Haineuse passion

" Céline ne voyait que ce qu’il voulait voir. "
Philippe ALMÉRAS (RTL-Lire, 19 février 1994)

 

    Le livre de Philippe Alméras se présente comme la "première biographie critique" de Céline. "Critique" est peu dire. Résolument hostile plutôt. C’est d’ailleurs ce qui en fait la curiosité, voire l’originalité.
    Le contraste avec les biographies précédentes a été relevé ici et là. Ce manque d’empathie (ô litote !) du biographe pour son modèle a, il faut bien l’avouer, quelque chose de fascinant. En lieu et place du commissaire de gouvernement Charasse, le procureur Alméras eût été redoutable. Certes, nous ne sommes plus en 1950. La partie est jouée, et Céline ne risque plus rien. Mais l’interrogation demeure : comment expliquer ce ressentiment passionnel qu’Alméras semble cultiver depuis un quart de siècle ? Étonnant mélange d’admiration et d’aversion : grande considération pour l’écrivain, mépris affiché pour l’homme.

 

    Il n’est assurément pas le premier célinien à se caractériser de la sorte. De Henri Godard à Jean-Pierre Dauphin en passant par Marie-Christine Bellosta, ce serait plutôt une constance que d’être dans l’incapacité de porter un regard objectif et dépassionné sur cette destinée. Mais il est sans doute le seul dont le parcours soit aussi pittoresque. Et cette biographie de Céline l’éclaire presque autant que son modèle. Impossible en définitive de parler du livre sans évoquer l’auteur, repéré déjà par le peintre Dubuffet en 1971. Lucette alors n’en attendait rien de bon, paraît-il. Magique intuition féminine... 1
   On sait qu’à la fin des années soixante, Philippe Alméras, alors intégré au système universitaire américain, rencontra de sérieux ennuis à cause de... Céline. Selon ses propres dires, le citoyen Destouches lui fit passer, sur le plan universitaire, "un mauvais quart d’heure de dix ans" 2 . Explication : sa thèse sur L’idéologie de Céline apparut comme "une réhabilitation" (sic) aux yeux du comité – "politically correct" avant la lettre – qui devait juger son travail. L'intéressé fut alors amené à signer une lettre par laquelle il récusait toute idée raciste ou antisémite, pour pouvoir présenter une seconde thèse sur Céline, purement littéraire celle-là. Le second travail, intitulé L'évolution du langage romanesque de L.-F. Céline, fut soutenu en juin 1971 à l'Université californienne de Santa-Barbara 3. La petite histoire retiendra qu'à l'origine Alméras avait proposé trois sujets pour son doctorat de littérature (dont un sur Voltaire) : "Les professeurs ont retenu celui de Céline sans deviner par quoi ils allaient me faire passer", confia-t-il vingt ans plus tard 4.
    Rentré en France, Alméras, tenace, reprit le canevas de sa première thèse pour un doctorat d'État présenté en octobre 1987 sous le titre Les idées de Céline. Retournement de situation lors de la soutenance : on ne lui reproche plus de "réhabiliter Céline", mais (notamment) de ne pas assez prendre en compte les témoignages à la décharge de l'écrivain quant à sa conduite sous l'occupation. La mention "très honorable" lui est néanmoins attribuée à la majorité (et non à l'unanimité) des voix.
    Comme il ne s'agissait pas alors d'un travail biographique, ce n'était sans doute pas le reproche majeur qu'on pouvait lui adresser. Mais faut-il qu'une thèse universitaire doive, par sa nature même, être toujours peu ou prou réductrice ? Car là est, en définitive, le travers qui fut reproché aux écrits d'Alméras sur Céline. Sa thèse, ressassée depuis vingt ans, est connue : l'antisémitisme célinien est l'arbre qui cache la forêt. Ce n'était qu'une bouffonnerie alimentaire masquant une préoccupation autrement plus ancrée : un "racisme biologique" antérieur aux pamphlets et qui leur survécut. Cette préoccupation est, il est vrai, patente chez Céline, mais Alméras ne voit qu'elle. Tout tourne autour d'elle. Hanté par ce thème, il en arrive à ne plus rien apercevoir d'autre. Ou plutôt à considérer que tout le reste est accessoire, et s'y rattache. Il l'a confié un jour de manière abrupte : dans le cas de Céline, "seuls l'intéressaient chez l'individu, ses gènes et ses cellules" 5. Vous avez dit "réducteur" ? Toute cette thèse est développée dans son précédent livre, paru en 1987 et réédité en 1992 6.

