Tribune libre
Les pamphlétaires

"C’est la faiblesse de presque tous les écrivains
qu’ils donneraient le meilleur d’eux-mêmes et ce
qu’ils ont écrit de plus propre pour obtenir un
emploi de cireur de bottes dans la politique."

Marcel Aymé

    Vous l’avez aussitôt deviné. Il s’agit de cette joyeuse et délirante troupe, en charge de réduire malicieusement, sournoisement, servilement et définitivement, Céline à ses pamphlets.
    Comme à l’accoutumée, ses membres ne tiennent généralement aucun compte de leurs véritables contenus. Certains même, avouent ne les avoir jamais lus, élèves exemplaires !... Quant aux dates auxquelles ils ont été écrits, les motifs essentiels qui les ont déclenchés, un bon nombre n’osent s’étendre, d’autres enfin, préfèrent les ignorer totalement, c’est plus sûr. Mais tous ont ceci en commun, ils ont retenu deux mots de passe, sur lesquels ils tartinent à l’infini, c’est la coutume démocratique, il faut s’y faire.
    Pour la plupart, c’est évident, les pamphlets, au nombre de huit, sont l’Introibo, le Magnificat et l’Ite missa est, de l’œuvre de Céline.
    Dans Le Bulletin célinien de juin dernier, Monsieur Marc Crapez intitule son article "Que faire de Louis-Ferdinand Céline ?" N’en faites rien, cher Monsieur ! il s’en est fort bien chargé lui-même. Plus loin, cette phrase : "Loin des salves échangées... Naviguent les quelques ceux du frêle esquif de la liberté d’esprit". Que l’auteur nous permette de lui faire aimablement remarquer que la liberté d’esprit qui n’a pas subi, personnellement, quelques dures réalités du siècle, connu les délices de l’Épuration, risqué sa vie pour défendre son pays, subi les lois liberticides de la démocratie, les calomnies du politiquement correct, les falsifications de l’École, et le silence des médias, ne peut se targuer d’avoir été le passager de ce frêle esquif.
    Quant au cuirassé célinien (cuirassier est une autre histoire !), constamment harcelé par une escadre de sous-marins nucléaires, et autres torpilleurs aux ordres depuis plus d’un demi-siècle, il est miraculeux qu’il n’ait pas encore été envoyé par le fond. Est-ce maladresse ? Façon astucieuse de pouvoir entretenir moultes calomnies autrement plus fructueuses à leurs yeux ? Ou bien enfin, est-il insubmersible ? Dans ce cas, Marins de haute mer ! regagnez votre port d’attache, et attendez des jours meilleurs. À la cadence où coulent les libertés les plus fondamentales, inscrites pourtant au fronton de la Déclaration des Droits de l’Homme, telle la Liberté d’expression, l’ultime regrettable solution s’imposera : le sabordage, lorsque tout son équipage composé de curieux, de cultivés et de braves, devenus rares, aura peu à peu disparu.
    Monsieur Marc Crapez insiste : "Céline n’en reste pas moins l’auteur de trois pamphlets antisémites". L’horreur littéraire capitale du XXème siècle, il faut en convenir. En comparaison, la Grande Guerre, et la Guerre mondiale, déclenchées directement ou indirectement – par qui ? – ne sont que broutilles. Puisque lesdits pamphlets, – sous quelle réelle pression ? – sont interdits de publication, qu’attend-on pour faire un immense autodafé dont l’histoire est coutumière, plutôt que de surveiller, menacer les bouquinistes en quais de Seine, laisser saccager à répétition les libraires, blesser leurs gérants ou propriétaires, et pour finir les traduire hardiment devant les tribunaux dont les sentences pourraient être prêtes, comme l’étaient tant d’autres avant l’Épuration. Puis, pour parachever cette œuvre démocratique de bien public, pourquoi ne pas faire pondre, en catimini par le Parlement, une loi liberticide supplémentaire ? Ainsi serait complété l’arsenal répressif européen déjà exemplaire, nommé petit goulag par certain. À quand le très grand ? Certains seraient-ils en manque ?
    Toujours dans le même article, M. Marc Crapez nous parle d’adhésion de Céline au racisme biologique. Serait-il un humoriste ? "Céline a toujours voulu adhérer au racisme biologique" (p. 17). Pourrait-il nous dire qui, lui en aurait donné l’exemple ?
    Enfin, il est question de "...culte célinien". Culte : hommage religieux rendu à une divinité ou à un saint personnage. Admiration mêlée de vénération, considération avec le respect dû aux dieux, nous dit Le Petit Robert. Rien de tout cela, cher Monsieur. Un homme cultivé, abstraction faite de la culture NTM favorisée par certains de ses ministres, est un homme apte à comparer, à juger l’œuvre d’un écrivain, de le différencier avec d’autres, et de donner son opinion. De tels témoignages ont-ils manqué en France et de par le monde pour établir que Céline est au Parnasse des plus grands ? Ces auteurs le vénèrent-ils pour autant ? Lui portent-ils un culte ?
    Néanmoins, le contemporain capital de ce siècle n’en continue pas moins, sous la pression de qui ? D’être considéré, crescendo ! comme le chien galeux de la littérature française, pour avoir énoncé quelques vérités irréfragables, dans ce siècle de mensonges éhontés. N’est-ce pas risible, monsieur le "pamphlétaire" ?
