Au galop des hussards
Futé comme vous lêtes, votre intuition ne
vous trompe pas : lauteur de ce livre est bien le gastronome professionnel,
inventeur et propagandiste, avec son compère Henry Gault, de la nouvelle cuisine. Mais
vous ne savez pas encore lessentiel : quun Millau en cachait un autre, le
gastronome professionnel, lamateur de littérature et que Au galop des hussards
est un livre décrivain, léquivalent pour les années 50-60 de Notre
avant-guerre de Brasillach pour les années 30-40.
Rien de plus libre, avec cette allégresse de la liberté sans entrave.
Rien de plus sensible, avec cet écho du chant profond de la jeunesse et de
lamitié, cette tendresse virile et cette nostalgie souterraine. Autour dune
petite bande séditieuse, une époque ressuscite, et le bel autrefois retrouve
laccent intact de sa magie familière.
"Mon cher Christian ainsi Nimier sadressait-il en
1954 à Millau , jai eu lidée dun livre que vous devriez écrire
et qui serait à la fois Les Contemporains de Jules Lemaître et lanti Tout-Paris
de Françoise Giroud." Ce livre que le pair na pu lire, son compagnon le donne
enfin livre de Mémoires à la mémoire de celui qui le voulut et aujourdhui
linspire, tout rempli de son souvenir, de sa présence plutôt, enjambant près
dun demi-siècle comme si le temps avait suspendu son vol. Nimier est là, avec ses
masques et ses ruses, dans sa vérité complexe et énigmatique, aussi secret que dans ses
années courtes. La pudeur étant une affaire dhomme, Christian Millau ne
sefforce pas à percer son mystère. De même, le pittoresque nétant
quun bricolage danecdotier, il ne songe pas, non plus, à le réduire à son
personnage apparent. La légende de Nimier ne se fabrique pas après-coup, dune
manière contrainte et hiératique : elle simprovise dans le naturel vagabond de ses
jours dici-bas. Au lieu de se réciter et même de se dire, elle se laisse deviner
dans les arcanes dun labyrinthe où personne ne possède le fil dAriane.
Il est rare que lon associe, avec ce bonheur de clairvoyance, la
chronique dévocation et le portrait critique, la vie dans lessor de ses
caprices et lart littéraire qui la recompose. Christian Millau fréquente les
grands auteurs de sa famille (Giono, Morand, Chardonne, Céline, Cendrars, Aymé, Blondin
et les autres) pour quils se révèlent, pour que leur style parlé suggère quelque
chose de leur style écrit. Il le fait sans brider sa monture, éperonnant la fougue de
son galop regard clair, esprit en éveil, trait prompt avec parfois une
férocité drolatique (la ménagerie enjuponnée du Fémina), un talent mimétique que le
verbe débride (les monologues de Bianca, la femme de Félicien, de Louise de Vilmorin),
un désarroi fraternel devant linéluctable (Hecquet) et la dérive suicidaire
(Blondin).
Christian Millau ne conclut pas ; il appelle à une renaissance de
lordre classique, tel que Nimier lentendait dans Le Grand dEspagne.
Lavenir, pour lui, appartient au passé. Un jour, peut-être, avec la venue de
nouveaux hussards, commencera un après-guerre dans le prolongement de son livre
magnifique.
Pol VANDROMME
Éditions de Fallois, 384 pages.