Robert Chamfleury et L.-F. Céline

C’est en février 1958 que, dans Le Petit Crapouillot, Céline réagit à l'article de Roger Vailland, "Nous n'épargnerions plus Louis-Ferdinand Céline", paru en janvier 1950 dans l'hebdomadaire La Tribune des Nations inféodé à Moscou. Robert Chamfleury (pseudonyme d’Eugène Gohin) découvre cette réplique deux mois plus tard et, de Golfe Juan où il s’était retiré, écrit sans tarder à Céline: "Cher ami, Écœuré des assertions de R.V., je vous adresse la lettre ci-jointe à toutes fins utiles, avec l’autorisation évidemment de la faire oublier dans le canard de votre choix. Tout heureux d’avoir l’occasion de vous assurer de ma fidèle amitié. Je reste à votre disposition et vous serre cordialement la main. Chamfleury".
En annexe figurait cette lettre datée du 4 avril 1958 et destinée à la publication que Céline adresse aussitôt à Jean Galtier-Boissière. Celui-ci la publie partiellement dans Le Petit Crapouillot du mois de juin. Quatre ans plus tard, lorsque Chamfleury livre son témoignage pour les Cahiers de l’Herne, il ne reprend, de cette lettre, que les extraits choisis par Galtier-Boissière.
Grâce au regretté Paul Chambrillon, qui détenait ce document dans ses archives, nous fûmes en mesure de le reproduire pour la première fois intégralement, en octobre 1980. Le voici exhumé à nouveau. Une pièce à joindre au dossier.

 

Je viens de découvrir, un peu tardivement, dans le Petit Crapouillot de février, votre réplique à un papier de Roger Vailland, paru dans La Tribune des Nations.
Si j'avais eu connaissance, à l'époque de la parution, de cet article en tous points odieux et méprisable, je n'aurais pas manqué de lui donner la réponse et le démenti qu'il convenait. Peut-être n'est-il pas trop tard pour le faire et vous dire immédiatement et d'abord que je suis pleinement d'accord avec vous quand vous affirmez que vous étiez parfaitement au courant de nos activités clandestines durant l'occupation allemande et qui consistaient en: répartition de cartes d'alimentation (contrefaites à Londres) et de frais de séjour, attribution de logements aux évadés et parachutés, indication de filières pour le passage des frontières et lignes de démarcation, acheminement du courrier, lieu d'émission et de réception Radio avec Londres, lieu de réunion du Conseil National de la Résistance, etc. ¹ .
Tout cela supposait évidemment des allées et venues dans mon appartement situé exactement au-dessous du vôtre et qui ne pouvaient pas passer complètement inaperçues ni de vous, ni des autres voisins.
Je me souviens très bien qu'un soir vous m'avez dit très franchement: "Ne vous en faites pas Chamfleury, je sais à peu près tout ce que vous faites, vous et votre femme, mais ne craignez rien de ma part... je vous en donne ma parole... et même, si je puis vous aider...!".
Il y avait un tel accent de franchise dans votre affirmation que je me suis trouvé absolument rassuré.
Mieux, un certain jour, je suis venu frapper à votre porte, accompagné d'un Résistant qui avait été torturé par la Gestapo. Vous m'avez ouvert, vous avez examiné la main meurtrie de mon compagnon et, sans poser une seule question, vous avez fait le pansement qu'il convenait, en ayant parfaitement deviné l'origine de la blessure.
Peut-être retrouverez-vous une lettre que je vous avais fait parvenir par Gen Paul, dès la Libération.
Dans ce message, je vous informais de ma volonté de témoigner et d'intervenir contre les accusations mensongères et stupides dont vous accablait une certaine clique de petits roquets du journalisme et de la littérature, acharnés à broyer un confrère.
Il me répugne d'évoquer des souvenirs, pas toujours très drôles, de cette drôle de Résistance que galvaudent pourtant, avec délices et profits, cette meute de petits "littéraires" d'une époque si pauvre en talents.
Dans son précédent bouquin, Drôle de jeu, Roger Vailland n'a pas cité mon nom une seule fois, bien que la plus grande partie de l'action soit située et centrée sur "l'aventure de la rue Girardon". Les seules allusions (désobligeantes) qu'il a faites, quant à mes activités de Résistant et mes préoccupations, concernant un troc de savonnettes auquel je me serais livré!
Comme je n'ai jamais été assoiffé de publicité, ni de "gloire", je n'ai pas éprouvé le besoin de rétablir la vérité qui ne serait pas tellement flatteuse pour notre petit Goncourt au profil de faucon.
J'ai cependant la fierté de pouvoir affirmer et prouver que je suis l'un des rares survivants de la Résistance de la 1ère heure qui n'ait pas monnayé, dès la Libération, les services qu'il avait pu rendre dans la Clandestinité. J'ai refusé les décorations et citations qui m'étaient offertes, j'ai dédaigné les honneurs et les postes rémunérateurs que d'autres ont réclamé avec tant de précipitation et d'acharnement que c'en était une véritable curée!
J'ai accepté, toutefois, l'officialisation de mon attitude gratuite sous la forme d'un certificat signé par l'un des chefs du D.G.E.R. (B.C.R.A.) ² , attestant de la valeur des services rendus. Et bien m'en prit de m'être muni de cette pièce quand il me fallut confondre les petits cloportes qui, installés dans des "Comités d'épuration" et ignorant mes activités de résistant, prétendaient m'excommunier de la Radiodiffusion et des Sociétés d'auteur ³.
Aujourd'hui, retiré dans un petit coin de la Côté d'Azur, je n'aspire qu'à travailler tranquillement à mes bouquins de vulgarisation scientifique 4.
Les succès littéraires d'un Vailland, en cette époque de médiocrité, d'intrigues et de bluff doivent nous laisser indifférents. Ils ne peuvent servir tout au plus qu'à marquer dans le temps notre décadence littéraire. Vous restez un des derniers "grands" écrivains et l'un des derniers individualistes, en même temps qu'un homme propre et courageux auquel je suis heureux de rendre hommage.
J'avais ce devoir de le dire et de vous assurer de mon estime et de ma fidèle amitié.

