Il a vécu entre la misère et l'amitié

 

    Le pauvre médecin est mort. Aux premières pages d'un de ses premiers livres il se montrait lui-même dans sa maison de Meudon entouré d'un décor de fumées et d'usines, près du fleuve où passent les chalands.

    Après trente-cinq ans de métier, âgé de soixante-trois ans, médecin sans auto et sans bonne, il ne soignait que des misérables, ceux qui ne pouvaient plus voir personne parce qu'ils n'avaient vraiment pas un sou pour payer. Repoussé par ce monde, il aura vécu jusqu'à son dernier jour entre la misère et l'amitié.

    Céline avait des amis et il en gardera toujours. Il s'agit pour lui de ces amitiés fondées, non pas sur des complaisances ou des services rendus, mais sur l'aération et la tendresse. On ne peut aller nulle part en France sans rencontrer des hommes, quelquefois blessés par le désenchantement de la vie, pour qui Céline représente ni plus ni moins que la création du monde. Le médecin de Meudon laisse en partant cette œuvre immense par qui tant de malheureux auront été éblouis et bercés.

    On a voulu faire taire Céline et tout récemment encore, une émission préparée par la Télévision française a été interdite à la suite d'on ne sait trop quelles protestations médiocres. Mais voici qui est admirable. Toutes les puissances du jour se liguent contre l'homme seul qui se tient encore debout, un peu par miracle, le dos au mur de sa maison, entre sa femme, ses paperasses, ses clochards et ses chiens.

    Il suffit que cet homme meure pour qu'il apparaisse aussitôt, dans la plus claire évidence, qu'avec toutes leurs associations, leurs mots d' ordre, leurs mains sur le cœur, leurs indignations calculées et leurs têtes obliques, les puissances liguées ne sont rien. Pitié pour les puissances liguées ! Depuis ce matin, la voix de Céline les écrase. Cette voix formidable que l'on a voulu étouffer sous les cendres et qui va résonner jusqu'à la fin des temps.

    Le Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit retentissent du plus grand cri qui ait jamais été poussé au nom de la misère des hommes. Auprès de Céline, tous les écrivains réalistes ou naturalistes qui se sont, comme on dit, penchés sur le peuple en prenant des notes n'ont que des figures d'hommes de lettres et leur œuvre ne sort pas des limites assez tristes d'un simple travail de bureau.

    Il faut dire que Céline était bien autre chose qu'un réaliste. Il allait sur des chemins sombres, portant des visions fantastiques dans sa tête, créateur prodigieux de livres qui partaient d'une rue ou d'un passage et de quelques figures déshéritées, pour s'élever d'un mouvement irrésistible jusqu'aux dimensions de l'univers.

    Sous la pression du souffle de Céline, les formes classiques de la littérature et du monde volaient en éclats. Le vocabulaire et la syntaxe se retrempaient dans toutes les fièvres de la vie, Céline donnait l'impression d'avoir oublié les siècles et de se retrouver, comme Rabelais, à la jeunesse du langage. Un fleuve énorme et inconnu commençait à couler sous un ciel d'orage, traversant les villes fameuses, Paris, Londres, Berlin, fumant dans la brûlante Afrique avant d'aller se geler dans les steppes sous la lumière froide du petit matin.

    L'œuvre de Céline restera dans ses moments forts comme la plus grande épopée populaire qu'aucune littérature ait jamais pu créer. Elle a inventé un monde presque fabuleux où l'on entend la terrible musique de notre siècle, où la réalité la plus nue, demeure toujours présente, où le Petit Poucet est désormais le mince enfant des faubourgs où les remorqueurs sur les rivières et les cheminées des usines remplacent les tapis volants et les forêts des contes, où le rire le plus violent et le plus amer qui ait jamais frappé les oreilles des hommes éclate à chaque page, se mêlant à la rumeur du monde, s'arrêtant parfois pour nous faire entendre un air délicieux de mélancolie.

    Le docteur Destouches a donc terminé son voyage au bout de son étrange nuit. Pour Céline et pour son œuvre, ce qui maintenant commence porte un très beau nom, disait Giraudoux, cela s'appelle l'aurore, une de ces aurores qui s'ouvrent doucement pour l'éternité.

 

Kléber HAEDENS, Paris-Presse, 5 juillet 1961.