Gilbert Renault
Henri Mahé, une âme d'élite

 

    En l’année 1937, alors que je dirigeais un organisme qui, appuyé sur une grande compagnie d'assurances britannique, assurait le financement d'une bonne partie de la production cinématographique française, je reçus dans mon bureau de la rue Pierre-Charron la visite d'Abel Gance, qui venait me demander de l'aider à réaliser une réédition de son film J'accuse. L'homme et l'idée me plurent. Bien entendu, je connaissais par ouï-dire l'auteur de La Roue et de Napoléon, dont je ne crois pas me tromper en avançant qu'il fut l'inventeur du gros plan, d'où l'art cinématographique a tiré un inégalable moyen d'expression. Mais j'eus un autre motif à lui donner mon accord en dépit des réticences de mes associés qui me prédisaient que j'irais à une catastrophe financière : en cette année 1937, Hitler s'était depuis quatre ans emparé du pouvoir, et il devenait apparent pour tout esprit lucide que la menace de guerre se faisait de plus en plus forte. Or, par l'évocation des morts de Verdun que, la magie du trucage aidant, Abel Gance se proposait de faire sortir de leurs tombes, j'espérais éclairer une opinion endormie par les drogues politiciennes de l'époque sur l'imminence d'un péril qui s'affirmait de jour en jour.

    J'accuse se traduisit par un désastre d'autant plus irrémédiable que je n'avais rien négligé pour entourer la sortie du film d'une publicité dont le retentissement se retourna contre sa carrière. J'y fus personnellement ruiné, mais avec la consolation de m'être fait un ami en la personne d'Henri Mahé, qui en était l'admirable décorateur : une amitié de cette qualité compensait largement tous mes déboires.

    Comment définir ce Celte, qui l'était par toutes ses fibres, et dont on s'apercevra un jour qu'il fut, de tous les peintres de sa génération, l'un des plus grands ? Parmi celles de ses toiles que j'ai le privilège de posséder, il en est une qui représente une pomme, simple pomme à cidre de l'espèce que mangent les vaches quand elles ne vont pas au pressoir. Je m'étonnai qu'elle fût transpercée d'une longue aiguille en fer qui semble la faire jaillir de son cadre, et crus à un artifice du peintre, mais il n'en était rien : " Vous ne vous rappelez pas, me dit Mahé, que nos paysannes, quand nous étions enfants, piquaient d'une aiguille à tricoter les pommes acides dans l'idée quelles emprunteraient à cette aiguille un peu de son fer, qui donnerait de la force à leurs gosses. " C'était vrai et, telle qu'elle est, cette pomme peinte par Henri Mahé apparaît vivante et blessée, reléguant les pommes peintes par Cézanne au rang de fruits inertes, moulés dans la faïence.

    Nous devînmes donc amis, d'une amitié qui allait se prolonger jusqu'à sa mort car dès notre toute première rencontre, j'avais discerné dans ses yeux – d'une candeur d'enfant – le reflet d'une générosité sans égale. Constamment dépourvu d'argent, faisant vivre d'un jour à l'autre sa femme Madeleine et ses deux filles sur la corde raide, si un camarade dans la gène frappait à sa porte, dans la minute même où il avait vendu une toile, Henri Mahé lui remettait sur le champ tout ce qu'il venait de recevoir. La pauvre Madeleine poussait un gros soupir mais ne disait mot, et je crois bien que, dans le secret de son cœur, elle était fière d'avoir pour époux un être aussi déraisonnable, pour parler le langage de ceux qui font passer l'intérêt avant la charité. Il m'emmena voir Céline, pour lequel il professait une profonde admiration que je ne partageais pas. L'auteur du Voyage au bout de la nuit – qui s'empressa de mettre sous mes yeux la couverture d'un vieux numéro de L'Illustré National où on le voyait, lors de la "Grande Guerre", chargeant sabre au clair un adversaire prussien, – me fit l'effet de s'être composé un personnage faussement anarchisant, dont l'enveloppe laissait transparaître un esprit vaniteux et calculateur. Née d'un instinct qui me fut souvent précieux dans la vie clandestine, au temps de l'Occupation, mon impression ne me trompait pas. Sachant qu'Henri Mahé était sensible à l'alcool, Céline le poussait à boire puis s'appliquait à le mettre en fureur, et notait les mots que sa colère lui faisait prononcer, issus d'un vocabulaire parfaitement inédit, pour s'en attribuer l'invention dans ses manuscrits à venir : en effet, quand Henri Mahé ne trouvait pas le terme qu'il fallait, il l'imaginait de toutes pièces, d'une façon si sûre qu'on comprenait ce qu'il voulait dire. La langue qui lui était propre s'exprime dans son Charone's Hôtel – dont Joseph Kessel m'a déclaré : "C'est un authentique chef-d'œuvre !" Le miracle est qu'Henri Mahé soit sorti indemne de la fange qu'il décrit sans réticence, conservant son regard de "pur", ce regard qui semblait à tout instant s'ouvrir sur la création du monde. L'abbé Boulbain – autre âme d'élite que Dieu s'est empressé de rappeler à Lui – m'a dit d'Henri Mahé qu'il avait le cœur d'un disciple du pauvre d'Assise. Peut-être saint François, s'il avait vécu à notre époque en sachant tenir un pinceau, aurait-il, lui aussi, peint les murs du Balajo ?

 

Gilbert Renault (1979)