Les ambiguïtés de Céline et Rebatet

LES ÉCRIVAINS DE VICHY :
ENTRE L'INFÂMIE ET LA GRANDEUR

    Plus on se réfère au temps de la défaite française, plus on est convaincu qu'il s'agissait non seulement d'un effondrement militaire et politique, mais de quelque chose qui ressortait du tableau des raisons morales et spirituelles de l'époque. Il faut arrêter d'évoquer le trouble des plus nobles écrivains et intellectuels français, face à la défaite ; trop souvent les premières réactions montraient, indirectement, un manque du sens de responsabilités qui s'était enraciné en fait depuis des années. Naturellement, ces impressions n'avaient rien à voir avec les explications et les accusations du Maréchal Pétain et de ses sympathisants qui voyaient en André Gide le vrai coupable de la décadence française.
    On veut seulement dire que, si l'on s'en tient à certains témoignages privés de l'époque, même François Mauriac se serait rendu auprès des autorités nazies pour leur offrir au moins une sorte de non-belligérance, sinon sa collaboration.
    Compte tenu des témoignages privés (le fait concernant Mauriac m'avait été rapporté par Federico Federici qui se trouvait alors à Paris), il faut arrêter d'évoquer les confessions et les perplexités de Gide et des autres collaborateurs de La Nouvelle Revue Française : fallait-il publier ou bien se taire ?
    Celui qui contemplait le spectacle de ces premiers mois de guerre, en effet, imaginait une autre réaction, d'après les lectures faites pendant vingt ans : il était sûr que non seulement le silence aurait été choisi, mais aussi qu'une forte opposition se serait créée, fondée sur la démocratie et l'antifascisme. Un rêve et une illusion, et même un abus de confiance puisque, déjà bien avant, les signes d'une corruption intellectuelle plutôt consistante ne manquaient pas. C'était non seulement la présence de l'Action Française et les rabâchages de son fondateur Maurras. C'était, au contraire, à qui voulait les interpréter dans leur sens juste des signes indiscutables d'une vision politique vulgaire que supposait la soumission complète au fascisme et au nazisme, et pourtant c'était aussi une référence assez claire aux idées racistes, bien que Maurras recommandât toujours de faire une nette distinction entre son propre racisme et celui des nazis.
    Sur ce qu'était la période de Vichy, on a dit au moins les choses principales, sinon tout ; hélas, un autre problème survint – le passage à l'antisémitisme sur la base du racisme. Dans ce cas, également, les origines du processus étaient anciennes, et l'écho de l'affaire Dreyfus ne s'est pas complètement dissipé. Cependant, depuis l'année 1940, toutes ces structures antidémocratiques se fortifiaient, et celui qui adorait la France ou la prenait en exemple, était contraint d'ouvrir un nouveau chapitre où la violence et la vulgarité dominaient incontestablement. Un livre sorti récemment chez Berg International Éditeur, L'antisémitisme de plume (1940-1944). Études et documents, ouvrage sous la direction de Pierre-André Taguieff qui comporte 618 bonnes pages, raconte et reconstitue tout ce qui a été fait et dit contre les juifs en privilégiant les deux écrivains majeurs qui se sont rangés non seulement sous le drapeau de Pétain, mais aussi sous celui d'Hitler : Céline et Rebatet. Du premier, il semble superflu de dire quoique ce soit encore, car on l'étudie et l'adule sous les tous points de vue, et à la fin, on l'absout pour ses mérites littéraires. Dans le cas de Rebatet ¹, on doit peut-être adopter une autre attitude, étant donné que sa passion n'était pas totalement dominée par la haine et le désir de destruction.
    Céline avait déjà un beau parcours d'antisémite, mais à partir de 1940 il est allé encore plus loin, vers le racisme scientifique, ce que, à son avis, même les nazis n'osaient espérer. Néanmoins, on n'arrête pas de se demander comment diable un écrivain de cette force et de cette faculté d'innovation s'est laissé entraîner par un esprit plus que polémique, prêchant la mort et le malheur. Que dire, ensuite, de son invite à la délation et de son appel aux armes ? Et finalement, la dernière question : Céline présentait un cas isolé de folie, mais autrement, était-il sûr de pouvoir se tourner, dans ses délires, vers un groupe totalement différent qui, se déguisant pour des raisons politiques, obéissait à un autre credo politique, différent du credo officiel ? Une grande partie de l'histoire de Vichy, et surtout, de certaines responsabilités de ce gouvernement semble être faite pour rendre plus clair le tableau des ambiguïtés françaises.
    Justement ces jours-ci [ l'article de Carlo Bo est paru le 14 septembre, NDT ], on voit revenir sur la scène du passé bien récent, des situations comme celles évoquées par l'académicien français d'Ormesson relatant certaines confidences que lui aurait faites le président Mitterrand ². Il est toujours difficile de reconsidérer le passé et quasiment impossible d'instruire des procès ; cependant certaines ambiances, certaines situations communes signifient quelque chose, et sans vouloir jeter la pierre à qui que ce soit, on doit admettre qu'un fléchissement s'est produit, qu'il y a eu des fautes et que de telles fautes ont engendré luttes et destructions. Malheureusement, l'histoire continue son discours quand le désastre paraît consacré dans les livres, dans notre mémoire et surtout dans notre conscience. Voilà pourquoi nous ne pouvons dire que le mal n'existe pas, de même qu'on ne puisse pas croire ou imaginer qu'il y ait une rédemption et une regénération.

 

CARLO BO - Corriere della Sera, 14 septembre 1999)

NDLE

1. À ce propos, signalons l’édition récente d’un texte inédit de Lucien Rebatet et Pierre-Antoine Cousteau, Dialogues de " vaincus ", Éd. Berg International, 1999.
2. Jean d’Ormesson, Le rapport Gabriel, Éd. Gallimard, 1999.