Mort à crédit
[1936]
C'est un gros événement qu'un livre de M. Louis-Ferdinand Céline. Mort à crédit qui paraît chez Denoël et Steele, est aussi un très gros livre. Déjà le fameux Voyage au bout de la nuit était d'aspect dense, compact, comme son contenu. Mort à crédit, avec ses 700 pages bien tassées, son format grand in-octavo, fait un bloc, un vaste parallélépipède de papier aux plans lisses, aux arêtes coupantes, pareil à une pierre soigneusement taillée.
Ce symbolisme a sa valeur. On n'aborde pas un
tel livre comme tel autre qui n'en pèse que le quart. Frivolité et sérieux sont une
question de poids. C'est pourquoi l'on a vu certains auteurs affirmer leur gravité dans
des uvres considérables par leur étendue, dans des suites aussi, comme Marcel
Proust, et, plus près de nous, M. Jules Romains. Mais le cycle malgré tout se digère
par tranches. On se rend compte que l'auteur a pris son temps. Au contraire, les 700 pages
de l'Ulysse de James Joyce ont l'air d'avoir été écrites d'une haleine. Les 700
pages de Mort à crédit également. C'est ce caractère touffu, abondant,
fourmillant qui est extraordinaire. L'auteur a voulu tout mettre dans son livre. Comme on
met tout dans une cathédrale, la terre, le ciel, l'enfer, le purgatoire, les vertus, les
péchés, les saisons, la chair et l'esprit. Il n'y a pas que les piliers, les voûtes,
les murs, les contreforts, tout l'appareil architectural. Il y a les statues, les milliers
de statues, le pullulement inouï des statues. Et parmi ces statues s'il en est
d'édifiantes il en est de fort inconvenantes aussi. Ne parlions-nous pas de péchés ?
Les huchiers du Moyen Âge n'ont jamais hésité à nous les montrer tous crus, avec une
sorte d'exubérance joviale, un naturalisme d'autant plus brutal qu'il devait servir de
contraste aux vertus, aux saints, aux anges, à tout ce qui de cette fange nous emportait
vers le ciel.
Nous n'avons plus la mentalité des gothiques si d'aucuns artistes
et écrivains sont encore possédés de leurs instincts gargantuesques. Les éditeurs de Mort
à crédit ont prudemment engagé l'auteur à supprimer quelques mots qui
appartiennent au Dictionnaire spécial de Delvau et des passages trop précis. Aussi
quelques pages espacées de blanc ont l'aspect des feuilles qui paraissent en temps de
guerre sous le régime de la censure. Dans cet état, pourtant, le livre de M. Céline,
pas plus que le Voyage au bout de la nuit, ne peut être mis dans toutes les mains.
Tant s'en faut ! Un roman n'est pas toujours un divertissement pour jeunes filles. Et
celui-ci apparaît plutôt comme un document de psychiatrie.
Un document formidable. Confession ? La forme d'une confession et
qui, sans honte, sans rien qui de loin ou de près ressemble au respect humain, avec une
sorte de verve géniale dévide tout le fond du sac. Disons tout de suite qu'elle n'eût
pas été possible en langue classique. Elle eût été impossible à dire pour la raison
que le français ne peut pas à ce point braver l'honnêteté. Que grâce aux tournures
populaires, populacières souvent, grâce à l'argot, il s'établit un équilibre, une
harmonie entre le fond et la forme qui permet de tout faire passer. Et on peut bien dire
que tout y passe ...
- Il me connaît bien Gustin... Il est expert en joli style. On peut
se fier à ses avis. Il est pas jaloux pour un sou... Gustin c'est un cur d'élite.
Il changera pas avant de mourir.
Entre-temps il boit un petit peu...
Mon tourment à moi c'est le sommeil. Si j'avais bien dormi
toujours j'aurais jamais écrit une ligne...
" Tu pourrais, c'était l'opinion à Gustin, raconter des
choses agréables... de temps en temps... C'est pas toujours sale dans la vie... "
Dans un sens c'est assez exact. Y a de la manie dans mon cas, de la partialité. La preuve
c'est qu'à l'époque où je bourdonnais des deux oreilles et encore bien plus qu'à
présent, que j'avais des fièvres toutes les heures, j'étais bien moins mélancolique...
Je trafiquais de très beaux rêves... Madame Vitruve, ma secrétaire, elle m'en faisait
aussi la remarque. Elle connaissait bien mes tourments. Quand on est si généreux on
éparpille ses trésors, on les perd de vue... Je me suis dit alors : "La garce de
Vitruve, c'est qu'elle les a planqués quelque part..." Des véritables merveilles...
des bouts de Légende... de la pure extase...
Ce petit persiflage du début nous fixe tout de suite. L'auteur a tordu
le col au cygne. Pour le reste, aegri somnia. Nous voici réembarqués pour le
voyage au bout de la nuit. "De ma nuit", pourrait rectifier l'auteur
voyage prodigieux, pourtant circonscrit, dans les limites d'une piètre existence de
misérable. Mais tout est en nous. Même l'aventure, surtout l'aventure. Cette prodigieuse
aventure de la vie vis-à-vis de quoi les événements les plus extraordinaires que nous
vivons au-dehors ne sont que des épisodes sans importance. Nous touchons ici au plus pur
classique à propos d'un livre qui de la première à la dernière de ses cinquante mille
lignes met en déroute tout ce que les manuels nous enseignent sur l'art d'écrire.
