Henri Mahé
(1907-1975)

La Brinquebale avec Céline. Ed. de La Table ronde, 1969.

 

" Français, breton et parisien... artiste et cœur généreux... "
Louis-Ferdinand Céline

 

    HENRI MAHÉ n'est plus à présenter aux céliniens. Peu ignorent son apparition dans Voyage au bout de la nuit, au chapitre consacré à Toulouse, et son éloge dans Bagatelles pour un massacre, aux côtés de Vlaminck et Gen Pau. Qu'importe si de petits jaloux obtus nient que Céline – en 1949 – qualifiait encore Mahé d’" admirable initiateur à la vie intime française ", de " belle âme noble " de " fin psychologue " d’" admirable ami et admirable peintre " ! Les céliniens connaissent tous La Brinquebale avec Céline, publié en 1969 aux éditions de la Table ronde. Au départ, dans ce livre de souvenirs d'une vie riche en événements et en rencontres, le peintre voulait donner la totalité des lettres - In extenso - qu'il avait reçues de Céline entre 1929 et 1952. Mais les récits pittoresques s'accumulent et l'éditeur envisage un deuxième tome. Le premier s'arrêterait à la fin de l'Occupation en offrant un portrait peu conforme : on y retrouverait le rire du médecin, le Céline que Descaves et Daudet avaient applaudi. Un Céline plus moqueur et pugnace que l'ermite de Meudon. Le second tome débuterait par la quarantaine de lettres de Céline envoyées du Danemark et les commentaires du peintre sur l'injustice commise à l'égard de celui qu'il considérait comme un grand initié. Devant les méfiances et menaces de familiers, et n'aimant ni porter tort ni faire de la peine, Mahé choisit de ne livrer dans le premier tome que des extraits des lettres de Céline, mais une centaine de documents en tout : quatorze cartes postales, deux dessins, deux chansons, une préface à un album de fresques, un synopsis de dessin animé, l'idée d'un court métrage, cinq télégrammes, des extraits de soixante-dix-huit lettres, certaines presque entières. Bien des cétacés carnivores tournèrent autour de ces trésors pour en nourrir leurs thèses en Sorbonne ou en Amérique. Nul autre que Mahé aurait pu expliquer la signification d'un simple "Hé-Hé" envoyé sur une carte postale représentant Jacques Cartier à bord de La Grande Hermine. Deux ans d'écriture quotidienne donc moins de toiles, à montrer et à vendre au chaland, mais qui le sut à part ses proches ?

    Bien des rumeurs et des ragots ont couru à sa mort. Qu’il avait dispersé la correspondance, tout vendu aux Américains. Je fis donc le voyage. " C’était une ville debout ! "… Dans la malle de New-York ne manquait que les cartes postales (vendues mais publiées) et quelques lettres au père de Mahé. Je retrouvais presque tout ce que j’avais vu rue Greuze : les lettres et dessins de Céline, les lettres de Lucette (3 de Korsør) et celles de Mikkelsen, du docteur Camus, d'autres relations de Céline, les illustrations du Voyage, les photos de la péniche, des familiers, de Saint-Malo et de Korsør, les commentaires de Mahé. Des lettres chaleureuses d'Abel Gance, du colonel Rémy, de Stève Passeur, de Théophile Briant… Un trésor de Malouin…

   Quelques plumes aigries ont cru drôle de s'en prendre à l'homme et au peintre sans l'avoir bien connu ou sans avoir vu ses œuvres. Gros pâtés de potaches ébauchés sans notion du délié ! " Moi j'ai connu un vrai archange au déclin de son aventure, encore tout de même assez fringant, même resplendissant dans un sens… " Je lui dois bien des choses. Il savait, tour a tour, écouter, conseiller, délirer, quand il le fallait, car il savait observer rêver et amuser. Il rendait confiance au plus dépressif, rendait des couleurs aux vies les plus grises. Rien de mesquin, d'agressif ou d'étroit chez lui. Un Don Quichotte égaré chez les prétentieux, et ceux-ci n'étaient pas des moulins à vents. Des géants de bêtise au pouvoir, prêts a juger de tout sans savoir d'où naissent les zéphirs. Bourgeois et prolos sont de la même tinette, quand l'intellect prime sur l'émotif. Mais autant céder la parole à ceux qui l'ont connu aussi glorieux qu'il était beau et aussi jeune qu'il était doué, au temps où les plus grands artistes fréquentaient l'atelier où son imagination trouvait des commanditaires assez hardis pour réaliser ses projets fastueux. Tous les témoignages concordent sur son don de la parole, sa générosité, sa curiosité, sa réflexion originale. Tous ont aussi admiré sa palette, sans doute trop riche de dons pour la classer au Bénézit, puisqu'il pouvait passer du mural au tableau, du cinéma au musette, avec un égal talent. De même que Céline avait ramé en solitaire à contre-courant du conformisme (si souvent déguisé en anticonformisme), s'en prenant aux fausses idoles du siècle, aux papes de la bonne pensée, aux académiciens néo-classiques, aux héros des fausses révoltes, Mahé s'en était pris aux toqués de l'expressionnisme, aux bavards de l'abstraction, aux tricheurs du surréalisme, défiant les chromos à la mode de son temps pour s'inspirer des maniéristes italiens si longtemps méprisés ou des meilleurs dessinateurs de l'école française. Allez faire comprendre cela aux critiques prisonniers de poncifs esthétiques !

    Qu'ajouter aux divers témoignages retrouvés dans la malle de New-York, sinon qu'il y en a encore bien d'autres d'égale admiration pour l'artiste ou de reconnaissance envers l'homme ? Peut-être rappeler qu'Henri Mahé avait décoré le grand cinéma Rex à 25 ans, en 1932 ; avait 30 ans en 1937 quand ses décors du Balajo ou pour Abel Gance rivalisaient avec ceux de Trauner ; avait 40 ans en 1947 quand, "épuré" et solitaire, il se remit au chevalet ; publiait sa Brinquebale à 62 ans pour son petit-fils, et mourait, il y a déjà 22 ans en 1975, à 68 ans, à New-York City. Il aurait 89 ans aujourd'hui. Je l'imagine encore parler, dessiner, écrire ou naviguer à bord d'un clipper autour du monde. Je n'ai guère retrouvé la drôlerie de son autodérision, son respect de la fragilité des hommes, sa curiosité des choses cachées, sa culture issue des choses vécues, sa moquerie mêlée de compassion, chez d'autres personnes. Heureusement, je l'entends encore lire Céline, Molière, La Fontaine et Villon… Bruant, Forest… les vrais poètes en somme ceux qui ont fait chanter la vie.

 

Éric MAZET