 

Robert CHAMFLEURY

 

Notes

1. Voir aussi le témoignage de Serge Perrault : "Pendant la guerre, au quatrième étage de la rue Girardon, Chamfleury, grand résistant et excellent voisin de Céline, est à son poste de T.S.F. Il écoute la B.B.C. Au cinquième, immédiatement au-dessus, habitent Lucette et Louis. La "Voix de Londres" monte par la cheminée du salon mais parvient trop faiblement aux oreilles de Céline, qui est à l’écoute. Agacé, il frappe du pied sur le plancher pour avertir Chamfleury et gueule dans la cheminée : "Plus fort Chamfleury, plus fort, j’entends pas". Très courtoisement, celui-ci monte le son" (Serge Perrault, Céline de mes souvenirs, Du Lérot, 1992, p. 47).
Dans sa biographie de Céline, Philippe Alméras traite ce témoignage avec une ironie dubitative, se basant notamment sur une lettre de Céline à Pierre Monnier citée infra : "Les locataires du quatrième, Champfleury [sic], heureux détenteur d'un brevet de musique, et son amie Simone, tiennent une sorte de relais du STO. Selon les besoins du moment et les humeurs de la mémoire, cette activité du voisin du dessous est donnée comme dérisoire, simple combine pour fournir de la main-d'œuvre à un parent constructeur du mur de l’Atlantique – ou bien comme une ténébreuse et dangereuse activité de résistance – que Roger Vailland romance dans Drôle de jeu, et dont il donnera une autre version dans ce curieux journal conservateur et communiste qu'était La Tribune des Nations. Il se souvient alors qu'on conspirait à mi-voix pour ne pas attirer l'attention du super-collabo dont on méditait la liquidation. Champfleury racontera, pour sa part, que le bon docteur Destouches soignait la main écrasée par la torture (ou prise dans l'armoire aux confitures ?) d'un de ses jeunes protégés" (Ph. Alméras, Céline entre haines et passion, R. Laffont, 1994, p. 278).
Évoquant en 1946 les figures de Georges Bidault et de Pierre-Henri Teitgen, Céline écrira : "...Tous ces nabots sont à la hauteur de Champfleury et de Madame… Ils se sont pris au sérieux à coup de propagande BBC" (Lettres de prison à Lucette Destouches et à Maître Mikkelsen, 1945-1947, Gallimard, 1998, pp. 194-195).

2. D.G.E.R. désigne la Direction générale des Études et Recherches ; B.C.R.A. désigne le Bureau central de renseignements et d'action.

3. Robert Chamfleury était éditeur de musique et parolier.

4. Notamment La Prodigieuse aventure humaine. Réflexions sur les grands problèmes de la vie, Collection des 3 Pensées, 1951 ; La science de la vie. Réflexions sur les grands problèmes de notre temps, Debresse, 1966.
Voir aussi: R. Chamfleury, "Céline ne nous a pas trahis", Cahiers de l’Herne, n° 3, 1963, pp. 60-66.
La 7ème livraison des Cahiers Céline (Gallimard, 1976) reprend le texte de Céline ("Illuminations") en réponse à Vailland, ainsi que les lettres adressées à Jean Galtier-Boissière à l'occasion de sa publication. Voir pp. 409-415 & 469-472.
Dans une lettre à Pierre Monnier du 30 janvier 1950, Céline évoque longuement Robert Chamfleury et ses activités de résistant : "Je vous ai expliqué (…) qu’en fait mon voisin du dessous, troisième étage, Champfleury, compositeur, mais surtout dépositaire d’un brevet allemand de reproduction de musique avec lequel il se bourrait, mais très brave mec, donnait dans la résistance. En fait, avec sa maîtresse, mannequin rue de la Paix, fille splendide, et d’origine russe, dont le frère travaillait pour les Allemands Todt, une entreprise du côté de Cherbourg, le coup consistait à dériver les jeunes STO, de les dérailler vers l’entreprise du frangin à Cherbourg ! où paraît-il on sabotait ! Oh mes aïeux ! Tout ça en plein flouze boche en somme, une intelligence service, comme il se doit. Le tragique du trafic consistait à héberger chez eux, donc au troisième étage, pendant quelques jours, ces jeunes STO en route pour la résistance à Cherbourg ! Cela se savait dans tout le quartier, cette bonne blague ! Aucun secret ! Je n’ai jamais eu le téléphone, j’allais téléphoner chez Champfleury, toujours avec lui dans les meilleurs termes, il me passait même une littérature anti-trust, les trusts responsables de la guerre, etc. Il était mou sur la résistance, les derniers temps. (…) Champfleury me pressait en juin 44 de venir avec lui où il se retirait dans un maquis de Vendée, que je n’avais rien à craindre. Certificat de résistance, etc. C’était un peu téméraire quand même, j’ai décliné, voilà toute la rigolade à ses vraies proportions" (Pierre Monnier, Ferdinand furieux, L'Âge d'Homme, coll. "Lettera", 1979). À noter qu'on retrouve ces éléments dans la première esquisse de Féerie pour une autre fois (Romans IV, Gallimard, 1993, p. 566).