Dossier de presse

A propos de L.-F. Céline
[1939]

   L’œuvre littéraire de Monsieur L.-F. Destouches, médecin parisien, débute par le Voyage au bout de la nuit.
    Il n’est personne que ce livre ait laissé indifférent.
    Le style de Céline, rapide, saccadé, elliptique, nerveux, direct et crû, ô combien, rappelle la dureté et la brutalité de l’eau-forte et du cinéma. Céline peint en noir et blanc, un paysage, en deux coups de burin. Ses personnages parlent une langue populaire dont la naturelle crudité déconcerte le lecteur.
    Son dédain gouailleur des formes académiques les plus respectées et ses bousculades effrontées de la syntaxe la plus élémentaire ont fait renâcler tous les poëtaillons du beau style.
    Ses originalités syntaxiques qui animent étrangement un art admirable de compositeur et de romancier, donnent au style de Céline un air gavroche et libertaire, une saveur fraîche et acide, une attitude de provocation et d’alacrité ironique qui annoncent, dès les premières pages, au lecteur non prévenu, une rude personnalité.
    Les " gens bien " ont traité Céline d’écrivain ordurier et pornographe et mis ses œuvres diaboliques à l’index.
    Il est certain que cette critique est beaucoup mieux adressée encore à Rabelais ; ce qui n’empêche pas Rabelais d’être une des gloires de la littérature française. N’oublions pas que Céline, comme Rabelais d’ailleurs, est médecin. Ce genre de métier modifie fatalement la notion de la pudeur et de la politesse. Allez donc conserver le respect de l’érotisme tabou, quand les hommes vous bavent leurs vices et leurs misères toute la journée.
    J’avoue, d’autre part, que je n’accorde au style et à la prose de Céline, ainsi qu’à sa scatologie et son érotomanie, qu’une importance secondaire.
    Je ne tenais à signaler ces quelques points particuliers concernant sa manière d’écrire et de composer ses œuvres, que parce que je crois que, suivant la très vieille formule de Buffon, le style, c’est l’homme.
    L’œuvre de Céline a suscité dans les milieux intellectuels de notre société un écho extraordinaire, dont témoignent tous les critiques littéraires de notre temps. Un livre comme le Voyage au bout de la nuit a fait couler des flots d’encre et déchaîné des passions telles qu’aucune œuvre littéraire n’en avait provoquées durant ces dix dernières années.
   