    Partant de ce principe, on comprend que l'intéressé ait éprouve quelque difficulté à capter la pensée célinienne développée, par exemple, dans Bagatelles pour un massacre. Tout émotive, instinctive, et donc peu rationnelle, elle s'appréhende difficilement par un esprit cartésien, davantage attentif au message "idéologique" qu'à la dimension esthétique et antiethnocide du livre. Plus proche à l'origine du "racisme" d'Élie Faure que de celui d'Alfred Rosenberg, il faut bien dire que la teneur de ce livre est devenue incompréhensible aujourd'hui. On sait que le titre déjà – nous y reviendrons – est généralement pris à contresens.
    Il n'y aurait pas lieu d'y revenir si ce n'est pour constater que cette biographie au titre un peu racoleur est, en quelque sorte, une nouvelle illustration de ce qu'il faut bien appeler une monomanie. Venant d'un chercheur alerte et laborieux (au sens premier du terme), et qui n'hésite pas à bousculer parfois certains tabous 7, ce repli sur une idée fixe surprend. Alméras aveuglé par le "racisme biologique" comme un lapin par un phare dans la nuit ? C'est d'autant plus surprenant que l'homme est, à ma connaissance, l'un des rares céliniens "autorisés" à ne pas faire preuve d'un esprit étroit ou frileux. Son abondante correspondance avec le sulfureux directeur du Bulletin célinien le prouve, sa signature dans les publications d'Alain de Benoist aussi (Élements pour la civilisation européenne, Nouvelle École). Alméras fait preuve là d'un éclectisme rafraîchissant, signant tour à tour dans Esprit, les Cahiers des Amis de Robert Brasillach, le Magazine littéraire et les revues du GRECE. Imagine-t-on certain célinien couvert d'honneurs donner des articles à la Nouvelle Droite ? Cet esprit d'ouverture s'est d'ailleurs encore manifesté en novembre dernier [ NDLR : novembre 1993 ] lorsque Alméras invita, en tant que responsable d'un Centre d'études linguistiques en Normandie, un auteur aussi marqué qu'Anne Brassié dont les liens avec le F.N. et sa mouvance ne sont un secret pour personne. Tout ceci témoigne, il faut le souligner, d'une tolérance qu'il convient de saluer en ces temps de nouvelle inquisition et de police de la pensée.
    Contrairement à ce que d'aucuns pourraient penser du Bulletin célinien, on n'attendait ni n'espérait une hagiographie. Les génies littéraires sont rarement des personnalités convenables, et Céline ne fait pas exception à la règle. Mais si Céline ne fut pas un saint, fut-il toute sa vie durant ce personnage égoïste, lâche, mesquin, haineux et, pour tout dire, infâme dont Alméras nous fait le portrait en plus de 400 pages ? Dans une interview récente, François Gibault, précédent biographe de Céline, dit de lui qu'en privé "c'était un homme très tendre, attentionné... S'intéressant beaucoup aux autres. Par contre, il recevait peu, étant tout de même d'abord difficile, surtout vers la fin de sa vie" 8. Je défie quiconque d'avoir une semblable impression de l'homme Céline après avoir lu la biographie de Philippe Alméras. Mieux: évoquant une anecdote à propos de son amitié avec Dabit, il relève que le fait est "dans la vie de Céline assez rare que la tendresse du sergent Alcide ou celle de Molly" (p.142). Un peu d'humanité chez Céline ? Cela ne peut être qu'accidentel. L'exception qui confirme la règle, en quelque sorte. Au fond, Alméras tente d'accréditer la légende dont Marcel Aymé affirmait qu'elle était aussi éloignée que possible de la vérité : "Un homme violent, hargneux, implacable dans ses haines comme dans ses antipathies, ennemi de son pays" 9. Entendons-nous bien : la question n'est pas de prendre ici le contre-pied de la thèse almérassienne, mais de se demander tout uniment si cette biographie n'est pas tendancieuse, délibérément dénigrante d'un bout à l'autre. En un mot : est-ce équitable ? Ou avons-nous affaire à l'une de ces biographies à l'américaine qui, volonté de scandale oblige, s'efforcent de présenter leur modèle sous le jour le plus noir, de la manière la plus défavorable qui soit ?
