Alméras répond à Bounan

 

    N’en déplaise à certains (voir notre précédent numéro, p. 3), Le Bulletin célinien est partisan de la libre confrontation des points de vue. Quoi de plus stérile en effet, dès lors qu’il s’agit de Céline, qu’une insane position de repli ? Ce mensuel a comme vocation de se faire l’écho de l’actualité célinienne. Or, depuis quelques mois, celle-ci est faite de vives polémiques autour de la figure de l’écrivain. Il est donc normal, répétons-le, que ce Bulletin en rende compte et qu’il fasse connaître les opinions des uns et des autres.
    A l’instar des Atrides, les céliniens constituent une grande famille. Dans la troisième édition de son opuscule, Michel Bounan s’adresse directement à Philippe Alméras et le prend à partie. Afin d’alimenter le débat, nous avons suggéré à celui-ci de répondre. Dont acte.

Michel Bounan : " Lettre à un universitaire " in L’art de Céline et son temps, Ed. Allia, 1998, 3ème édition revue et corrigée, pp. [129]-131.

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Cher Marc Laudelout,

Vous m’envoyez la lettre que Michel Bounan publie en m’invitant à y répondre. Vous aimez la polémique. A vous la copie, à moi les insultes. Et j’ai déjà beaucoup donné !

Bounan traite de "truqueur de textes" celui que Nicole Debrie voyait en "porteur de valises" et que Poirot-Delpech dénonçait à une assemblée générale de l’Alliance Israélite Universelle, ce qui le faisait traiter illico de "révisionniste" dans Tribune juive. Et je résume.

Tout cela pour avoir raconté en détail ce que tout le monde sait en gros, c’est-à-dire que, tout en construisant une œuvre à succès dans une langue populaire réputée "de gauche" sinon révolutionnaire, Céline nourrissait des convictions racistes-biologiques à incidence antisémite (ou vice-versa).

Chacun choisit chez l’auteur de Mort à crédit et des Bagatelles pour un massacre ce qui l’intéresse : ce racisme, la poétique, l’anarchie, la musique, le symbole, le pacifisme, que sais-je ? J’ai insisté sur ce que les autres négligent et qui peut être important sinon essentiel pour comprendre son génie propre. On n’isole pas Stendhal, Balzac, Flaubert de leurs "idées". Je n’isole pas non plus Céline de son temps : car il ne me paraît guère plus excessif dans ses options que la plupart de ses confrères ou de ses contemporains. Si on tient à lui attribuer une responsabilité dans la Shoah, il faut qu’Aragon prenne sa part de Goulag. Au moment où l’on enterre les Romanov, personne ne cite son hymne à leur assassinat (voir Hourra l’Oural chez le même Denoël).

C’est par Le Monde que j’ai appris l’existence de L’Art de Céline du Dr Bounan. Sa thèse selon laquelle l’antisémitisme toujours contre-révolutionnaire résultait d’un complot d’État y était présentée de façon positive. Voyage au bout de la nuit, disait le critique, était "un piège dans lequel toute la gauche des années 30, d’Aragon à Sartre et Trotski est tombé".

Je l’achetai et je constatai que, comme Jean-Pierre Martin et Marc Crapez qui publiaient au même moment, Bounan m’avait beaucoup lu. Eux le disaient, lui pas.

Mon tort a été de lui envoyer un petit mot d’admiration étonnée : où avait-il pêché toutes ces belles choses ? On ne se méfie jamais assez des quinquagénaires homéopathes qui présentent le Sida comme une machination du pouvoir d’État "pour protéger ses intérêts, fut-ce au prix de millions de morts" (Le Monde). J’ai reçu mon diagnostic par retour : "redondant", j’étais redondant. Le cas de Céline était connu depuis sa condamnation pour collaboration en 1951 ! Il m’avait fallu tomber sur le seul homme qui crut que la justice faisait l’histoire ! Cela me rendit curieux de savoir ce qu’était cet éditeur "Allia" que "Le Monde des poches" jugeait "impeccable", je demandai leur catalogue. Ce qui me valut d’autres sottises sur papier de luxe.

Je redonde donc. Vous redondez et nous redonderons quelques temps car personne ne croit plus aujourd’hui que le président Drappier et ses assesseurs ont réglé l’affaire Céline. Où sont d’ailleurs ceux qui croyaient que l’auteur de Voyage au bout de la nuit était "de gauche", renégat avec Mea culpa, ou fou après 1936 –, et qu’il avait perdu tous ses moyens en publiant ce qu’on intitule aujourd’hui ses "pamphlets" ? Henri Godard, de chez Gallimard, nous dit, sans donner de chiffres, que ce sont "les livres de la fin" qui se vendent le mieux.

Dans les années soixante, quand je demandais ce que venait faire dans le roman traduit en russe par Aragon-Triolet, adoré par Sartre et de Beauvoir – la musique "négro-judéo-saxonne" de la page 72, où était donc Bounan ? A moi, il semblait que la petite phrase s’expliquait par Henry Ford et sa croisade contre la perversion de l’Amérique blanche par l’alcool et le jazz "juifs", Ford que Céline... Bounan aurait dû m’avertir que tout le monde le savait et que je redondais, et que je redondais tout seul. Il m’aurait évité quelques tracas. Maintenant tout le monde lit Céline sans peine : l’éditeur du texte de Voyage pour les scolaires, dit à ceux-ci : "Vous avez remarqué cette page 72 au racisme franc..." (je cite de mémoire) ¹. Les enfants de Bounan sont autrement dégourdis que leurs anciens !

