Un nouveau livre de Céline nest pas, à proprement parler, une nouveauté : tant le récit et, surtout, le ton de ce récit nous sont à présent familiers. Céline réédite sans cesse le coup de tonnerre du Voyage au bout de la nuit. Nous ne faisons que reprendre une lecture interrompue. À nouveau les nuées, les faisceaux de foudres, le piétinement rageur, lessouflement illuminé. Nord est la suite exacte (compte tenu dun léger recul chronologique) de Dun château lautre, qui racontait, on sen souvient, la très singulière existence de 1.142 condamnés à mort français dans un petit bourg allemand.
Chroniqueur malgré lui
"Je ne sais pas si Froissart, Joinville ou Commines ont fait exprès dêtre mêlés aux événements quils décrivent... Ils se sont trouvés là par la faute des circonstances historiques... Moi aussi, je me suis trouvé dans une histoire... Je ny tenais pas du tout, à aller à Sigmaringen ! Seulement, on voulait marracher les yeux à Paris ! On voulait me tuer ! Je me suis trouvé pris dans un tourbillon..." Par peur dêtre " épluché " en France, Céline a donc fui devant la Libération, et ce voyage risque de tourner en voyage au bout de lEurope. Nord reprend le récit de ce tourbillon au moment où lattentat manqué contre Hitler (juillet 1944) ajoute la pagaille à la superécrabouillerie. Vrai chaudron de sorcière que cette Allemagne coincée entre Américains et Russes, où bombardements, haines, complots, paniques et fureur de vivre secouent avec la dernière violence lhumanité la plus disparate toutes les nationalités dEurope, prisonniers, soldats, déserteurs, objecteurs de conscience, prostituées, nazis, anti-nazis, aristocrates, déboussolés. De Baden-Baden, où la nouvelle de lattentat éclate dans un décor pour opérette viennoise, à Berlin, capitale de cauchemar que se disputent la peur, lhystérie collective et la tracasserie policière, et de Berlin à un " Dienststelle " situé dans un château à cent kilomètres vers le Nord, Céline, traqué, en compagnie de sa femme Lili, de lacteur Le Vigan et de son chat Bébert, semble conduire un bal vertigineux. Avec la jubilation morose que lon sait, il fait exploser sous nos yeux un univers qui tient de Shakespeare, de Hoffmann et de Fritz Lang.
De ce " Kaputt " frénétique, de ce typhon en forme de fresque, le personnage central est évidemment Céline. Sans quitter le plan du délire, lépopée cède au lyrisme. Lautojustification, la rancur, la rage de sêtre montré si " con ", la provocation, lincommensurable mépris pour notre monde ( "le monde nouveau, communo-bourgeois, sermonneux, tartufe infini, automobiliste, alcoolique, bâfreur, cancéreux, connaît que deux angoisses : " son cul ? son compte ? ", mélange parfaitement détonant. À cause de la monstrueuse, scandaleuse sincérité ( ou impudeur, comme vous voudrez ) de son auteur. On ne cesse de prendre notre "baveux" sur le vif, au cur du cratère, en pleine éruption, pendant le déluge des laves. Cest du lyrisme à haute tension que dis-je ? cest de lexhibitionnisme. Quon imagine un Victor Hugo lancé tous freins cassés, dans un schuss vertigineux, ou plutôt un Rabelais à réacteur. Rabelais, non parce que lun et lautre recourent à la grossiéreté ( ce qui serait une vue bien simple), mais parce que chez lun et lautre, la " grossiéreté " est lexpression nécessaire dun " grossissement " dans la vision du monde. " Les chroniqueurs sans conscience rapetissent, expliquent, mesquinent les faits ! Oh ! votre serviteur... du tout ! le respect des somptuosités ! " (Normance). Je vois dans Bardamu-Céline le Pantagruel de lère atomique, non plus bénisseur dune Renaissance dont il attend tous les miracles, mais en pétard (au sens propre) contre son époque, embarqué, malgré lui, dans une répugnante expédition (qui nest plus imaginaire), secoué dune frénésie verbale qui abandonne rarement le mode de lémeute individuelle. Ferdinand la Colère, ou le Grand Soir fait homme.
Une éruption volcanique
La force ( la sincérité ) de Céline vient de ce quil sest forgé, comme Rabelais, un langage à la mesure de son lyrisme. Céline, cest essentiellement un souffle, un style ou, selon sa propre expression, une " certaine petite musique ". Il a transporté léruption volcanique dans le vocabulaire, la syntaxe et la ponctuation. Écriture en transes, ouragan des couleurs, Nord progresse encore, semble-t-il, sur la voie de la libération stylistique, vers lexpression immédiate du rendu émotif, lexacte répercussion des vertiges. On ne peut rêver accord plus étroit entre ce style brutal, déconcertant, où le raffinement suprême conduit à lutilisation dune syntaxe " à létat sauvage ", et la sauvage apocalypse de notre récente Histoire, la chute de cette maison Usher quétait lAllemagne nazie.
Non plus quaccord plus intime entre cette écriture et ce picaro de la banlieue parisienne, ce dynamiteur verbal, ce Pierrot bourru, bouffeur de nuages naviguant, entre mémoire et prophétie, du rabâchage à la vaticination, ce vieillard haineux, génial et radoteur, ce vieux clown grandiose dun cirque à léchelle de notre globe où il assure à la fois le boniment et la parade, les cabrioles et les grimaces, la voltige et le dressage des fauves ricanant dangoisse à lidée du dernier rivage.
Jean-Louis BORY, LExpress, 26 mai 1960.