    Lors de la parution de son précédent livre, un critique, après en avoir favorablement rendu compte, soulignait l'utilité de montrer que Céline était un personnage "odieux". La réaction d'Alméras fut instantanée : s'insurgeant contre cette intention qui n'était pas la sienne : "Il s'agit de montrer l'itinéraire idéologique de Céline, mais sans jamais le qualifier", tint-il à mettre au point 10.
    En 1987, quelques semaines avant la soutenance de sa thèse, Alméras se refusait donc avec force à qualifier la démarche de Céline. Le pas semble bien franchi en cette année du centenaire. L'adjectif, utilisé par ce journaliste il y a sept ans et récusé aussitôt par l'auteur, est précisément celui qu'il n'hésite pas à employer sur les plateaux de télévision pour qualifier le sujet de sa biographie 11
    Sans doute les temps sont-ils mûrs pour ce type de biographie célinienne. C'est que la critique commence à en avoir assez de ce Céline aussi encombrant qu'incontournable. "On fête Céline jusqu'à l'écœurement" (Bertrand de Saint-Vincent, Le Quotidien de Paris). "Depuis le temps que l'édition racle les fonds de tiroirs collabos, nous n'ignorons plus une éructation de Céline..." (Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde). "Céline nous bouffe l'air" (Raphaël Sorin, Globe). "Tout irait pour le mieux s'il n'était pas là" (Michel Crépu, La Croix). Quant au Magazine littéraire, s'il se résout à consacrer un quatrième numéro à Céline (et pour cause : le précédent s'est vendu à 80.000 exemplaires !), ce n'est pas sans "quelque haut-le-cœur" (sic) avoué dans la présentation.
    Dans cette perspective, on comprendra qu'une pareille biographie soit la bienvenue. Plus Céline apparaîtra petit, plus la satisfaction sera grande. Avec Alméras, on ne sera pas déçu, loin s'en faut.

 

    Si cet ouvrage ne témoigne pas d'une grande équanimité envers Céline (c'est le droit de l'auteur, après tout), s'agit-il, comme l'écrit une célinienne avertie, d' "une compilation riche d'apports nouveaux" 12 ? Compilation assurément, mais en ce qui concerne la nouveauté, je crains que cette biographie n'apprenne rien de décisif à ceux pour qui les découvertes de Boudillet, Balta, Gibault, Lainé, Mazet, Juilland, Bastier et autres ne sont pas inconnues. Il y a, en effet, belle lurette que nous avons, grâce à eux, appris à distinguer chez Céline vécu et fictif (ou vécu transposé). Autrement dit, l'entreprise de démystification arrive un peu tard et n'apporte dès lors rien de neuf, hormis quelques correspondances inédites, dont les lettres (non publiées) adressées sous l'occupation à Je suis partout. Encore sont-elles mal exploitées ou plutôt citées de manière lacunaire, alors qu'on eût aimé les découvrir dans leur intégralité (si ce n'est dans le texte, au moins en annexe). Ainsi, cette fameuse lettre du 15 juin 1942 adressée à Henri Poulain, secrétaire de la rédaction de l'hebdomadaire, qu'Alméras se borne, quelques citations à l'appui, à résumer. Ou cette lettre du 2 août 1942 que Céline adresse à Robert Brasillach "pour le féliciter d'un article". Quel article ? Quel contenu ? Le lecteur n'en saura rien, notre spécialiste de Céline n'ayant apparemment pas eu la curiosité de se renseigner lui-même. "La Nationale n'est pas faite pour les chiens", répliquait-il portant à l'un de ses pairs 13 . Il arrive aussi au biographe de se mêler les pinceaux (ou les fiches) : ainsi, la lettre commentant l'assassinat de Darlan n'est pas adressée à Lucien Combelle comme erronément indiqué (p.253), mais à Henri Poulain.