En Amérique, écrire qu’il n’y avait pas deux Céline : un bon romancier, un mauvais pamphlétaire était très mal pris. De retour en France où tout cela me ramenait, je me voyais avec surprise obligé d’assumer le rôle opposé : parler du Céline raciste-antisémite était tout aussi mal vu qu’en Amérique mais pour des raisons opposées. Tous les "céliniens" réprouvant rituellement ses "idées", insister sur celles-ci était jugé "réducteur". Il y avait aussi les ayant-droits. Céline ayant interdit la réédition de ses "pamphlets", tout ce qui touchait aux "idées" entrait dans leur chasse gardée. J’ai raconté tout cela, vous le savez, dans un Voyager avec Céline, qui, avant même d’être imprimé, m’a purgé. C’est pourquoi aujourd’hui j’en parle avec autant de détachement.

Il m’a tout de même fallu attendre dix ans et passer cinq heures sous le chaud regard de Julia Kristeva pour obtenir le droit d’imprimer ces absurdes Idées de Céline que Bounan "référence" (comme il dit) dans sa troisième édition. En criant au vol parce qu’une des citations sur la médecine sociale lui paraît trafiquée. Il se plaint que j’ai ajouté des "guillemets de distanciation" à "l’intérêt populaire" ce qui me poserait en défenseur de "l’intérêt patronal", si je savais lire. Comme je ne le sais pas, je suis un truqueur malgré moi. Espérons que Bounan est un médecin malgré lui.

On pourrait rire de le voir sortir de ma petite boutique en criant au truqueur. A sa cinquième réédition, il "référencera" sans doute la biographie-Laffont où il a dégotté aussi deux ou trois détails qu’on espère sans crapauds. A la quinzième, il avouera les Lettres des années noires que l’avocat-biographe m’a fait mettre hors commerce.

Car l’univers célinien, sachons-le, reste im-pi-toy-able. Mais c’est aussi une farce. Qu’on veuille bien replacer la théorie Bounan dans la série des théories à expliquer l’inexplicable et l’on en ressentira toute la drôlerie.

A la vérité, l’auteur des Bagatelles déboussole tout le monde. Et, soyons impartiaux, de l’extrême gauche à l’extrême droite. Les plus sérieux docteurs en viennent à lire sans lire (Godard) tout en jouissant de leur indignation, ce qui est un comble. D’autres, à force de gloses et de rapprochements, en oublient le sens des mots. "Massacre, cadavres, poteau, corde, pendus, fixer, luxer", rapprochés, répétés, finissent par dire autre chose que massacre, cadavres, poteau, corde, pendus, fixer ou luxer. Dans "luxer le juif au poteau", si l’on se concentre bien sur "luxer", on ne voit plus "juif au poteau" ². Sollers a patronné un Céline-juif démontré par la rose qui précédait ou suivait un Proust-hétéro du même auteur. N’importe qui peut être n’importe quoi, rien à craindre. D’une notion à l’autre, l’antisémite le plus constant de toute notre littérature peut se retrouver colon à Hébron, sémite-antisémite par le fait. Et ce n’est sans doute qu’un début, le brouillard du mythe – qui n’est jamais un mensonge – recouvre d’autant mieux Céline qu’on escamote dix ans de sa production, dix ans de vie militante, un bon tiers de l’œuvre et qu’il faut en parler à demi-mot et par sous-entendus.

Et cela dans un temps où jamais le terme de "racisme" n’a été aussi galvaudé, l’ethnicité aussi combattive, la génétique si complètement déployée et l’eugénisme autant pratiqué. En établissant ces fossés, ces gouffres entre leurs pratiques et leur idéologie, les civilisations s’amusent.

Sans que cela crée d’ailleurs une ride sur la mare. J’ai lu avec ravissement dans le Bulletin les sujets de communication du colloque Céline à l’abbaye d’Ardenne organisé par la "Société des Études céliniennes" que j’ai présidée : rien qui puisse perturber la sérénité des lieux, ni le silence de rigueur !

Philippe ALMÉRAS

 

N.D.L.R.

1. La phrase exacte est : " Son racisme est franc. L’expression "grand désespoir en musique négro-judéo-saxonne" (p. 72) n’a pas dû vous échapper." Voir "Dossier" par Philippe Destruel in Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, 1996, coll. "Folio Plus" (n° 17), p. 551. A comparer avec les nombreux traits antisémites figurant dans... Les loups de Guy Mazeline (Prix Goncourt 1932).

2. On ne peut juger du sens de l’expression "luxer le juif au poteau" qu’en la replaçant dans son contexte. Le voici :
" Plus de tergiverses ! Plus d’équivoques ! Le communisme Labiche ou la mort ! Voilà comme je cause ! Et pas dans vingt ans, mais tout de suite ! Si on en arrange pas un nous, un communisme à notre manière, qui convienne à nos genres d’esprit, les juifs nous imposeront le leur, ils attendent que ça, on sera tombés dans leur traquenard, alors finish le Jésus ! les jouxtes casuistiques, les tortillages de croupions, les branlettes d’éperdus scrupules ! Ça sera une tout autre musique ! en plein Sages de Sion ! dans la Vallée des Tortures ! vous m’en direz des nouvelles !... en plein vivarium dévorant, scolopendres, crotales, gras Vautours, qu’on aura pas assez de lambeaux après nos carcasses pour régaler tout le bestiaire et parvenir de l’autre côté, voir la fin des réjouissances. Vinaigre ! Luxez le juif au poteau ! y a plus une minute à perdre ! C’est pour ainsi dire couru ! ça serait un miracle qu’on le coiffe ! une demi-tête !... un oiseau !... un poil !... un soupir !... " (Les Beaux draps, pp. [197]-198.)