Dossier de presse
A propos de L.-F. Céline La véritable cause de ces réactions
passionnées réside dans le fait que Céline est le portraitiste de notre époque.
Entendons-nous bien. Je précise en disant que Céline est, à mon sens, le
portraitiste-photographe le plus talentueux de notre classe bourgeoise et de notre
société capitaliste.
Depuis la fin de la guerre, le freudisme et la psychanlyse
constituaient la nourriture rénovatrice de notre littérature. Céline en sait long sur
ce chapitre. Aussi a-t-il révisé le procédé de lintrospection et de
lanalyse auxquelles il enlève leur barbe et leurs diplômes pour les vivifier et
les rajeunir au contact dun naturalisme " scientifique " qui donne à ses
outrances les plus délirantes une attitude breughelienne du meilleur crû.
Céline, cest Balzac en automobile, cinématographiant son
époque à travers une lentille dune luminosité inhumaine sur un film dune
hyper-sensibilité obsédante.
Comme Balzac, il a démonté les rouages les plus subtils et les
plus trompeurs du cur et de lâme des personnages de la comédie qui se joue
autour de lui.
Sa vive intelligence et une vaste érudition lui ont permis de
faire rapidement le tour des coulisses de la vie.
Une enfance brutalisée et viciée, comme il en est
dinnombrables : une adolescence pourrie par la guerre, une sensibilité
décorché, une intelligence lucide et courageuse, voilà plus quil nen
faut pour donner à la plume du médecin Destouches les moyens dune description
poignante de son temps.
Avec une joie rageuse et vengeresse, avec une passion insatiable
de crever la panse à toutes les hypocrisies et à toutes les politesses qui constituent
larmature de notre civilisation, avec une colère ironique, il plonge toutes les
religions, toutes les idéologies, toutes nos petites et grandes idées, toutes nos soifs
masochistes et sadiques dévasion, dans laffreux bain acide de son nihilisme
absolu, où, impitoyablement, se simplifient ces fantasmagoriques charognes.
Et, malgré cette intolérable dissection de notre être le plus
vrai et aussi le plus infâme, lart de Céline est tellement puissant que le plus
automatisé des bourgeois proteste violemment comme devant sa plus magistrale caricature.
Céline a dépassé ce degré de vérité au-delà duquel lair cesse dêtre
respirable pour lhomme social de nos pays. Il fait penser, en cela, aux grands
romanciers russes.
Ce portrait à leau-forte de notre société, aux
extravagances caricaturales atteint, pour certains types petits bourgeois de notre milieu,
une force et une vérité dune beauté surprenante.
Lauteur rehausse cette satire de toute la force de son
mépris fataliste. Il contemple en médecin psychiatre, observateur inaccessible, cette
misérable tourbe humaine.
La religion, la religion catholoque surtout quil décrit
parce quil la connaît bien, sen va ; le Dieu miséricordieux ne sert plus que
de talisman aux coffres-forts en délire. La science, la machine, la fameuse base du
progrès humain, ne sert aux hommes quà sempoisonner la vie, quà se
compliquer lexistence en exaspérant leurs vices les plus vulgaires et les plus
commodes.
La civilisation ne fait que préparer des guerres apocalyptiques
et imbéciles. Lhomme, lindividu, où est-il ?
Quatre années de souffrances horribles, de tueries enragées, de
folies sanglantes, ne lui ont rien appris. Il est imperméable à lexpérience, cet
animal-là. Alors, comment lui apprendre quelque chose, si quatre ans de tranchées
infectes, dobus sur la carcasse, dordure et de famine ne sont pas susceptibles
de lui faire savoir quil ne sest sacrifié quà la fausseté la plus
abjecte, à ses instincts les plus bestiaux.
Que voulez-vous que Céline pense de ces farandoles danciens
combattants, autour du tombeau de linconnu et de ces armées de chômeurs hébétés
et mendiants qui nont plus la volonté ni la conscience de la révolte.
Oui, telle est la réalité de notre société bourgeoise et
capitaliste. Il en vient aux lèvres de Céline un immense dégoût et un doux et
intégral désespoir dont le fatalisme ne lui laisse plus que la force de "
dégueuler " sur cette humanité en folie son splendide mépris dartiste.
Le portrait que Céline trace si magistralement est beau parce
quil participe lui-même à la psychologie sentimentale et morale de son milieu. Il
est lui-même un produit délite de notre société bourgeoise décadente. En
intellectuel superbe, en artiste sensible, il sintègre intensément dans la
lamentable condition humaine, il enregistre avec une douloureuse profondeur les errements
des hommes mais il ne voit rien à leur conseiller, il ne croit pas que leur sort puisse
être amélioré dun seul sourire, ou enrichi dun seul bonheur.