    Dans son entreprise de démystification, Alméras tente d'accréditer l'idée que même la conduite héroïque du cuirassier Destouches relève du mythe. Cela n'est pas dit explicitement, mais il apparaît du chapitre concerné que Louis Destouches ne fut sans doute pas vraiment le héros que l'on a dit, ou du moins que ce qui en a été dit était fortement exagéré. Il faut lire à ce propos Jean Bastier qui a étudié de près cet épisode de la vie de Céline : "Sur ce paysage absolument plat, où les balles portent très loin, Céline fait la course à pied de l'agent de liaison, une des missions les plus dangereuses qui soient. Il sert le 26 et le 27 octobre. Sans doute a-t-il pensé qu'il accomplissait, comme tant d'autres, une mission de sacrifice en vue de la percée vers Gand. Il a été blessé le soir du 27 en portant un ordre raisonnable, et dont l'urgence pouvait économiser des vies : suspendre les assauts, se retrancher et faire reposer les hommes. Comme il l'a écrit à Simone Saintu, l'absence de boyaux, ces petites tranchées perpendiculaires à la ligne de feu, rendit sa mission périlleuse à coup sûr. Céline s'est conduit en héros, comme l'a dit l'officier commandant les fantassins..." 14. La citation est un peu longue, mais elle en vaut la peine. Comparez à présent avec la manière dont Alméras relate le même fait biographique. Le rapprochement des deux textes est édifiant...
    Quant à l'apport nouveau, Alméras pense-t-il réellement nous apprendre que Céline fut blessé à pied et non à cheval comme nous l'a fait accroire longtemps l'image d'Épinal que l'on sait ? En ce domaine, Bastier, on l'a vu, a précédé Alméras, et sa découverte est d'ailleurs conforme (pour une fois !) à ce qu'écrit Céline soi-même dans Voyage au bout de la nuit ("Ils nous firent monter à cheval et puis au bout de deux mois qu'on était là-dessus, remis à pied"). Deux mois après le déclenchement des hostilités, cela nous mène effectivement à octobre 14, bataille de la course à la mer où les cavaliers servirent démontés. Et Céline fut, en effet, blessé comme détaché (agent de liaison à pied) auprès des 125e et 66e Régiments d'infanterie.