    Pire encore, Céline s’est génialement déclaré contre la guerre, c’est-à-dire contre ses responsables. Avec sa seule plume, il s’est malencontreusement opposé à la disparition de 50 millions de morts, quelle erreur ! si l’on en juge à ce que ça lui a coûté. Preuve tout de même que cette affaire, pour d’autres, a été un excellent placement.
    Alors que Céline est de plus en plus reconnu comme l’un des écrivains majeurs de ce siècle, les ouvrages de Hans-Erich Kaminski, Céline en chemise brune, une fois de plus réédité et abondamment commenté, de Jean-Pierre Martin, Contre Céline, et Gilles Tordjmann, lequel a même été jusqu’à écrire qu’il était temps d’ "en finir, non seulement avec Céline, mais encore avec les céliniens". Hé ! hé ! ne seriez-vous pas curieux, chers amis, de savoir si chacun de nous serait autorisé à tenir de tels propos, sans que Thémis s’en mêlât ?
    Afin que notre ami Marc Laudelout ne me gronde, il me faut en passer et des meilleures. Mais je ne puis décemment m’empêcher de citer également Frédéric Vitoux qui juge que Céline est "de cette race de visionnaires qui ne voient jamais rien..." Lui qui a tout prévu ! et Michel Bounan qui traite Céline de "truqueur de texte", et dont la théorie, ironise Philippe Alméras, est à replacer dans la série des théories à expliquer l’inexplicable.
    Parmi ceux qui apprécient vivement Céline, un bon nombre pourtant, afin de se dissocier, font la grimace devant les pamphlets. Ignorent-ils encore les temps forts de son œuvre ? Ne permettent-ils pas d’aborder plus aisément et plus amplement ce monument inépuisable dont tout homme cultivé devrait être fier ? Si malgré ce, ils insistent, qu’ils se mettent dans un coin, feuillettent Bécassine et nous oublient.
    Nombre de ces sergent-majors, c’est évident, ont besoin de se mettre au vert. Ils ne sont ni en jambes ni en cerveaux, car ça frôle trop souvent le dérisoire. Ce dont nous avons un besoin urgent, c’est de clarté, de faits et d’expériences vécues.
    Dans Céline scandale de M. Henri Godard, auquel les céliniens doivent tant, et ne mérite assurément pas d’être classé parmi les "pamphlétaires", il est tout de même surprenant de lire que les idées de Céline sont moins intellectuelles que celles de Marcel Proust et de James Joyce. Si l’adjectif est pris dans le sens actuel, je lui accorde bien volontiers, vu que les intellectuels, chaque jour, nous montrent ce dont ils sont capables. Sinon, je crois me souvenir que Céline "n’ ... pas les mouches", lui ! Plus respectueusement, je dirai que chez l’un comme chez l’autre, bagatelles, détails, frivolités et longueurs interminables, se bousculent au portillon. Néanmoins, je garde envers le premier, un souvenir de jeunesse romantique qui m’est resté cher, ma première émotion littéraire. Et parce que novateur, je le considère toujours parmi les écrivains de ce siècle.
    A la page 53, je relève aussi que "Céline s’était mi avec les pamphlets du côté des agresseurs, que dans ses romans mêmes, il agresse encore". À Poelkapelle mis à part, n’est-ce pas ? Où Georges Guynemer, soit dit en passant, mourut en plein ciel de gloire, où Père, sur un Farman, risqua le pire, conséquemment de n’avoir moi-même jamais vu le jour, et pouvoir suivre son exemple, 36 ans après, dans une cuvette mémorable au cœur du pays thaï. Depuis quand un poilu a-t-il eu l’envie de remettre ça, M. Godard ? En matière d’agression, sur le plan des lettres françaises, qui, plus que Bardamu, assassinés et fusillés à la va-vite exceptés, peut se vanter d’en avoir été la victime ? Lui, dont le dossier était vide ! (BC, n° 182, p. 10).
    La Quinzaine littéraire du 16 janvier 1994, faisant allusion à Céline nous révèle, que "ce grand écrivain fut un salaud". Dans les faits, ne serait-il pas intéressant d’en connaître précisément les motifs ? En revanche, que l’école et les media ressassent à longueur de décennies, que Churchill, Roosevelt et "son grand ami démocrate Staline", furent des hommes d’État angéliques, ne paraît gêner personne. Puisque nous y sommes, pourquoi ne mériteraient-ils pas cananisations ? Histoire pour cette brochure mémorable, de remplacer avantageusement, par leur nombre, Isabelle la Catholique dont le dossier s’est peut-être égaré dans quelque cave vaticane ?
    Trêve de plaisanterie ! Un petit brûlot par la taille, mais un maître-livre par sa clarté et son modèle de concision vient de paraître sous la coupole célinienne : Céline et les têtes molles de notre ami Pierre Monnier. Une heure de lecture sur le petit nuage. Des pages opportunes, impartiales, limpides, crédibles, authentiques. Elles nous donnent illico l’envie de planter-là les têtes molles, et de reluquer Céline tel qu’en lui-même la vérité le change. Trois fois merci, Pierre Monnier, pour ce moment de bonheur. Pour cette heure de salubrité et de réhabilitation littéraires sans bavure. Pour cette mémoire en défense qui devrait être lu par tout lecteur vraiment désireux de pénétrer dans l’univers célinien.

 

Jacques CARLON