REVUE DE PRESSE

HARO SUR CÉLINE ET SON PRÉFACIER

 

C’est dans l’air du temps. On crache aujourd’hui sur Céline comme on respire. Pas de nuance. Et gare à celui qui ne fait pas chorus. Présentant ici les Lettres de prison, Marc Laudelout a salué la préface de François Gibault qui a, selon lui, "le mérite de rappeler quelques vérités qui ne feront pas nécessairement plaisir à ceux qui ne veulent avoir de Céline qu’une vision partiale et empreinte d’un manque total de sérénité". Et il ajoutait : "Que ce soit sur les motivations et la responsabilité du Céline pamphlétaire ou sur l’attitude peu glorieuse des communistes danois en 1945 (...), François Gibault n’utilise pas la langue de bois, et cela mérite d’être souligné tant les commentaires autorisés font généralement preuve de la plus extrême circonspection." Autant dire tout de suite que, dans son ensemble, la presse ne partage pas du tout cette appréciation.

Ainsi, dans le mensuel branché Les Inrockuptibles, Marc Weitzmann ne craint pas d’écrire qu’il y a "la même différence entre Céline et son préfacier qu’entre Le Pen et Mégret : dans les deux cas, le second s’efforce de présenter la pensée du premier sous des auspices sinon enchanteurs, du moins exotiques" ¹. Et de citer la phrase de Gibault qui a suscité ce commentaire ébouriffant : " Les pamphlets n’avaient été écrits que pour tenter d’éviter la guerre, mais avec les outrances sans lesquelles Céline ne serait pas Céline. " Cette vérité d’évidence sera-t-elle bientôt passible de poursuite judiciaire ?

Même son de cloche dans L’Hebdo, publié à Lausanne qui estime que ces lettres sont "emballées de bien lénifiante manière" et que "l’honnêteté réclamerait tout de même que le préfacier prît un minimum de recul critique pour [les] présenter" ². En marge de cet article, L’Hebdo donne un exemple de recul critique en donnant la parole à un membre du Comité suisse de la Licra qui s’oppose de manière vigoureuse à la réédition des pamphlets tout en reconnaissant benoîtement ne pas les avoir lus ! Toujours en Suisse, mais à Genève cette fois, le quotidien Le Temps estime que la préface est "tendancieuse" : "Ce qui gêne dans le recueil de ces lettres, ce n’est pas tant les missives d’un Céline acculé, que le ton de défenseur hautain [sic] adopté par le préfacier, Me François Gibault, tout religieusement acquis à la cause de son génie, qui reprend tels quels, sans mise au point historique ni rappel des faits de l’Occupation, les arguments de Céline" ³. Et d’ajouter en conclusion : "Il s’en faut de peu que le biographe, égaré en hagiographe, ne salue la force virile des pamphlets de celui qu’il qualifie de "génial démolisseur". Dans un encadré titré "Bien lire Céline", Meizoz recommande vivement – l’auriez-vous deviné ? - la lecture des opuscules de Bounan 4, de Martin et de l’inusable Kaminski. Etant entendu que "bien lire Céline" ne peut se faire qu’au travers du prisme réducteur de cet anticélinisme primaire.

Dans Tribune juive, Laurent Cohen estime, lui aussi, que la préface de François Gibault est inqualifiable et s’interroge : "Face à tant d’adoration (...), combien sommes-nous à rêver de voir se lever un Front anti-Céline authentiquement pur et dur ?". Car, pour l’auteur de cet article virulent, les choses sont claires : "Céline reste égal à lui-même : un écrivain de (très) bas étage" et "un réactionnaire de la pire espèce" 5

 

En ce qui concerne les lettres elles-mêmes, les commentaires ne sont pas davantage favorables. Certes, cette correspondance ne peut être comparée, sur un plan littéraire, à celle adressée à Paraz ou Hindus, mais on mesure ici tout ce qui peut séparer le critique salarié du célinien qui considère cette correspondance comme un document de premier ordre. D’autant que l’on retrouve ici et là, quoiqu’on en dise, le Céline étincelant aux formules assassines condamné apparemment à n’être goûté que des connaisseurs. Ainsi, le sartrien Michel Contat qui prévoit que cette lecture sera un "calvaire" [sic] pour les céliniens 6. Tant de sollicitude ne peut que les toucher. Frédéric Vitoux, célinien patenté lui, juge que Céline est "de cette race de visionnaires qui ne voient jamais rien, qui se contentent de grossir, d’amplifier, de déformer et de révéler les seules sensations qui les touchent et auxquelles ils donnent alors un tour halluciné, déchirant et somptueux." 7 En somme : grand écrivain mais piètre visionnaire, lui qui avait pourtant prédit les catastrophes à venir et la façon dont cette fin de vingtième siècle allait sombrer dans un épais matérialisme consumériste.