    Nous ne sommes d'ailleurs pas les seuls à avoir relevé que "certains faits biographiques, rétablis contre les fabulations de Céline, sont connus de tous les céliniens". Mais, ajoute Gérard Spitéri – qui estime qu'ici Céline est "vu par le gros bout de la lorgnette" - , "la vérité de fond peut être masquée par une somme de petites vérités conjoncturelles". Et de donner un exemple probant : "Il est écrit que le livre Bagatelles pour un massacre est paru en 1937 sous une bande "Pour bien rire dans les tranchées". Aucune explication sur cette phrase de six mots qui exprime la motivation essentielle du livre et explique les imprécations : la colère contre ceux qui veulent envoyer la jeunesse française à l'abattoir" 15 . Alméras fait mieux : il relève que "certains voudront voir [dans ce livre] un appel "pour un massacre", mais il néglige, en effet, d'expliquer le sens véritable du titre. Ferons-nous l'injure aux lecteurs du Bulletin de rappeler que, du point de vue de Céline, ce "massacre" est celui des Aryens perpétré par la volonté du clan belliciste ? Il est à craindre qu'un jeune lecteur de cette biographie ne soit à l'abri de commettre, à son tour, le contresens habituellement fait à partir du titre. Il me semble que, dans ce cas de figure, le biographe devrait s'attacher à décrire le contexte de l'époque et ainsi de faire comprendre au lecteur ce qui suscita la révolte de Céline. On est ici loin du compte et plutôt proche des méthodes de la télévision française lorsqu'elle se propose de commenter le 6 février 1934. Tout est longuement évoqué, sauf l'essentiel : la colère des gens qui sont descendus dans la rue 16 . Sur la motivation véritable de Céline, un Pierre Gripari, avec la tranquille audace qu'on lui connaissait, a dit finalement des choses plus exactes. Mais est-il seulement crédible aujourd'hui lorsqu'il affirme que "la partie antjuive [...] ne constitue nullement un appel au meurtre. Elle appartient [...] à ce qu'on appelle aujourd'hui la littérature anticolonialiste" ? Et d'expliquer le motif essentiel de Céline : "Un refus horrifié de la croisade antifasciste, de cette guerre civile européenne qu'on est en train de nous préparer sous la couleur de Front Populaire, avec tout le camouflage d'optimisme et de progressisme bêtifiant que l'on retrouve dans les films français des années trente. Cette guerre, prophétise-t-il, ne sera qu'une guerre juive, faite pour le seul profit des juifs et des staliniens. Nous autres, indigènes d'Europe, nous n'avons rien à y gagner, et tout à y perdre" 17 . Plus d'un demi-siècle après la publication de ce pamphlet et les tragiques événements que l'on sait, ce commentaire apparaît, j'en suis conscient, tout à fait scandaleux, et cela nous permet de mesurer l'impossibilité d'expliquer aujourd'hui la démarche du Céline d'alors.
    Reste l'épineuse période de l'occupation. Pour définir cet ouvrage, plusieurs critiques ont eu recours à la formule "biographie-réquisitoire" 18 . Est-il dans ce cas opportun de relever que l'auteur ne convoque que les témoignages à charge ? Dans cette matière, le mérite d'Alméras – gageons que cela lui a peu coûté – est pourtant au départ incontestable : il montre de manière définitive, maintes preuves à l'appui, que la position de Céline fut tout sauf attentiste. Il est patent qu'il souhaitait la victoire des forces de l'Axe et que, tout en demeurant très critique, il avait choisi son camp. Mais le récit de sa conduite sous l'occupation est plus nuancé que cette énumération de petits faits veut nous le faire croire. On a, en effet, l'impression d'un Céline résolument engagé dans la mêlée, alors que son attitude se situait volontairement en retrait. Aucune fonction officielle, on le sait. Aucune appartenance à un parti ou groupement collaborationniste. Aucune activité politique. Et le dossier d'accusation serait tout simplement vide si, outre Les Beaux draps (dont il entame la rédaction fin 1940), on ne disposait pas de ces fameuses "lettres" aux journaux de l'occupation. Céline ne fut même pas condamné, rappelons-le, en vertu de l'article 75 du Code pénal ("intelligence avec l'ennemi"), mais sur la base de l'article 83 ("actes de nature à nuire à la défense de l'état"). Encore faudrait-il observer que Céline, aussi détestable puisse-t-il paraître, s'en prend généralement aux puissants (ou du moins à ceux qu'il estime tels, "de Rotschild à Worms") et non aux sans-grade. Faut-il douter qu'il restitue une réaction d'époque lorsque, dans ses cahiers de prison, il s'insurge : "Et puis par-dessus tout l'affaire raciste entière ne tient pas debout, ce n'est pas persécuter le Juif au moment et dans les pays où il est momentanément opprimé qui avancera la question ! Étoile idiote !" ? 19 La réponse est affirmative si l'on compare avec la contraction de texte opérée par le biographe (p.243). En 1942, face aux folliculaires antisémites, il assénait pourtant : "Aucune haine contre le juif, simplement la volonté de l'éliminer de la société française". Il n'empêche : Pol Vandromme n'a pas tort de relever que Céline adresse la plupart de ces lettres "à des crapules d'exhibition qui polluent dans les cloaques. Il faut se rappeler ce qu'était Au Pilori, officine de délation où des stipendiers en proie au délire se flattaient de leurs mouchardages. Que le plus grand écrivain du siècle participe à la carmagnole, en compagnie d'individus tarés et de propagandistes tarifés, a de quoi scandaliser l'esprit le plus indulgent à l'inconscience des littérateurs" 20. Il fallait que ces choses fussent dites par quelqu'un qui précisément n'est pas réputé pour être le plus hostile, loin s'en faut, à Céline.
