Cest en septembre dernier que le quotidien Corriere
della Sera a publié larticle du critique Carlo Bo sur "les écrivains de
Vichy" que nous reproduisons dans ce numéro. Il témoigne, une fois encore, de la
méconnaissance de cette époque. En effet, présenter Céline et Rebatet comme des
littérateurs ayant soutenu le régime de Vichy est assez extravagant dans la mesure où,
de tous les écrivains restés à Paris, ce sont précisément ceux qui ont sans doute
été les plus virulents à légard du gouvernement de Pétain : Céline dans Les
Beaux draps et Rebatet dans Les Décombres. Certes, cela ne les exonère pas
pour autant de toute critique quant à leur attitude respective sous loccupation.
Tous ceux qui critiquaient alors Vichy ne le faisaient certes pas pour les mêmes raisons.
Concernant Céline, la prose amphigourique de Carlo Bo recèle
dautres inexactitudes. Marina Alberghini, auteur dune biographie de Céline à
paraître, sest attachée à les relever dans une réplique argumentée que le
quotidien italien a refusé de reproduire sous de fallacieux prétextes. De toute
évidence, Marina Alberghini connaît mieux la vie et luvre de Céline que son
compatriote. Si elle fait preuve dintuitions très justes sur ce que fut la
démarche de Céline, on peut regretter quici et là, elle conforte la légende
célinienne, forgée dailleurs par lécrivain lui-même. On sépargnera
le labeur de relever ce qui nest pas ou pas tout à fait conforme à
la réalité biographique. Dautres sen chargeront sans aucun doute pour nous.
Sachons lui gré en tout cas de cette réplique qui, sur beaucoup de points, rétablit une
vérité que lon se plaît à occulter, lui préférant une image aussi réductrice
que sommaire. Cette polémique a, en tout cas, lintérêt de montrer que Céline
suscite des réactions passionnées en Italie.
Cher Maître,
Suite à votre article Les écrivains de Vichy : entre l'infâmie et la grandeur,
je voudrais puisque je prépare pour l'année prochaine une biographie de Céline
(la première après les trois françaises qui sont déjà fort datées) , je
voudrais donc apporter quelques rectifications à la lumière des documents tout récents.
- Le but de Céline a toujours été de se battre contre toutes les idéologies qui
représentent, selon lui, les masques du pouvoir (Église, capitalisme il fut le
premier à dénoncer impitoyablement la "chaîne de montage" des usines Ford
, lobbies juifs, barons de la médecine, mythe américain et mythe nazi, problèmes
écologiques, violences faites aux animaux, colonialisme, militarisme, école, sexisme),
et ce à partir de son expérience vécue de la guerre 14-18 qu'il décrit de manière
extraordinaire dans Voyage au bout de la nuit. Par conséquent, il fut un homme
libre. Jamais il ne voulut se ranger sous les drapeaux d'aucun parti ou mouvement, bien
qu'invité maintes fois tantôt par la droite, tantôt par la gauche. Encore moins a-t-il
milité pour Hitler : il en a toujours parlé avec mépris, l'appelant ironiquement
"le mage pour le Brandebourg". D'ailleurs, après son arrivée au pouvoir en
1933 Hitler le lui rendit bien, interdisant en Allemagne les livres de Céline
considérés comme dangereux [ NDLR : pas tout à fait exact sur ce sujet, voir
Alain de Benoist, Céline et lAllemagne (1933-1945), Le Bulletin célinien,
1996], puisque dirigés contre le militarisme, la guerre et surtout le culte du héros ;
celui-ci représentait pour Céline une sorte de folie, ou un manque d'imagination, ou
bien, comme il l'écrivait, le culte du sang. D'autant plus que depuis 1940, Céline eut
pour le nazisme et pour Vichy le plus grand mépris, traitant les aryens de
"cons", comme on peut d'ailleurs le lire dans la trilogie, dans les entretiens
et dans de nombreuses lettres (il en a écrit plus de trois mille, et certaines ne voient
le jour quaujourdhui). En ce qui concerne son anti-nazisme, je trouve assez
drôle le récit documenté, publié par les journaux de laprès-guerre, d'une
soirée à l'ambassade d'Allemagne où Céline fit scandale en incitant son ami Gen Paul
à imiter Hitler.
- Céline fut antisémite (comme tant d'autres à l'époque, Churchill y compris) dans la
mesure où il dénonça le pouvoir des lobbies juifs, ainsi qu'américains, qui
exerçaient une pression sur la France afin qu'elle entrât en guerre, ainsi que les
lobbies qui ourdissaient des intrigues à la Société des Nations. Mais il avait des amis
et des admirateurs juifs, parmi lesquels le critique d'art Élie Faure, le directeur du
service dhygiène à la Société des Nations, Luidwig Rajchman, et Paul Lévy,
directeur du journal Aux Écoutes qui s'est rendu en personne à son procès pour
le défendre. De nombreuses lettres, d'ailleurs, témoignent de l'estime que Céline avait
pour les juifs. Et du fait qu'il les redoutait vraiment, car il pensait qu'ils étaient
très intelligents et fiers de leurs origines, ce qu'il déplorait de ne point trouver
chez les chrétiens.
- Le "racisme" de Céline est de type "biologique". Il était médecin
(ses idées sur la médecine préventive et sur l'hygiène ne commencent à être
appliquées que maintenant), et il croyait que dans la race, dans chaque race, il y a un
patrimoine culturel à défendre, mais, avec l'intégration, ce qu'il pensait est devenu
vain. C'est pourquoi dans ses livres il défend avec fougue la race noire, accusant la
blanche de la corrompre avec le colonialisme. Il n' avait rien à voir, par conséquent,
avec le racisme régnant de son temps, avec le racisme sanguinaire américain, le racisme
colonialiste triomphant de France et d'Angleterre, avec le nazisme qui définit les noirs
en tant que "singes", comme le fait Hitler dans Mein Kampf .
