Jai rencontré pour la première fois le nom de Céline en
juillet 1961, quand les journaux italiens lui consacrèrent une très brève et frileuse
nécrologie. Je nétais guère plus quune adolescente, mais javais
déjà beaucoup lu, surtout des auteurs français, mes préférés. Mais ce nom, je ne
lavais jamais entendu. Je ne savais pas, alors, que même en Italie, Céline avait
été enterré vivant, que sur lui était tombée cette conjuration du silence dont parle
si bien Pierre Monnier dans son Ferdinand furieux. Jusquà la chute du mur de
Berlin, en effet, et au virage immédiat du Parti Communiste Italien en Parti Démocrate
Social, lintelligentsia de gauche, qui dominait les Lettres et les Arts en Italie,
avait épuré Céline dont pourtant elle connaissait très bien la valeur, surtout Moravia
qui "pompa" beaucoup dans ses livres. Quant à notre Droite et à la Démocratie
Chrétienne, elles étaient tellement indifférentes à lArt et à la Littérature
que Céline, elles, ne savaient même pas qui il était !
Je me souviens qualors je demandai des informations à ma tante,
écrivain, intellectuelle et membre actif du Parti Communiste italien. Elle me répondit
que cétait un très grand écrivain mais aussi un être méprisable et un
pronographe, et que "cétait très bien que personne ne le lise". Je me
rappelle aussi qualors cela me sembla étrange quun artiste fut exclu pour de
tels motifs. Puis je ny pensai plus. Je rencontrai à nouveau Céline de nombreuses
années plus tard en 1995, et cette façon bizarre quil a tant aimée. Je dois
avouer que jai pour les chats une vraie passion et un jour, dans un livre français
sur les chats historiques, je lus lhistoire dun chat extraordinaire qui, avec
son maître, avait traversé lEurope en flammes durant la dernière guerre. Ce
maître sappellait Louis-Ferdinand Céline et certainement ce devait être aussi un
être extraordinaire, pensais-je tout de suite, pour faire une chose pareille.
Céline !... Il me revint alors en mémoire cet été lointain et cette
fois je voulus en savoir plus. Mais en Italie il ny avait rien, ni une biographie,
ni un essai, rien, et dire quil y avait eu son Centenaire une année avant !
Je demandai alors de laide, comme je lai toujours fait pour
mes biographies françaises, à ma grande amie Colette Romain, et elle menvoya celle
dAlméras. Je la lus et même si je sentais que lauteur était tendancieux, de
ce livre, malgré lui, il ne pouvait pas empêcher quémerge un génie comme je ne
croyais pas quil puisse y en avoir eu depuis la mort de Skakespeare, un génie dont
la vie, la pensée, luvre auraient donné lieu à certaines thèses de licence
: un de ces très rares écrivains qui, quand vous les avez lus, vous changent la vision
du Monde. Me basant sur la bibliographie, je demandai dautres livres à Colette ; au
fur et à mesure quelle me les envoyait, ma conviction se renforçait, jusquà
ce que je me décide à écrire une biographie de façon à faire sortir Céline de sa
condition denterré vivant et de le faire connaître en Italie. En effet,
javais entretemps pu constater avec le texte français à lappui, que les
traductions italiennes de ses uvres, sauf lEinaudi-Gallimard, étaient souvent
tronquées, avec des mots présomptueusement substitués, des erreurs de traduction et
même avec la désinvolte violation des fameux trois points qui nétaient
évidemment pas considérés pour leur valeur musicale, mais seulement comme une
interjection. Mais cela était également dû à la totale ignorance de Céline. (...)
Dans mon livre, je me suis proposée surtout de :
Faire parler Céline (toujours rigoureusement daprès les
documents originaux) beaucoup plus que lont fait les autres biographes, de façon
que ce soit à lui rendre plus clair sa pensée et son art, sans linterprétation
qui apparaît trop souvent dans celle des autres. Et, naturellement, faire parler aussi
son entourage.
Rediscuter le terme "pamphlets" pour lequel je propose
celui de "poèmes" comme Céline lui-même le désirait. Jestime que ce
sont des chefs-duvre littéraires de grande beauté, une lecture passionnante
avec des observations profondes et souvent à lavant-garde sur des thèmes très
variés. Quant à leurs morceaux violents, jai cherché den comprendre les
raisons en les remettant dans leur contexte historique et en les voyant surtout, à la
lumière du "délire célinien" et de la violence qui naît en lui pour la
défense des faibles, ce même délire et violence qui lui fait écrire dans une lettre de
solidarité du 10 juin 1933, à la journaliste de Luvre, Hélène
Gosset, qui avait dénoncé la cruauté sur les animaux dans un cirque de passage à Paris
que "une ville où de telles lâchetés sont applaudies doit être donnée aux
flammes, massacrée, détruite, et le sera". Ou qui lui fait, dans Voyage
et dans Féerie, pour la défense des animaux massacrés dans la chasse à cour,
sport de noblesse, souhaiter que la Duchesse dUzès soit empalée et tous les autres
comme elle brûlés vifs, etc... Personne pourtant à ce moment-là ne pensa jamais
dénoncer Céline pour terrorisme et assassinat, encore moins comme empaleur de duchesses,
mais tous comprirent que cétait la violence créatrice dun grand poète qui
parlait. Et aussi donc, dans Bagatelles, il se déchaîne encore pour sauver le
faible qui est dans ce cas le "bleu", la chair à canons. Si, ensuite, nous
définissons comme "pamphlets" ces livres, alors pour moi, La Divine Comédie et
lEvangile selon Matthieu le sont également. Il apparaît encore plus clair ce que,
à mon avis, lon trouve dans chaque pensée de Céline, cest-à-dire que son
discours se lit sur deux plans : le contingent, qui est presque une dénonciation
et le transcendant qui est une profonde méditation sur la Condition humaine. Si Mea
culpa dénonce les horreurs de la collectivisation et du communisme, il y a pourtant
aussi un sens plus haut dans une méditation lucide, antithétorique et antisentimentale,
sur le sens de la vie humaine, si LEglise attaque la Société des Nations et
les multinationales, cest dans une dénonciation du Pouvoir de la parole, le pouvoir
politique, et de la prééminence de la masse sur lindividu ; dans Mort à
crédit, la rencontre du petit Ferdinand avec lAva cest la dénonciation
de léternelle et mortelle répression de lenfance dans le contexte familial,
mais aussi une métaphore de la tragique inutilité de la vieillesse. (...)