    Mais dès lors qu'il s'agit d'un "réquisitoire" (sic), il serait sans doute incongru de reprocher à Alméras de faire l'impasse sur le témoignage du commissaire de police Vanni (lequel affirmait que Céline n'a jamais refusé les certificats médicaux de complaisance à ses protégés, juifs et résistants). Plus contestable est, me semble-t-il, le traitement infligé au témoignage de Robert Champfleury, authentique résistant. À ce propos, l'éventualité de la main "prise dans l'armoire aux confitures" (p.278) prêterait à sourire si le sujet n'était aussi grave. Une parenthèse, à ce propos : Alméras se targue d'avoir écrit une "biographie critique". En l'occurrence, de procéder à des vérifications et à des regroupements avant d'avaliser les témoignages, a fortiori s'ils émanent de Céline. Curieusement, cette méthode est délaissée dès lors que, dans une lettre à Pierre Monnier (30 janvier 1950), l'écrivain raille les activités de résistant de son voisin du dessous dont il était parfaitement au courant. Rappelons ici que Robert Champfleury et sa compagne Simone Mabille (la "Chloé" de Drôle de jeu) ont tout simplement risqué le peloton d'exécution en mettant leur logement à la disposition du réseau de Roger Vailland. Son biographe, qui définit le 4 rue Girardon comme "une plaque tournante" dudit réseau, précise : "Les activités clandestines se multiplièrent dès l'automne [1943] : (...) répartition de cartes d'alimentation (contrefaites à Londres) et de frais de séjour, attribution de logements aux évadés et parachutés, indication de filières pour le passage des frontières et lignes de démarcation, acheminement de courrier, lieu d'émission et de réception radio avec Londres, lieu de réunion du Conseil national de la Résistance, etc." 21 . Le procédé est éprouvé : lorsque le témoignage de Céline est à son crédit, on le tient en suspicion, et quand c'est l'inverse, on lui accorde toute confiance. Les exemples dans ce livre sont nombreux. Comme l'affirmait jadis Jean-Paul Louis : "Il est doux de tenir Céline pour un éternel coupable. C'est pourquoi les faits qui le desservent sont toujours rapportés sans examen, alors qu'on pinaille sur ses moindres déclarations, dans l'espoir de montrer un ignoble mensonge de plus." Le constat qui suivait était prémonitoire : "L'historien juxtapose des faits, son objectivité est l'abri de toute critique. Je montrerai qu'en réalité, il a fait le tri dans les coulisses. C'est la manière pour que les événements s'enchaînent merveilleusement, tout concorde, la preuve est faite et refaite, le procès cent fois gagné est regagné" 22. Si l'entreprenant animateur des éditions du Lérot avait poursuivi sa chronique "Céline la poubelle" (une trouvaille, ce titre !), il aurait aujourd'hui un travail titanesque derrière (et devant) lui. Gageons que seul le découragement face à l'ampleur de la tâche à accomplir l'a incité à décrocher. On peut le regretter.
