L.-F. Céline a terminé son voyage au bout de la nuit

  

À Meudon, au milieu de la verdure, dans un hideux petit pavillon de banlieue campé à flanc de colline, invisible de la route - on y accède par une mauvaise voie sans issue où l’herbe pousse entre les cailloux et au creux des fondrières - loin des rumeurs de Paris qu’on aperçoit pourtant au loin, Louis-Ferdinand Céline vient de terminer son voyage au bout de la nuit humaine. Il est mort, samedi en fin d’après-midi, dans les bras de sa femme, Lucette.
    Pour ses amis, les vrais sont peu nombreux, il n’y a pas de mots pour exprimer leur peine et sonder l'immense vide qui vient de se creuser. Je ne puis encore imaginer que je ne sonnerai plus à la petite porte basse et grillagée de la villa " Maïtou " où résidait depuis son retour d'exil le docteur Destouches. Combien de fois y suis-je allé depuis 1951 ? Je sonnais. Un énorme chien-loup bondissait en grondant à travers le jardin en pente. Une haute silhouette un peu voûtée se dégageait de la maison. Louis-Ferdinand Céline d'un pas hésitant - l’arthrite déformait sa démarche - descendait m’ouvrir et écartait le chien. Il ne paraissait pas vieillir mais son corps portait d’une façon terrible les traces de ses souffrances, de ses blessures de guerre. Il avait toujours les mêmes yeux gris-bleu acier, des yeux prodigieusement intelligents, perçants, souvent rieurs ou brutalement flamboyants quand il s'animait, jamais rêveurs mais transparents de clarté intérieure. Son large front s’était creusé de rides mais ses tempes étaient à peine argentées et sa chevelure désordonnée gardait le même pli, vaste et souple. Ce qui me frappait à chacune de nos rencontres c'était son sourire , un sourire d'une douceur caressante, lumineux, franc, d'une bonté profonde.

 

André BRISSAUD, Carrefour, 5 juillet 1961.