    La véritable cause de ces réactions passionnées réside dans le fait que Céline est le portraitiste de notre époque. Entendons-nous bien. Je précise en disant que Céline est, à mon sens, le portraitiste-photographe le plus talentueux de notre classe bourgeoise et de notre société capitaliste.
    Depuis la fin de la guerre, le freudisme et la psychanlyse constituaient la nourriture rénovatrice de notre littérature. Céline en sait long sur ce chapitre. Aussi a-t-il révisé le procédé de l’introspection et de l’analyse auxquelles il enlève leur barbe et leurs diplômes pour les vivifier et les rajeunir au contact d’un naturalisme " scientifique " qui donne à ses outrances les plus délirantes une attitude breughelienne du meilleur crû.
    Céline, c’est Balzac en automobile, cinématographiant son époque à travers une lentille d’une luminosité inhumaine sur un film d’une hyper-sensibilité obsédante.
    Comme Balzac, il a démonté les rouages les plus subtils et les plus trompeurs du cœur et de l’âme des personnages de la comédie qui se joue autour de lui.
    Sa vive intelligence et une vaste érudition lui ont permis de faire rapidement le tour des coulisses de la vie.
    Une enfance brutalisée et viciée, comme il en est d’innombrables : une adolescence pourrie par la guerre, une sensibilité d’écorché, une intelligence lucide et courageuse, voilà plus qu’il n’en faut pour donner à la plume du médecin Destouches les moyens d’une description poignante de son temps.
    Avec une joie rageuse et vengeresse, avec une passion insatiable de crever la panse à toutes les hypocrisies et à toutes les politesses qui constituent l’armature de notre civilisation, avec une colère ironique, il plonge toutes les religions, toutes les idéologies, toutes nos petites et grandes idées, toutes nos soifs masochistes et sadiques d’évasion, dans l’affreux bain acide de son nihilisme absolu, où, impitoyablement, se simplifient ces fantasmagoriques charognes.
    Et, malgré cette intolérable dissection de notre être le plus vrai et aussi le plus infâme, l’art de Céline est tellement puissant que le plus automatisé des bourgeois proteste violemment comme devant sa plus magistrale caricature. Céline a dépassé ce degré de vérité au-delà duquel l’air cesse d’être respirable pour l’homme social de nos pays. Il fait penser, en cela, aux grands romanciers russes.
    Ce portrait à l’eau-forte de notre société, aux extravagances caricaturales atteint, pour certains types petits bourgeois de notre milieu, une force et une vérité d’une beauté surprenante.
    L’auteur rehausse cette satire de toute la force de son mépris fataliste. Il contemple en médecin psychiatre, observateur inaccessible, cette misérable tourbe humaine.
    La religion, la religion catholoque surtout qu’il décrit parce qu’il la connaît bien, s’en va ; le Dieu miséricordieux ne sert plus que de talisman aux coffres-forts en délire. La science, la machine, la fameuse base du progrès humain, ne sert aux hommes qu’à s’empoisonner la vie, qu’à se compliquer l’existence en exaspérant leurs vices les plus vulgaires et les plus commodes.
    La civilisation ne fait que préparer des guerres apocalyptiques et imbéciles. L’homme, l’individu, où est-il ?
    Quatre années de souffrances horribles, de tueries enragées, de folies sanglantes, ne lui ont rien appris. Il est imperméable à l’expérience, cet animal-là. Alors, comment lui apprendre quelque chose, si quatre ans de tranchées infectes, d’obus sur la carcasse, d’ordure et de famine ne sont pas susceptibles de lui faire savoir qu’il ne s’est sacrifié qu’à la fausseté la plus abjecte, à ses instincts les plus bestiaux.
    Que voulez-vous que Céline pense de ces farandoles d’anciens combattants, autour du tombeau de l’inconnu et de ces armées de chômeurs hébétés et mendiants qui n’ont plus la volonté ni la conscience de la révolte.
    Oui, telle est la réalité de notre société bourgeoise et capitaliste. Il en vient aux lèvres de Céline un immense dégoût et un doux et intégral désespoir dont le fatalisme ne lui laisse plus que la force de " dégueuler " sur cette humanité en folie son splendide mépris d’artiste.