    Mais ne finassons pas. Pour beaucoup, la question cruciale demeure : "Céline, savait-il ?" En d'autres termes : était-il au courant des atrocités qui eurent lieu dans les camps de concentration ? À cet égard, la réponse (orale) d'Alméras a le mérite de l'honnêteté. Interrogé par l'un des participants à l'émission de télévision évoquée plus haut, il fit une réponse négative, ajoutant même : "Pas plus que tous les Français." On peut s'étonner que cette précision soit absente du livre. Mais, encore une fois, a-t-elle sa place dans une "biographie-réquisitoire" ? Au contraire, lorsque Céline interroge après-guerre un correspondant sur les travaux (relatifs aux chambres à gaz) d'un Institut allemand de recherches historiques, c'est bien la preuve pour Alméras qu'il "ne se sent pas exonéré du crime d'avoir poussé vers la liquidation organisée des Juifs qu'il voyait pulluler en France" (p. 427). Ne nous étonnons pas dès lors si, partant de cette biographie, des critiques écrivent sans sourciller que Céline a milité pour l'extermination des juifs. Lorsque Céline affirme n'avoir appris "ces atrocités qu'à la fin de la guerre" (p.364), vous me direz que le biographe eût pu faire état de sa conviction exprimée dans l'émission susdite plutôt que de donner l'impression de douter de la sincérité de l'écrivain. Bagatelle !

    Brisons là. Quant aux autres erreurs d'interprétation, est-il nécessaire de les relever toutes ? Un Bulletin tout entier n'y suffirait pas. Relevons-en deux, relatives aux pamphlets. À propos de Mea culpa, Alméras écrit que "le titre ne se comprend que par rapport à sa réputation", "Céline n'[étant] plus, s'il l'a jamais été, communiste" (p.181). Et si la véritable signification du titre se situait dans le texte lui-même ? "Je suis! tu es ! nous sommes des ravageurs, des fourbes, des salopes! Jamais on ne dira ces choses-là. Jamais ! Jamais ! Pourtant la vraie Révolution ça serait bien celle des Aveux, la grande purification !" Encore un titre de Céline pris à contresens ...
    Autre exemple : Alméras voit dans l'interdiction et la saisie des Beaux draps en zone non occupée une possible réaction de Vichy en réponse aux embarras que Céline aurait causé à Xavier Vallat. L'hypothèse est ingénieuse, et on voudrait qu'elle soit vraie. Mais je crains que ce ne soit un personnage beaucoup plus important qui est à l'origine de cette initiative. En l'occurrence, l'amiral Darlan soi-même, nommé depuis août 41 ministre de la Défense nationale, et qui, choqué par "des critiques non justifiées à l'égard de l'Armée et de ses chefs", demanda – "tel [étant] le cas des Beaux draps de Louis-Ferdinand Céline" – "de bien vouloir faire interdire la vente [...] et, le cas échéant, de faire procéder à la saisie des exemplaires qui seraient déjà mis en vente" 23.
    Mais voilà que nous tombons dans le travers dénigrant précisément reproché à l'auteur ! Le travail n'est pourtant pas dépourvu de qualités : d'une lecture aisée, parfois drôle (caricature oblige), outré et allègre à la fois, il se lit comme un pamphlet rondement mené. Le biographe-procureur ne fait pas dans la dentelle, mais après tout, c'est un exercice comme un autre. S'indigner du parti pris équivaudrait à prendre au sérieux ce qui relève d'une diatribe enlevée avec brio.
    Lors de la soutenance de thèse, Alméras s'était vu reprocher son "manque de générosité" envers Céline. Observation insane : demande-t-on à un biographe de faire preuve de "générosité" ? Objectivité et sérénité suffiraient.

 

Marc LAUDELOUT (mars 1994)

Philippe ALMÉRAS. Céline entre haines et passion, Éd. Robert Laffont, coll. "Biographies sans masque", 1994, 480 pages, ill.

Notes
1. Lettre de Jean Dubuffet à Jacques Berne (17 novembre 1971) in Lettres à J.B. (1946-1985), Éd. Hermann, coll. "Savoir : sur l'art", 1991, p.241.