L'important, selon le classique, n'est pas l'événement, c'est la façon dont il réagit
sur nous. Mais nous, l'homme, mon frère, comme disait l'autre, qui l'a jamais approché,
compris, raconté, comme il est ?
Céline nous oblige à réviser des valeurs, des jugements, par le
fait même qu'il trouve encore tant de nouveau à dire, qu'il nous fait sentir que
derrière ce qu'il découvre il y a peut-être encore tout à découvrir. Imaginons ce
que, voici cinquante ans, un écrivain naturaliste aurait fait de cette confession du
petit Ferdinand, gamin de Paris, né de parents besogneux, bricoleurs et geignards. De cet
effroyable drame de la médiocrité, de ce déchaînement de toutes les forces,
économiques et sociales, qui écrasent le pauvre. Un mince procès-verbal agrémenté de
quelques traits descriptifs extérieurs, le maquillage de crasse qui se met un acteur
avant d'entrer en scène. Disons tout de suite un procès-verbal de carence. C'est comme
en peinture. Il ne s'agit pas de voir les choses de la nature, mais la nature des choses.
C'est par là qu'un Céline dépasse de si loin et de si haut toutes les pauvretés du
naturalisme. Qu'ici la question ne se pose plus d'un terme bas, crapuleux, ordurier. Non,
il faudrait les prendre à la pelle, mais que tout s'enlève dans un plan poétiquement
vertigineux, qu'au travers de cette fange, de cet océan de boue et de gadoue, comme
brusquement jaillit et fulgure le lingot d'or pur tiré d'une montagne de minerais
broyés, malaxés, concassés, on voit enfin face à face l'âme, le prodigieux don de
l'homme, dans une splendide illumination.
Voilà ce livre, plein de génie et de bassesse. Au moins, ne
reprochera-t-on pas à l'auteur d'avoir voulu faire l'ange. En montrant la bête comme
elle est, toute la bête, rien que la bête, il a ménagé la meilleure part à l'esprit.
De ce point de vue, Mort à crédit ressortit au plus grand véridique
spiritualisme. Celui des hommes au Moyen Âge, les bâtisseurs des cathédrales, qui
savaient regarder l'enfer, qui l'inventoriaient, poussaient pêle-mêle diables et damnés
sur le marché public à grands coups de balai et en riant très haut des sorcières
désarçonnées et de l'ignominieux sabbat.
Il y a toujours la même distinction à faire entre ce qu'on voit
et ce qu'on ne voit pas. Ce qu'on voit, c'est un gosse vicieux entre une mère un peu
infirme et qui se tue au travail, et un père phraseur, moralisateur, non moins trimard,
à qui la guigne a donné une mentalité catastrophique. Une malchance qui annihile
également le meilleures résolutions du jeune Ferdinand qui, excédé des leçons de
morale, d'eng... et de gifles, finit par se jeter sur le vieux et l'étrangle à moitié.
Ce qu'on ne voit pas, c'est tout l'arrière-fond de misère et de rancur, l'ironie
d'une lutte inégale, impossible, dérisoire, entre un libre arbitre bafouillant et le
destin implacable, la grandeur malgré tout du sort ridicule et lamentable, de la
calamiteuse condition humaine. Et c'est cela que nous fait voir Céline, c'est par là que
nous nous réconcilions avec nous-mêmes comme avec ses personnages qui deviennent
sympathiques malgré tout.
Grâce à quoi aussi, il a pu se livrer à une si formidable
débauche d'écriture sans jamais tirer à la ligne, sans jamais s'essouffler. Non que
tout soit de la même qualité. Nous préférons la première moitié de son roman à la
seconde. Elle est plus variée, plus étoffée. L'épisode du séjour de Ferdinand en
Angleterre, au Meanwell College de Rochester, est une chose étonnante. Et sa sortie
dramatique avec le suicide de Nora... Mais puisque les événements n'ont aucune
importance ? Nous parlions de poésie. Nous devrions aussi parler d'éloquence, de
rhétorique. Cette rhétorique peuple qui atteint des sommets, que jamais encore on
n'avait reproduite et que Céline transcrit avec une sorte d'emportement sauvage, une
griserie dionysiaque. Et comme c'est plus ample, plus étoffé que du Cicéron, avec le
roulis des cailloux que mâchait Démosthène ! De l'argot et à pleine bouche, soyons
polis, mais quel accent, quelle couleur, quelle force dans la répétition, surtout.
Céline, sans doute, décrit ses personnages, il les cape nature, mais, surtout, il les
fait parler. Ainsi, ce n'est pas lui qui les crée, ils se créent eux-mêmes devant nous.
D'où cette vérité, cette vie, ce bouillonnement, ce renouvellement perpétuel.
On se demandait où irait l'auteur du Voyage au bout de la nuit.
S'il pourrait continuer son effort. Rebrosser avec un égal succès tant de laideurs, de
misères pour l'élaboration et le rayonnement de sa lumière à lui. Il a rempli la
gageure. En nous laissant le certitude qu'il continuera. Que ses réserves de compassion
sont illimitées comme sa puissance d'expression, son éloquence torrentueuse, son
extraordinaire génie verbal.
Du neuf, enfin, dans la littérature ? Une forme renouvelée, des
filons inexplorés, la découverte d'un champ vierge où, à la suite de Céline, des
concurrents vont s'élancer ? Nous serions plutôt enclins à dire en marge de la
littérature. L'autre côté mystérieux, redoutable, d'un mur que bien peu auront le
courage de franchir. Derrière lequel il y a la nuit qui n'a pas de bout ...
Charles BERNARD, La Nation belge, 27 mai 1936