    Le portrait que Céline trace si magistralement est beau parce qu’il participe lui-même à la psychologie sentimentale et morale de son milieu. Il est lui-même un produit d’élite de notre société bourgeoise décadente. En intellectuel superbe, en artiste sensible, il s’intègre intensément dans la lamentable condition humaine, il enregistre avec une douloureuse profondeur les errements des hommes mais il ne voit rien à leur conseiller, il ne croit pas que leur sort puisse être amélioré d’un seul sourire, ou enrichi d’un seul bonheur.
    Cet anarchiste nihiliste, ce destructeur de la société qui le nourrit et l’empoisonne, ce pessimiste amoral et intégral, cet écorché à vif, ne distingue plus ni vice, ni vertu, ne trouve plus de bouée pour se raccrocher.
    Dans toute l’œuvre de Céline, il n’y a aucun personnage qui pose un acte dicté par un autre mobile qu’un égoïsme personnel ou familial ou qu’une aberration délirante des instincts de horde.
    La saine et joyeuse bonté humaine, ce plaisir de donner de la joie, parce qu’on est bien vivant ou parce qu’on a de l’amour à répandre, cette rude et forte fraternité qui rend la route moins aride et la vie moins stupide, cette amitié confiante et généreuse qui déculpe et aiguise nos forces, n’éclosent nulle part dans son œuvre.
    Il circule, au contraire, dans ses livres un fluide morbide et névrosé ; il y a dans toute cette littérature, une senteur cadavérique. L’anormal, le maladif, le vicieux y règnent en maîtres ; seule la mort y est reconnue comme une consolante certitude. La vie, l’ineffable joie de se sentir vivre en, contact et en harmonie avec la terre, cette douce quiétude qui suit les grands efforts, ce plaisir de jouer ensemble au soleil ou cette ferveur de lutter hautement contre les instincts dégradants de l’homme ne font pas partie des tableaux céliniens.
    Comme les malades de La Montagne magique de Thomas Mann finissent par se complaire et s’évader dans leur maladie, ainsi, les hommes que Céline nous montre finissent par se réfugier dans leurs misères, leurs vices et leurs crasses. Céline sent parfaitement que la collectivité dans laquelle il baigne est en train de pourrir ; en médecin-artiste, il sent le ralentissement des pulsations du cœur de cette société moribonde où l’homme est un loup pour l’homme, où l’argent empoisonne tout, où la guerre grimace partout, où la morale est une duperie, la justice une bouffonnerie, la bêtise une exploitation décorée et la vérité une girouette. Il ne comprend que trop que cette société est une paradoxale et insoutenable ineptie.
    Et, devant cette constatation aveuglante, deux attitudes sont seules possibles à celui qui pense.
    La première (celle que semble avoir choisie Céline) l’attitude du chien au fil de l’eau, du fatalisme et du pessimisme. L’homme est une pourriture (Céline dirait " un bac à m... ") et il n’y a rien à espérer de lui ; il est mauvais définitivement, c’est Dieu qui l’a fait ainsi, pour son plaisir ; c’est une folie que de faire appel à sa raison ou à son cœur ; l’idéalisme, c’est un truc pour piper les autres ou pour parer nos vices ; l’amour c’est " l’infini à la portée des caniches " ; la pitié, le masque du lâche pour éviter la vengeance ou la révolte, ça ne servira à rien, Dieu n’aime pas les anges révoltés ; on ne se révolte pas contre les tremblements de terre, ces frissons de notre mère.
    Damnés de la terre, pourrait dire Céline, je sors de vos rangs, j’ai remâché votre pitance et souffert vos tortures, j’ai conquis mes diplômes, et je suis savant, inutile de vous tracasser ; continuez à jouir à plein fleuve dans votre turpitude ; l’arbre de la science, que j’ai effeuillé m’a convaincu que vous êtes bien irrémédiablement fichus.
    Faites-vous moine contemplatif ou communiste oudarnik, c’est tout un.
    Voir mon " Mea culpa ". Mea culpa, ça n’a pas de sens évidemment : on a dit que vous étiez responsables, mes petits frères, pour que vous ne remuiez pas trop tous vos instincts puants, pour faire croire que vous ne les méritez pas.
    Ce n’est pas la raison, ni l’intelligence, ni la prière, ni la révolution, ni la machine, tous ces bobards pour vous " dorer la pilule " qui vous délivreront de votre maîtresse adorée et haïe : la Mort et de sa compagne vérolée : la Vie.
    Ce désespoir fataliste fait le grand charme morbide de l’œuvre de Céline. Cette attitude pessimiste mortelle chatouille quand même agréablement notre petit orgueil d’homme. Chez les intellectuels bourgeois, en majorité, cette position défaitiste vient corroborer heureusement leur scepticisme roublard, et conservateur, et justifier pleinement leur béatitude pansue et orgueilleuse: " Tout est pour le mieux, dans le meilleur des mondes ".
