Censure sur Internet

Comme on le sait, les fameuses satires céliniennes — appelées improprement « pamphlets », terme qui désigne, selon le dictionnaire, un texte court — ne sont pas rééditées. Non pas en raison d’une quelconque censure mais parce que Lucette Destouches s’y oppose, tenant à respecter la volonté de Céline qui, après 1945, ne voulait pas que ces textes fussent republiés. Dans les romans d’après-guerre, les titres des livres concernés (Mea culpa, Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres et Les Beaux draps) ne figuraient même plus sur la page «Œuvres du même auteur», à la différence, par exemple, de Rebatet qui signalait, lui, ses Décombres.

   Cette position a toujours été celle de Lucette Destouches, approuvée par son conseil,  François Gibault. Lequel estime, comme elle, qu’il s'agit de livres de circonstance ayant, après la guerre, pris un sens bien différent de celui qu’ils avaient lors de leur parution.

   Tout le monde n'est évidemment pas d'accord avec cette attitude. Ainsi, Pierre Assouline, peu suspect de complaisance envers ces textes : «L’argument du respect de la volonté de Céline, je n’y crois pas. Si Max Brod avait respecté celle de Kafka, les deux volumes de la Pléiade auraient l’épaisseur d’un “Que sais-je?”. Et on n’a pas à regretter ou à ne pas regretter que Céline ait écrit des pamphlets. Il les a écrits».

   Par ailleurs, l'attitude de l'ayant droit est loin d'être monolithique puisque la réédition de Mea culpa (certes uniquement anticommuniste) a été autorisée à plusieurs reprises, ainsi que les lettres aux journaux de l'Occupation, la préface à la réédition de L’École des cadavres, etc.

   Quoiqu'il en soit, une chose est claire: si la réédition (clandestine ou non) de ces textes est prohibée et passible de poursuites, il n'est nullement interdit, sur le plan légal, de vendre les éditions originales de ces textes, soit en librairie, soit sur Internet. En effet, ces titres ne font pas l'objet d'une interdiction (de vente, d'exposition ou de circulation) émanant du Ministère de l'Intérieur.

   Or, on se souvient qu'en 1994, le MRAP avait décidé de poursuivre en justice les bouquinistes parisiens chez lesquels il avait découvert des publications considérées comme «interdites pour cause d’incitation à la haine raciale», dont les brûlots céliniens. Accompagnés d'un huissier, des militants de ce mouvement firent l’acquisition de livres prétendument interdits. Le MRAP se proposait alors de demander au ministre de l’Intérieur quelles mesures il comptait prendre pour empêcher la vente de ces ouvrages. Or, la loi condamnant l’incitation à la haine raciale n’étant pas rétroactive, la vente de ces livres (notamment) de Céline est donc parfaitement licite.

    Il n'empêche qu'à l'époque, le Syndicat des bouquinistes professionnels déclara approuver totalement l'initiative du MRAP. Autre manœuvre d’intimidation  : celle, prise à la même époque, par la Mairie de Paris qui délivre, rappelons-le, les licences des bouquinistes sur les quais. Dans une lettre qui leur était adressée, la Mairie rappelait aux bouquinistes qu'ils devaient faire preuve de «la plus grande vigilance concernant de tels ouvrages à connotation raciste dont la diffusion et la vente seraient, en application des articles 10 et 12 de l’arrêté municipal du 1er octobre 1993, passibles de sanctions pouvant aller jusqu'au retrait définitif de [leur] autorisation». Et d’enfoncer le clou en précisant que «ces sanctions seraient, en outre, indépendantes des poursuites judiciaires qui pourraient être, en ce domaine, engagées par le Préfet de Police».

    Aujourd'hui, c'est la vente sur Internet qui est visée : en 2002, dans sa revue Le Lérot rêveur, Jean-Paul Louis a reproduit  en fac-similé la liste des «non désirés sur chapitre.com», un site Internet de vente d’ouvrages (neuf et occasion). Cette liste reprenait divers ouvrages révisionnistes, ainsi qu'une série de livres de Maurice Bardèche, Roger Garaudy, Lucien Rebatet, Edouard Drumont, Léon de Poncins... et, bien entendu, Céline, pour les trois livres incriminés. Commentaire de l'éditeur de cette revue: «On pourrait sans mal démontrer que Drumont et Céline font partie du patrimoine littéraire pour l’ensemble de leur œuvre, mais à quoi bon ? ».

    Récemment, Emmanuel Ratier, dans sa lettre d'informations confidentielles Faits & documents, a révélé qu'un autre site Internet de vente d'objets à prix réduits ou d'occasion, Price Minister, exerce la même censure vis-à-vis de ces ouvrages de Céline. La revue reproduit, également en fac-similé, une lettre émanant d’un responsable de cette entreprise adressée aux partenaires professionnels de Price Minister leur enjoignant de retirer ces ouvrages de leur liste. Extrait de ce courrier: «[Ces] livres suscitent de violentes réactions de la part d’utilisateurs ou d’associations, et nous avons pris le parti de simplement retirer ces livres du site plutôt que de rentrer dans une discussion polémique sur le contenu de chacun de ces ouvrages». Curieusement, la liste est la même que celle diffusée en 1994 par les responsables de Chapitre.com. L'initiative de cette censure ne provient donc pas de tel ou tel site mais d'une autorité, de toute évidence, efficace ou soumise à des pressions qui ne le sont pas moins.

 

Marc LAUDELOUT

Notes

 

1. À  plusieurs  reprises,  Le  Bulletin  célinien a   abordé   cette  question.  Voir  notamment: M. Laudelout, «Tout Céline ?», n° 27, novembre 1984, pp. 3-4; «Autodafé», n° 140, mai 1994, p. 7;  «Sur  les  quais»,  n° 151,  avril  1995, p. 12; M. Laudelout, «Difficile censure de Céline», n° 152, mai 1995, pp. 5-6. Voir aussi: Éric Biétry-Rivierre, «Le marché parallèle de ses pamphlets antisémites. Le second scandale Céline», Le Figaro, 29 novembre 1994.
2. «Vrac», Le Lérot rêveur, n° 61, août 2002, pp. 40-42.
3. «Censure sur Internet», Faits & documents (BP 254-09, 75424 Paris Cedex 09), n° 206, 1er au 15 décembre 2005, pp. [1]-2. La circulaire est ainsi titrée : «Voici la liste des livres non souhaités sur priceminister.com». Commentaire d’Emmanuel Ratier : «Il suffit de lire le courriel pour constater que son titre est totalement faux puisqu’il ne s’agit nullement d’un conseil, d’un avertissement ou d’un souhait, mais bien d’un ordre absolu. Les livres ne sont pas seulement “non souhaités” mais “simplement retirés” du site. On appréciera le “simplement” pour un pur acte de censure. (…) L’unique explication fournie est : “Certains titres font l’objet d’interdiction de diffusion, d’autre part, leur caractère polémique suscite de nombreuses plaintes de  la part de nos utilisateurs”.  En premier lieu,  il n’existe  pas d’ “interdiction de diffusion”. Les trois uniques interdictions dépendant du Ministère de l’Intérieur ou de la Justice sont l’interdiction d’exposition aux mineurs, l’interdiction de publicité et l’interdiction de circulation. Par ailleurs, si l’un de ces ouvrages (ou d’autres) faisait précédemment l’objet d’une ou de plusieurs interdictions, on s’étonne que les responsables de priceminister n'aient pas réagi plus tôt car, en cas de plainte, ils auraient été condamnés comme complices».