À LA CORDE SANS PENDU

 

    J’ai honte d’y revenir, d’insister, mais la provocation est trop malhonnête quand on fait semblant (BC n° 188, p. 19) d’avoir, sous ma plume ou celle d’un autre, lu que chez Céline "luxer" signifait "déplacer" [le Juif], alors que j’avais écrit, sur la foi du Larousse, que cela voulait dire, en argot de course, "gagner de vitesse à l’arrivée" ou, en argot médical, à partir du sens "remplacer" : imposer le programme social que les Juifs n’ont pas vraiment appliqué, selon le contexte de ce chapitre des Beaux draps. "Gagner à l’arrivée", "faire mieux que Blum", nul besoin d’être grand clerc pour comprendre. Mais "déplacer le juif au poteau", je ne saisis pas. Le reste est à l’avenant : complications, distorsions, supputations...

    Quant à la dédicace des Beaux draps – "à la corde sans pendu", on ne sait trop le sens que certains clercs lui donnent : un appel aux Allemands pour qu’ils pendent les Juifs, une dédicace à la S.S. et à la Whermacht ? Bigre ! Même surréalisante comme le voudrait tel loustic, cette supplique datée de février 1941, ne porte guère à la plaisanterie. Je sais bien qu’à Henri Poulain, qui lui avait demandé le sens de la dédicace, Céline, goguenard, avait répondu par une question : "T’en as vu beaucoup toi des pendus depuis la débâcle ?". Je me méfie de certains témoignages, surtout venant du militant d’une idéologie. Et champ lexical poétique contre champ lexical politique, je signale que l’expression se trouve déjà dans Bagatelles pour un massacre (Denoël 1937, p. 302) dans un passage où Céline s’en prend aux "commissaires juifs", "illusionnistes charlatans", "bonneteurs avérés", "officieux, officiels, vertigineux, de l’intrigue maléfique, magique, à centuple fond, de l’esquive, des cent mille passe-passes asiates, des tarots qui assassinent, des déserts miragineux... des cadavres sans tête... des cordes sans pendus... des mots sans suite... des malles sans couvercles... des nuages messagers... insurpassables virtuoses pour tous dédales et pertes casuistiques... acrobates inimaginables pour tous catacombes et toutes oubliettes... La quintessence même des plus infinies vicieuses gangstériques crapules de l’Univers"...

    Qu’est-ce à dire ? Que Les beaux draps sont dédicacés avec amertume et ironie à ceux qui, pour Céline, malgré ses "mises en garde" dans Bagatelles pour un massacre et L’école des cadavres, sont "responsables" de la catastrophe dans laquelle se trouve la France en 1940, dans un état digne des pièces du Grand Guignol : aux idéologues, aux "illusionnistes" de "la corde sans pendu", aux Juifs. C’est du Céline.

Éric MAZET