    A l’idéologie fasciste de notre époque, Céline apporte sa justification philosophique pour ce qui concerne le dédain de la personnalité et de l’individu, basé sur la conception pessimiste de l’homme.
    L’homme est imperfectible, il n’y a pas d’espoir que sa méchanceté et sa puanteur deviennent plus supportables pour les contemporains.
    Alors pourquoi ne pas lui dire franchement " que la guerre est l’hygiène des peuples " ? C’est peut-être là, la plus belle utilisation de cet engrais automobile qu’est l’homme.
    Bien sûr, Hitler a défendu la traduction des œuvres de M. Destouches, parce qu’il n’aime pas les portraits trop criants de vérité. Gouverner est autre chose que de philosopher.
    Céline semble avoir humé cette vague odeur consanguine des fascismes de toutes nuances avec sa manière de sentir l’humain. J’attends avec impatience ses idées à ce sujet puisqu’il a bien voulu nous faire connaître ses réactions délirantes au contact de l’U.R.S.S.
    Son agressivité contre la République des Soviets a intrigué beaucoup de gens par son illogisme et sa médiocrité pitoyable.
   Bagatelles pour un massacre et Mea culpa sont, à mon sens, des illustrations typiques de la faiblesse de la raison humaine, dont l’auteur dit si justement, hélas, " Décidément la raison n’est qu’une toute petite force universelle ". En effet, pour prouver cet axiome, son livre Mea culpa est un monument.
    Il nous y montre que l’héroïque médecin Semmelweis, malgré ses combats inlassables, ne parvint pas à faire admettre aux lumières de son temps que les femmes enceintes mouraient comme des mouches par l’infection mircobienne que provoquaient les médecins en négligeant de se laver les mains avant d’ausculter les parturiantes.
    L’idée de Semmelweis, basée sur une originale intuition et des expériences imparfaites, ne parvint à triompher de la routine aveugle et meurtrière, qu’avec les découvertes de Pasteur.
    Voilà un célèbre exemple qui devrait inciter à nous méfier de nos œillères passionnelles et nous inviter à beaucoup de prudence vis à vis des prophètes.
    Et que fait Céline devant les nouveaux Semmelweis qui s’appellent Karl Marx, ses disciples et les autres ?
    Il les traîne de bateleurs ignares et de mystificateurs dangereux et roublards.
    Décidément, je crois qu’en érigeant l’illogisme en système, Céline a voulu se moquer de la "Raison" et de ses lecteurs.
    Aussi, ne craignons rien, Céline évoluera encore. Il n’a pas fini de nous étonner. L’homme est un animal mystique. Là-dessus, Céline est d’accord. Alors, lui-même ?
    Il y viendra, si malin soit-il.
    Devant la société actuelle, une deuxième attitude est adoptable. Certes, il y faut un certain courage, peut-être une certaine santé ou une dose assez forte d’ingénuité.
    Qu’importe, je suis bien portant et je veux vivre. Je crois que le fait de ne plus manger les cadavres de ses ennemis et de savoir que la société est empoisonnée par la bestialité et la cruauté des esclaves opprimés, marque dans la mentalité humaine un petit progrès depuis l’âge du bronze. Pourquoi cette évolution serait-elle arrivée à un terme ?
    Que, par rapport aux forces cosmiques en jeu, mon intervention volontaire soit une illusion, c’est possible. Mais, si je trouve mon plaisir dans ma course au flambeau ?
    Je crois en la perfectibilité humaine, par évolution ou par mutation, je ne m’étendrai pas là-dessus. J’ai foi en la raison, si trompeuse et si belliqueuse soit-elle.
    Mes grandes joies je les puise là, et aussi ma tolérance.
    Libre aux blasés, aux désespérés, aux " Morts à crédit " de s’évader dans le nihilisme stérile. Je comprends leur aventure. La seule chose qui me répugne chez eux, c’est l’étalage de leur haine contradictoire et incompréhensible de gestes qui devraient les laisser inodores et indifférents.
    Pourquoi Céline est-il si outrageusement surpris de la médiocrité du moujik russe collectiviste ?
    Quand on ne croit pas à la perfectibilité de l’homme on ne joue pas au sociologue moraliste, sinon on est un cynique imposteur ou un infâme exploiteur de la misère.

 

Paul FONTAINE. Vent du Nord, 14 janvier 1939.

 

Remerciements à Frédéric Saenen pour nous avoir procuré une copie de cet article.