Ensuite valoriser et montrer au maximum le Céline de la joie,
parce que, encore aujourdhui, Céline est souvent considéré comme un nihiliste
bilieux. Et ensuite lartiste et le poète, ami des artistes, son très important
rapport avec Breughel et Bosch, son identification avec le Prospero shakespearien, son
amour pour la Mer, le Mythe, la Danse, lArt et la Beauté. Ce quil appelait
"les fleurs de lêtre". Et aussi le Céline auteur de ballets.
Je veux aussi souligner le Céline peintre et artiste figuratif
car pour moi toute son uvre est visuelle, quelquefois abstraite (je pense à la
description des couleurs du ciel durant les bombardements), mais aussi expressionniste,
dans la description des personnages, et symboliste, comme lorsquil décrit
lhumanité qui sagite dans le Passage Choiseul.
Pour moi il est, en outre, important de mettre en évidence le
Céline prophétique et précurseur, à lavant-garde sur son temps dans
léducation de lenfance, la médecine sociale, la révolution sexuelle de la
femme, le Céline qui dénonce la condition des ouvriers, laliénation apportée par
la civilisation industrielle (à ce propos, voir les très belles pages de Bagatelles
sur la pollution de Paris par rapport à lair de la mer), ici aussi à lire sur deux
plans. Et le Céline défenseur des animaux, contre la chasse et le cirque, ou
lextermination des phoques, thèmes qui commencent seulement à être débattus
aujourdhui. Le Céline qui comprend lâme secrète de lanimal et aussi
de la chose considérée comme inanimée ; je pense à la terrifiante description de la
maison qui hurle tandis quelle sécroule sous les bombardements dans Féerie.
Tout ceci sont des thèmes que je développerai davantage. Mais je
désire aussi que de mon livre sorte bien clair lidée de Céline selon laquelle il
nexiste pas un bon Pouvoir et un mauvais Pouvoir. Le Pouvoir, et lIdéologie
qui est son alibi, comme la guerre son corollaire, est la violence de lhomme sur
lhomme, de quelque part quelle vienne.
Le génocide des Goulags est luvre du communisme, des
indiens dAmérique du Nord des Etats-Unis, des Albigeois du pape Innocent III et
aujourdhui des kurdes et des thibétains, seulement pour citer quelques exemples,
ainsi que des millions de morts dans les camps dextermination, depuis ceux des
nazis, aux communistes, aux américains, et les massacres de lIntégralisme
islamique, sont un thème éternel dans lhistoire de lhomme et font partie du
langage sadique de lominide comme lappelait Céline, qui démontre avec
sa vie et sa pensée, quun homme libre ne peut encore vivre dans cette Société où
"il faut mourir ou mentir".
Des vicissitudes de la persécution de Céline, je veux aussi
quil soit clair quun artiste doit être libre de sexprimer et ne doit
jamais être frappé, ni en lui-même, puisque créateur de futur uvres, ni encore
plus dans son uvre, des forces qui sont toujours liées à un moment historique et
à leurs idéologies, tandis que lart est éternel et appartient à toute
lhumanité en tout temps et en tous lieux.
Il existe une Histoire de lArt, non une Histoire Morale de
lArt. Celui qui ne pense pas ainsi est un frère des nazis qui mirent le feu aux
livres, de ceux qui mutilèrent le Voyage dans la traduction russe, de ceux qui voulaient
tuer Giotto parce quil avait fait le portrait de son ami Dante dans la cathédrale
de Florence, et de papes de la Contre-Réforme, qui dressèrent la liste des livres
interdits, épouvantés par les idées nouvelles, idées illuministes qui arrivaient de la
France et qui empêchèrent pendant deux siècles les Italiens de penser, sinon avec de
très grands risques.
Et cest donc aussi le frère du prêtre qui alluma les bûchers
de lInquisition, du Communisme qui fit devenir fous les dissidents et les
intellectuels dans le Goulag, du Cardinal (qui fut ensuite Saint) qui fit taire Galilée,
et du Pape qui fit brûler vif Giordano Bruno parce quil avait découvert un univers
plus à la mesure de Dieu que de lhomme.
Ceci, au-delà de son grand art, est pour moi la grande leçon de vie
et de pensée de Céline.
Marina ALBERGHINI