L.-F. Céline :
pour le délivrer des céliniens
Quel retour et quelle revanche de la littérature ! Il n’y en a plus que pour Céline sur l’étal des librairies et dans les gazettes de gauche. Les bouquins pleuvent ( de lui et sur lui ), les pages succèdent aux pages pour célébrer son génie.
C’est à se demander si l’on n’a pas
la berlue et si le siècle n’endosse pas une autre mémoire. À la Libération, on
flanquait à la poubelle les manuscrits de Céline. Celui qui, à l’époque, aurait
réédité le Voyage se serait fait soupçonner de vouloir rallumer les fours
crématoires. On ne touchait qu’avec des pincettes à ces feuillets puants.
C’était l’hygiène du temps.
Les années passèrent, mais la proscription continuait à promulguer
son décret. Nimier dut employer des ruses diaboliques pour que D’un château
l’autre sortît de la clandestinité, prenant le risque du scandale et offrant
sur le plateau de L’Express la réaction hitléro-nippone au progressisme
moralisateur.
Quand Céline mourut, la critique littéraire n’eut aucun geste
d’embaumeur et la badauderie ne se pressa pas autour du catafalque. Le corbillard des
pauvres et les funérailles de Mozart : on portait en terre la charogne d’un maudit.
Une dizaine d’amis autour de la fosse, on montrait du doigt cette canaille, avait-on
idée de saluer le cercueil de Céline le jour de l’apothéose posthume
d’Hemingway ?
On en a parcouru du chemin depuis cette absoute à la sauvette.
Aujourd’hui, l’éloge fuse de partout, y compris des clans où l’invective
populacière était la pratique courante et mécanisée. Il n’y a plus que
Bernard-Henri Lévy pour soutenir que Céline, littérairement, était un moins que rien,
parce que vous savez bien, camarades, qu’un facho ne peut être qu’un écrivain
nul et non avenu. À la quasi-unanimité, la confrérie est plutôt d’avis que
l’on se trouverait en présence de quelqu’un de l’importance de Proust.
Le siècle vingtième, selon les augures qui pensent bien et qui jugent
selon le sens de l’histoire, a enfanté deux génies romanesques, au style singulier
et souverain. Avec le premier, les mots se lovent et s’étirent ; avec le second, ils
tressautent et ils dansent une drôle de bamboula. Voilà la consigne, et la mode y
obtempère.
Proust n’a pas souffert des révélations du venimeux Painter.
L’anecdote d’une vie – d’une vie parallèle – ne pèse
d’aucun poids sur une œuvre. L’œuvre existe en soi, et Proust avait
pris la précaution de l’affirmer en long et en large, fortement et subtilement dans
son Contre Sainte-Beuve.
Nous n’en sommes pas là encore avec Céline, mais nous y
approchons. L’intelligence et la civilisation, sans compter la complexité
créatrice, ne cessent de faire des progrès. Il ne s’agit pas de réhabiliter
l’homme Céline, les hommes sont ce qu’ils sont, hélas ! mais de
s’abstenir enfin de l’utiliser pour réduire l’écrivain en bouillie. Nous
ne réclamons rien d’autre, et nous commençons à obtenir satisfaction.
Céline, comme Chardonne le disait de l’amour, c’est beaucoup
plus et beaucoup mieux que Céline. Une dinguerie raciste, mais aussi la prose la plus
neuve de la littérature moderne, le vocabulaire le plus abondant et le plus inventif avec
l’intensité aiguë d’une syntaxe pointilliste. La biographie scrupuleuse de
François Gibault ne cache rien du personnage, de ses erreurs, de ses fautes, de ses
folies et de l’univers obsessionnel qu’elles engendrent. L’étude de Henri
Godard, Poétique de Céline, ne dissimule rien du prodigieux inventeur. On met ces
deux livres en parallèle, on y intègre les pages retrouvées de Féerie pour une
autre fois, et l’on sait, avec une évidence immédiate, de quel côté penche la
balance de la postérité.
Nous sommes devant l’individu Céline d’une curiosité
insatiable, ce qui explique que le moindre de ses bavardages épistolaires soit pieusement
recueilli et méthodiquement commenté. Il y a une raison à un intérêt aussi
persévérant et aussi maniaque, mais personne n’ose dire que c’est une raison
frivole : nous essayons éperdument et presque désespérément de comprendre ce qui
répugne à l’explication en règle.
Au fur et à mesure que s’écouleront les années, il ne restera
de ces recherches et de leur agitation d’escorte que le mystère célinien, celui
d’une vie, celui d’une création. La biographie n’intéressera plus que les
érudits amateurs de savants recoupements et des voyeurs friands d’anecdotes bien
assaisonnées.
La bibliographie, elle, continuera à inspirer les Godard de
l’avenir qui nous proposeront, à la lumière des développements prévisibles des
sciences humaines et de la linguistique universitaire, la recette, toujours mieux au point
dans le vase clos, de la cuisine célinienne.
Et puis, lorsqu’il aura dépouillé cette bibliothèque et
qu’il constatera qu’elle ne lui dispense que des broutilles, quelqu’un se
lèvera et dira tout simplement, tout bêtement : reportez-vous au texte de Céline
plutôt qu’aux travaux des céliniens, là est le secret et là la magie, transmettez
le secret et éprouvez la magie, soyez comme le furent Diderot et Baudelaire un amateur
éclairé, pratiquez si vous le pouvez la seule critique qui compte, et pour vous
entraîner à cette tâche, relisez donc l’article de Léon Daudet sur le Voyage.
Céline attend qu’on le débarrasse des céliniens. Nous
craignons qu’il ne doive patienter longtemps encore.
Pol VANDROMME (décembre 1985)