Cet anarchiste nihiliste, ce destructeur de la société qui le
nourrit et lempoisonne, ce pessimiste amoral et intégral, cet écorché à vif, ne
distingue plus ni vice, ni vertu, ne trouve plus de bouée pour se raccrocher.
Dans toute luvre de Céline, il ny a aucun
personnage qui pose un acte dicté par un autre mobile quun égoïsme personnel ou
familial ou quune aberration délirante des instincts de horde.
La saine et joyeuse bonté humaine, ce plaisir de donner de la
joie, parce quon est bien vivant ou parce quon a de lamour à répandre,
cette rude et forte fraternité qui rend la route moins aride et la vie moins stupide,
cette amitié confiante et généreuse qui déculpe et aiguise nos forces,
néclosent nulle part dans son uvre.
Il circule, au contraire, dans ses livres un fluide morbide et
névrosé ; il y a dans toute cette littérature, une senteur cadavérique.
Lanormal, le maladif, le vicieux y règnent en maîtres ; seule la mort y est
reconnue comme une consolante certitude. La vie, lineffable joie de se sentir vivre
en, contact et en harmonie avec la terre, cette douce quiétude qui suit les grands
efforts, ce plaisir de jouer ensemble au soleil ou cette ferveur de lutter hautement
contre les instincts dégradants de lhomme ne font pas partie des tableaux
céliniens.
Comme les malades de La Montagne magique de Thomas Mann
finissent par se complaire et sévader dans leur maladie, ainsi, les hommes que
Céline nous montre finissent par se réfugier dans leurs misères, leurs vices et leurs
crasses. Céline sent parfaitement que la collectivité dans laquelle il baigne est en
train de pourrir ; en médecin-artiste, il sent le ralentissement des pulsations du
cur de cette société moribonde où lhomme est un loup pour lhomme, où
largent empoisonne tout, où la guerre grimace partout, où la morale est une
duperie, la justice une bouffonnerie, la bêtise une exploitation décorée et la vérité
une girouette. Il ne comprend que trop que cette société est une paradoxale et
insoutenable ineptie.
Et, devant cette constatation aveuglante, deux attitudes sont
seules possibles à celui qui pense.
La première (celle que semble avoir choisie Céline)
lattitude du chien au fil de leau, du fatalisme et du pessimisme. Lhomme
est une pourriture (Céline dirait " un bac à m... ") et il ny a rien à
espérer de lui ; il est mauvais définitivement, cest Dieu qui la fait ainsi,
pour son plaisir ; cest une folie que de faire appel à sa raison ou à son
cur ; lidéalisme, cest un truc pour piper les autres ou pour parer nos
vices ; lamour cest " linfini à la portée des caniches " ;
la pitié, le masque du lâche pour éviter la vengeance ou la révolte, ça ne servira à
rien, Dieu naime pas les anges révoltés ; on ne se révolte pas contre les
tremblements de terre, ces frissons de notre mère.
Damnés de la terre, pourrait dire Céline, je sors de vos rangs,
jai remâché votre pitance et souffert vos tortures, jai conquis mes
diplômes, et je suis savant, inutile de vous tracasser ; continuez à jouir à plein
fleuve dans votre turpitude ; larbre de la science, que jai effeuillé
ma convaincu que vous êtes bien irrémédiablement fichus.
Faites-vous moine contemplatif ou communiste oudarnik, cest
tout un.
Voir mon " Mea culpa ". Mea culpa, ça na
pas de sens évidemment : on a dit que vous étiez responsables, mes petits frères, pour
que vous ne remuiez pas trop tous vos instincts puants, pour faire croire que vous ne les
méritez pas.
Ce nest pas la raison, ni lintelligence, ni la
prière, ni la révolution, ni la machine, tous ces bobards pour vous " dorer la
pilule " qui vous délivreront de votre maîtresse adorée et haïe : la Mort et de
sa compagne vérolée : la Vie.
Ce désespoir fataliste fait le grand charme morbide de
luvre de Céline. Cette attitude pessimiste mortelle chatouille quand même
agréablement notre petit orgueil dhomme. Chez les intellectuels bourgeois, en
majorité, cette position défaitiste vient corroborer heureusement leur scepticisme
roublard, et conservateur, et justifier pleinement leur béatitude pansue et orgueilleuse:
" Tout est pour le mieux, dans le meilleur des mondes ".