2. Lettre de Philippe Alméras à Royaliste, n° 600, 3 mai 1993, p.2.
3. Thèse de Ph.D., soit "Doctor of Philosophy" (diplôme universitaire américain équivalent au doctorat français).
4. Propos recueillis par Claude Masson, "Céline, un itinéraire rectiligne", Ouest-France, 6 avril 1987 [article reproduit en fac-similé dans Le Bulletin célinien, n° 59, juillet 1987, p.10].
5. Ibidem.
6. Les idées de Céline, BLFC, coll. "Bibliothèque d'études critiques", 1978. Réédité par Berg International, coll. "Pensée politique et sciences sociales", 1982.
7. Exemple parmi d'autres : abordant la question sensible du révisionnisme, il semble déplorer qu'en France, un "débat entre intentionalistes et fonctionalistes n'est même pas possible" ("Céline vu de gauche, vu de droite" in Nouvelle École ("Les écrivains"), n° 46, automne 1990, pp. 40-48).
8. Entretien de F.Gibault avec J.-P. Pennaneac'h, Impact médecin quotidien, n° 517, 8 février 1994, p.31.
9. Marcel Aymé, "Sur une légende", Cahiers de l'Herne, n° 3 & 5, 1972, p.277.
10. Lettre de Philippe Alméras au rédacteur en chef de Ouest-France, 7 avril 1987 [reproduite en fac-similé dans Le Bulletin célinien, op.cit.].
11. Émission "Bouillon de culture", Antenne 2, 14 janvier 1994. Sur les ondes de RTL, Alméras fut encore plus incisif, qualifiant Céline de "parfait salaud" (RTL-Lire, 19 février 1994).
12. Marie-Christine Bellosta, "Céline dans l'histoire", Magazine littéraire, n° 317, janvier 1994, p.27.
13. Philippe Alméras, "Ne tirez pas sur le céliniste !", The French Review, vol.46, n° 1, 1972, pp.82-84.
14. Jean Bastier, "L.-F. Céline en 1914, d'après les archives de l'armée" in Actes du colloque international de Paris (1992), Éd. du Lérot & Société des études céliniennes, 1993, pp.35-50. Cette communication, qui date de juillet 1992, fut précédée d'une conférence sur le même thème ("Louis-Ferdinand Céline, le cuirassier blessé") prononcée le 22 mars 1991 lors de la 2ème assemblée des lecteurs du Bulletin, à Paris.
15. Gérard Spitéri, "Céline, le cri d'un bouffon", Le Quotidien de Paris, n° 4405, 12 janvier 1994, p.15.
16. "Les brûlures de l'histoire" [le 6 février 1934], France 3, 1er février 1994, émission de Laure Adler et Patrick Rotman.
17. Pierre Gripari, "Léon Bloy, un Céline chrétien" in Critique et autocritique, L'Âge d'Homme, 1981, p.19.
18. Par exemple, Alain Dutasta (La Nouvelle République du Centre-Ouest, 10 février 1994 ) ou Didier Sénécal (Lire, janvier 1994, pp.72-73).
19. Céline, "Première esquisse de Féerie pour une autre fois" et d'autres fragments tirés des Cahiers de prison in Romans, IV, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1993, p.568.
20. Pol Vandromme, "Louis Ferdinand Céline", in Journal de lectures, L'Âge d'Homme, coll. "Lettera", 1991, p. 65.
21. Yves Courrière, Roger Vailland ou Un libertin au regard froid, Plon, 1991, pp.228-291. Voir aussi le témoignage intégral de R. Champfleury in Le Bulletin célinien, n° 97, octobre 1990, pp.4-7.
22. Jean-Paul Louis, "Céline la poubelle, 1", Le Lérot rêveur, n°25, juin 1979, p.109.
23. Lettre de l'amiral Darlan au Ministère de l'Information citée par Dominique Rossignol in Histoire de la propagande en France de 1940 à 1944 ( L'utopie Pétain ), PUF, coll. "Politique d'aujourd'hui", 1991, p.30.