In memoriam

   

    Peut-être le seul écrivain vraiment révolutionnaire d'une époque qui manque de santé et de roideur dans la singularité et qui finit par tourner elle-même ses audaces en dérision. Le plus imité aussi; mais, comme il arrive presque toujours, uniquement par ses aspects les moins inaccessibles et les moins neufs, par les habitudes, voire par les routines de son originalité.
    Un styliste, et même un précieux. Brasillach disait : un Giraudoux de la vidange. Il a donné à la langue française un accent nouveau, et le naturel qu'elle aura sans doute au XXIème siècle. S'il a désarticulé la phrase, c'est pour la reconstruire d'une autre façon, en prêtant à la syntaxe un autre rythme, une inflexion plus rapide, plus abrupte et qui doit correspondre à la sauvagerie d'une sensibilité exaspérée et extrêmement vulnérable. Comme tous les créateurs, Céline a inventé le style qui lui convenait. Un grand artiste se réalise et s'exprime dans l'accord exact d'un tempérament et d'un langage. D'où son caractère unique et monstrueux.
    Tout chez Céline a l'air d'une improvisation éructée et même dégoisée. Mais qu'on y prenne garde : tout est très conscient, élaboré, avec des ruses et d'infinies délicatesses grammaticales. Il module sa. musique, qui naît de l'introduction du langage parlé dans le langage écrit. Mais ce n'est pas du tout le langage commun : le français métro. Sous la désinvolture, il y a beaucoup d' acharnement et de contraintes (mais ce sont par miracle les contraintes du naturel); sous l' invention bouffonne, un désespoir fébrile qui se force pour ne pas sangloter. Ce style ne laisse voir que ses humeurs continuellement regonflées, l'abondance de ses sursauts, les facilités et les roublardises de son argot. Mais le réfractaire Céline a derrière lui une tradition splendidement assimilée et que son labeur autant que son instinct ont retrouvée pour l'élargir , pour lui procurer une ampleur plus vaste, pour la dépouiller des illusions mortes et lui apprendre les vérités de demain.
    Tout l'effort de Céline a consisté à étouffer l'une des parts sans doute les plus vives de sa nature. Ce mal embouché, ce rustre éclatant et hargneux est un sentimental, traînant avec lui tout, un romantisme de faubourg et de chansons à quatre sous. (Les idées de ses ballets le laissent assez pressentir.) Céline noie sa tendresse dans l' invective et son romanesque attendri, il le submerge sous le flot de fureurs d'un romanesque de la catastrophe.
    Avec cela, bien sûr, ce fond inentamé, inébranlable de pessimisme qui investit le petit peuple des banlieues, et cette fierté qui s'épanouit dans des explosions forcenées, et cette pudeur qui, pour s'affirmer sans retenue, va jusqu'à se calomnier, et cette générosité qui se délivre dans l'intempérance. Céline est le seul écrivain populaire, - je veux dire :qui est du peuple, par toutes les fibres de son être, - qui n'ait pas été dupe des balivernes de la littérature prolétarienne, et qui ne s'en fait accroire sur aucune classe. Il n'a qu'un sujet, qu'il a repris sans cesse : la décadence, - la fin d'une race et d'une civilisation; le pourrissoir des villes modernes entretenant des charognes encrassées par l'odeur de l'essence; les vices qui rongent tenacement comme une lèpre, qui épuisent et qui décomposent une humanité larvaire. Tout cela, rapporté avec minutie, avec fougue, avec une jovialité ricanante. Mais la drôlerie poussée jusqu'à l'épopée burlesque n'est qu'un masque jeté, comme un linceul, sur un carnaval à l'agonie.
    Ce monde putride, dont il tient la chronique de l'ignominie, Céline ne le méprise pas ; il le prend en pitié en bougonnant, en le vouant au désastre. Seulement sa pitié est vaincue, terrassée par son amertume. Alors, comme c'est le cas des lyriques de la prophétie qui chantent les malédictions et qui appellent les déluges, Céline tire tout vers l'énormité, transforme tout en monstres et tout chez lui est prétexte (ou occasion) de mythes. De la sorte, son univers qui part de l'observation quotidienne finit dans le délire, dans un marais sur lequel la mémoire de l’Apocalypse flotte comme un étendard non pas maudit mais triomphant.

 

Pol VANDROMME, Le Rappel, 5 juillet 1961.