline, cest non seulement impossible, mais surtout démodé, cest aussi
défendu et ce serait superfétatoire. Il est certain quon ne pourrait plus le faire
après le massacre quavaient annoncé et dénoncé les Bagatelles
céliniennes : massacre imminent des peuples et des hommes. Il faut en son temps replacer
la leçon de 1937, qui reprendrait, lannée suivante, à LÉcole des
cadavres. Les Beaux draps de 1941, le plus désolé de la trilogie, et parfois le plus
comique, jetteraient le voile de la défaite sur tout cela. Luvre polémique
finit dans une angoisse ricanante ; elle avait commencé dans une férocité allègre. Bagatelles
pour un massacre est un titre éclatant de justesse et de drôlerie ; les bagatelles
sont des tours de bateleurs, on ne connaît guère le sens propre de ce mot, si lon
sait ce que fut le massacre, et celui que lauteur prophétisait, et celui auquel il
se livrait. Mais qui furent les bateleurs ? Le ballet célinien et bouffon de La
Naissance dune fée si curieusement placé en ouverture du pamphlet, laissera
les imaginations danser. Lauteur est le premier des bateleurs du grand spectacle
auquel nous assistons encore.
Philippe HÉDUY, © Éditions Godefroy de Bouillon
Note
Ce texte est extrait du livre posthume de Philippe Héduy, 2000 ans après. LÈre chrétienne est notre temps, Éditions Godefroy de Bouillon, 342 pages.