- Ce n'est pas vrai que tout a déjà été dit sur Céline. Au contraire. Depuis la chute
du mur de Berlin et le "virage post-communiste", des textes, documents, essais
et témoignages extrêmement importants commencent à sortir et permettent la
compréhension de sa vie et de son uvre. Ils jettent une lumière nouvelle sur l'un
des artistes les plus persécutés de l'histoire, Dante peut-être excepté.
- Céline n'a pas été absous "pour ses mérites littéraires" ( tout au
contraire, ceux-ci dérangeaient plus d'un ), mais parce qu'aucune preuve de collaboration
n'a jamais été trouvée lors de son procès, et cependant, à l'époque tout le monde
collaborait largement. Nous avons même le témoignage du résistant Robert Champfleury :
non seulement Céline ne dénonçait pas les résistants habitant son immeuble, rue
Girardon, mais il en a soigné et sauvé quelques uns. En outre, utilisant son statut de
médecin, il rédigeait de faux certificats pour éviter à des jeunes Français d'aller
en Allemagne.
- Il ne semble point que Céline ait jamais appelé aux armes. Au contraire. C'est une
vieille accusation formulée par Hanns-Erich Kaminski qui, récemment, s'est avérée
fausse. D'ailleurs, il faut arrêter de penser que Céline a exclusivement consacré sa
vie et son uvre à se battre contre la guerre, puisquil haïssait même La
Marseillaise, ce chant qui incite au massacre... En outre, Céline a précisément
écrit ses prétendus pamphlets qu'il appelait "poèmes patriotiques"
pour empêcher la France d'être entraînée dans un conflit désastreux pour elle,
ce qui fut bien le cas. Les pamphlets contiennent sans doute les plus belles pages de
Céline sur le mythe, la danse (on y trouve également des arguments de ballets), la magie
des animaux, du monde extra-sensoriel, sur la beauté et le rôle important de la femme,
les fantasmes, la mer. Naturellement, il s'y attaque aussi au pouvoir. À de nombreux
pouvoirs, et donc pas uniquement au pouvoir des juifs. Bagatelles pour un massacre
fut écrit en 1937 pour empêcher la France d'entrer dans une guerre qu'elle n'était pas
capable de mener. Même chose pour L'École des cadavres (1938) écrit contre
l'utilisation de la "chair à canon", et avec Les Beaux draps (1941) qui
analysait la défaite de la France. Ces livres sont encore (incroyablement !) à l'index.
Interdits de réédition. Pour la plupart des intéressés, il est impossible de les lire.
À l'instar de ce qui fut le cas de La Divine Comédie parce que Dante fulminait
contre le pouvoir de l'époque et les Toscans. Ou du Dictionnaire philosophique de
Voltaire, bien plus antisémite que Céline.
- L'invite à la désertion est une accusation de la droite énoncée en 1932, à la
parution de Voyage au bout de la nuit. Le protagoniste, Bardamu, prend conscience
d'avoir été utilisé comme de la chair à canon aux fins du pouvoir. Or, non seulement
Céline a fait la guerre, mais il était aussi engagé volontaire pendant
l'entre-deux-guerres. À la guerre de 14-18, il a eu la médaille militaire pour acte de
bravoure, et il en est sorti avec une invalidité de 75 %. Durant la deuxième guerre
mondiale, il s'est offert, toujours en volontaire étant donné qu'il avait 46 ans
et qu'il était invalide de guerre pour combattre les Allemands, en
accomplissant des actes héroïques, à savoir le sauvetage des passagers du paquebot Chella.
En outre, quand on a commencé à le persécuter, mais quil avait encore la
possibilité de se sauver en Suisse, comme le lui conseillaient ses amis, il a préféré
rester à Bezons où il travaillait en dispensaire, pour soigner ses malades, non sans
aventures rocambolesques.
- Tout cela n'est pas encore connu, et bien d'autres choses non plus, parce que pendant
plus de 50 ans, la vie et l'uvre de Céline étaient comme rayées de la réalité.
On parle constamment de son antisémitisme, et jamais de son anticommunisme.
Or, Céline a été le premier (Gide l'a fait aussi, mais d'une manière bien plus
atténuée) à se rendre de manière non officielle en Russie, à dénoncer les horreurs
commises par Staline, les goulags, et la destruction de toute forme de l'art et de la
dignité humaine par le nivellement et la bureaucratie communistes, suite à l'application
de méthodes cruelles. Et ce, plusieurs décennies avant le "virage
post-communiste". Sa dénonciation fait le sujet d'un livre merveilleux, Mea culpa
(édité en Italie chez Guanda), qui propose également une méditation profonde sur la
condition humaine. Mais cela ne lui fut jamais pardonné. Par jalousie professionnelle
aussi, Thorez, Aragon, les staliniens en général, Sartre et Roger Vailland, le
persécuteront à mort, en le faisant partir en exil, en propageant jusqu'à nos jours des
mensonges et des calomnies à rallonge ayant pour but d'escamoter l'importance de
l'uvre. Un "diktat" communiste qui ne sera aboli qu'aujourd'hui.
Je pense que ma biographie, soigneusement annotée
suivant les sources et bien mise à jour, fera toute la lumière sur la vraie
personnalité de ce grand génie du XXème siècle. Et aussi d'un des plus grands
pacifistes. Étant donné votre culture, votre amour pour la littérature et aussi ( ça
se voit ) pour Céline, je suis sûre qu apprendre tout cela vous aura intéressé
et réjoui.
Recevez l'assurance de mes sentiments les plus cordiaux.