Mort d'un faux et d'un vrai génies

 

    Deux jours après le brillant Ernest mourait en France un piteux Ferdinand qui, lui aussi, avait entendu sonner les trompettes de la gloire. Le Voyage au bout de la nuit fut la plus grande surprise du siècle, et sans doute le seul livre moderne où la substance et la forme de la littérature fussent renouvellées en même temps. Ensuite le candide Céline avait perçu l'avertissement des catastrophes qui menacent le monde ; et maladroitement, malencontreusement, se trompant de mots, d'images, d'adversaires, il avait voulu se mettre en travers de la fatalité... Dix ans plus tard, il se retrouvait à Copenhague dans un cul de basse-fosse. Puis cassé, blessé, le souffle court, il parut lentement refleurir. D'un château l'autre, Nord, montraient un Céline ressuscité, dans les yeux de qui se rallumaient les flammes les plus redoutables qui eussent brûlé notre temps. C'était trop beau...

    Trente personnes, pétrifiées par le sentiment qu'elles assistaient à quelque chose de secret et d'énorme, défilaient l'autre matin devant le cadavre de Bardamu, maudit dont la malédiction a pris fin : il ne lui reste pus qu'à occuper au sommet du siècle la place qui revient au voyant et au prophète.

    Notez la date. Elle figurera dans les manuels qu'étudieront nos petits-enfants, et les petits-enfants de nos petits-enfants.

 

PANGLOSS, Pan, 12 juillet 1961.
"Pangloss" était le pseudonyme de Robert Poulet.