A lidéologie fasciste de notre époque, Céline apporte sa
justification philosophique pour ce qui concerne le dédain de la personnalité et de
lindividu, basé sur la conception pessimiste de lhomme.
Lhomme est imperfectible, il ny a pas despoir
que sa méchanceté et sa puanteur deviennent plus supportables pour les contemporains.
Alors pourquoi ne pas lui dire franchement " que la guerre
est lhygiène des peuples " ? Cest peut-être là, la plus belle
utilisation de cet engrais automobile quest lhomme.
Bien sûr, Hitler a défendu la traduction des uvres de M.
Destouches, parce quil naime pas les portraits trop criants de vérité.
Gouverner est autre chose que de philosopher.
Céline semble avoir humé cette vague odeur consanguine des
fascismes de toutes nuances avec sa manière de sentir lhumain. Jattends avec
impatience ses idées à ce sujet puisquil a bien voulu nous faire connaître ses
réactions délirantes au contact de lU.R.S.S.
Son agressivité contre la République des Soviets a intrigué
beaucoup de gens par son illogisme et sa médiocrité pitoyable.
Bagatelles pour un massacre et Mea culpa sont, à
mon sens, des illustrations typiques de la faiblesse de la raison humaine, dont
lauteur dit si justement, hélas, " Décidément la raison nest
quune toute petite force universelle ". En effet, pour prouver cet axiome, son
livre Mea culpa est un monument.
Il nous y montre que lhéroïque médecin Semmelweis,
malgré ses combats inlassables, ne parvint pas à faire admettre aux lumières de son
temps que les femmes enceintes mouraient comme des mouches par linfection
mircobienne que provoquaient les médecins en négligeant de se laver les mains avant
dausculter les parturiantes.
Lidée de Semmelweis, basée sur une originale intuition et
des expériences imparfaites, ne parvint à triompher de la routine aveugle et
meurtrière, quavec les découvertes de Pasteur.
Voilà un célèbre exemple qui devrait inciter à nous méfier de
nos illères passionnelles et nous inviter à beaucoup de prudence vis à vis des
prophètes.
Et que fait Céline devant les nouveaux Semmelweis qui
sappellent Karl Marx, ses disciples et les autres ?
Il les traîne de bateleurs ignares et de mystificateurs dangereux
et roublards.
Décidément, je crois quen érigeant lillogisme en
système, Céline a voulu se moquer de la "Raison" et de ses lecteurs.
Aussi, ne craignons rien, Céline évoluera encore. Il na
pas fini de nous étonner. Lhomme est un animal mystique. Là-dessus, Céline est
daccord. Alors, lui-même ?
Il y viendra, si malin soit-il.
Devant la société actuelle, une deuxième attitude est
adoptable. Certes, il y faut un certain courage, peut-être une certaine santé ou une
dose assez forte dingénuité.
Quimporte, je suis bien portant et je veux vivre. Je crois
que le fait de ne plus manger les cadavres de ses ennemis et de savoir que la société
est empoisonnée par la bestialité et la cruauté des esclaves opprimés, marque dans la
mentalité humaine un petit progrès depuis lâge du bronze. Pourquoi cette
évolution serait-elle arrivée à un terme ?
Que, par rapport aux forces cosmiques en jeu, mon intervention
volontaire soit une illusion, cest possible. Mais, si je trouve mon plaisir dans ma
course au flambeau ?
Je crois en la perfectibilité humaine, par évolution ou par
mutation, je ne métendrai pas là-dessus. Jai foi en la raison, si trompeuse
et si belliqueuse soit-elle.
Mes grandes joies je les puise là, et aussi ma tolérance.
Libre aux blasés, aux désespérés, aux " Morts à crédit
" de sévader dans le nihilisme stérile. Je comprends leur aventure. La seule
chose qui me répugne chez eux, cest létalage de leur haine contradictoire et
incompréhensible de gestes qui devraient les laisser inodores et indifférents.
Pourquoi Céline est-il si outrageusement surpris de la
médiocrité du moujik russe collectiviste ?
Quand on ne croit pas à la perfectibilité de lhomme on ne
joue pas au sociologue moraliste, sinon on est un cynique imposteur ou un infâme
exploiteur de la misère.
Paul FONTAINE. Vent du Nord, 14 janvier 1939.
Remerciements à Frédéric Saenen pour nous avoir procuré une copie de cet article.