Angelo Rinaldi, dans L’Express, note qu’ "avec ce volume, Céline s’incruste dans la situation paradoxale de l’écrivain dont les adversaires et les censeurs sont obligés, malgré qu’ils en aient, d’assurer la publicité. Quelle postérité est-ce, demeurer telle une écharde, dans la mémoire douloureuse des gens, et non dans leur cœur que l’œuvre a touché ? " 8. De là à dire que ceux qui sont malgré tout touchés par cette œuvre sont coupables, n’y aurait-il qu’un pas ?

Heureusement, il arrive qu’un ou deux critiques, singulièrement isolés, se détachent du lot des propos convenus. C’est le cas, cette fois, de Jacques Henric : "A constater les montées d’adrénaline haineuse que continue de provoquer la simple existence de son œuvre, l’acharnement mis à la nier en la réduisant à une basse production de propagande raciste et antisémite, l’opportunité de la publication de cette correspondance va de soi." 9

Hervé de Saint Hilaire, lui, est frappé par cette "écriture tout à la fois naturelle, populaire, précieuse". Et d’ajouter : "Mystère du génie français et de l’allant de sa langue qu’ont illustrés Rabelais ou Villon qui, comme Hugo, Verlaine, Agrippa d’Aubigné, Chateaubriand, Vallès et quelques autres frères dont parle ici Céline, connurent la fuite ou l’exil. Alors, oui, il y a ces miracles d’écriture spontanée". Autant dire que notre confrère aggrave son cas en expliquant, dans sa conclusion, qu’il faut lire ce livre car il s’y révèle "un Céline dont on parle trop peu : de Céline tout en douceur, attentionné comme un jeune marié ou une mère aux aguets, ce Destouches, orfèvre du langage, mais qui sait s’oublier un peu, s’inquiète de sa femme et ses amis avec des délicatesses de dentellière" 10. Tresser de tels lauriers frise la provocation pure et simple !

 

Jacques GHISLAIN

Notes

1. Marc Weitzmann, "Encore une fois, Céline", Les Inrockuptibles [Paris], 27 mai-2 juin 1998.
2. Michel Audétat, "Céline, chien galeux des lettres françaises", L’Hebdo [Lausanne], 4 juin 1998. Cet article aborde aussi la question de la réédition des pamphlets. Signe de la paranoïa ambiante dès lors qu’il s’agit de Céline ? Demandant à Jean-Pierre Dauphin, "responsable de l’édition de Céline chez Gallimard", son opinion personnelle sur la question, le journaliste s’entendit répondre : " Je n’ai pas envie d’en parler au téléphone avec quelqu’un que je ne connais pas... ". Et notre confrère de commenter : "On sent qu’il pèse sur ces questions-là un climat assez lourd." Euphémisme...
3. Jérôme Meizoz, "Louis-Ferdinand Céline. L’écrivain au cachot", Le Temps [Genève], 20-21 juin 1998.
4. Une troisième réédition de ce livre, "revue et augmentée", vient d’ailleurs de paraître, avec des notes répondant aux critiques dont il fit l’objet à sa première parution. Editions Allia, 136 pages. Grâces soient rendues (par l’auteur et l’éditeur réunis) à Céline : le tirage total aurait été de 8.000 exemplaires ! Jamais la véhémence anti-célinienne ne s’est apparemment (commercialement) mieux portée.
5. Laurent Cohen, "Céline tel qu’en lui-même", Tribune juive [Paris], 23 juillet 1998
6. Michel Contat, "Céline en prison", Le Monde [Paris], 12 juin 1998.
7. Frédéric Vitoux, "Céline en cage, en rage", Le Nouvel Observateur [Paris], 4-10 juin 1998.
8. Angelo Rinaldi, "Céline, d’un chat l’autre", L’Express [Paris], 11 juin 1998.
9. Jacques Henric, "Céline. Lettres de prison", Art Press [Paris], juillet-août 1998.
10. Hervé de Saint Hillaire, "Céline dans le cauchemar danois", Le Figaro [Paris], 23 juillet 1998.