François Joubert (1)
Le "31", rue Greuze

 

    Le 31 rue Greuze ! C'est avoir 24 ans à Paris, être célibataire et militaire, venant d’Aix-en-Provence, rêver de photographie, d'apprendre à dessiner. C'est l'ennui à l'armée, recevoir une lettre d'Eric Mazet, avec une adresse. C'est le Trocadéro et, à 300 mètres, dans une rue provinciale, avec ambassades, un numéro, au bout à gauche : le 31, un porche, une concierge (aimable, tiens !), une cour intérieure, un atelier d'imprimeur – plein de cartons. C'est un porche au fond de la cour, à gauche, avec une porte accotée à un escalier raide, à la flamande.

    C'est donc une porte gris sale, une hésitation timide, et la porte qui s'ouvre sur un autre monde rempli d'histoires et d'amitiés, de projets et de regrets, avec la difficulté de tutoyer au début. Ce sont des discussions noyées dans des verres de whisky, avec de l'eau prise au lavabo caché par le paravent qui sert de toile de fond au divan sur lequel est assis, fume, écrit, boit, raconte, dessine, rêve, élucubre, en racontant toujours, vitupère, sur les banquiers et les bourgeois, les juifs et le goye, les contrôleurs d'impôts, Picasso et les autres, Henri Mahé.

    Le 31 rue Greuze, c'est l'atelier, le domaine d'Henri, avec entrée particulière sur la cour et escalier intérieur menant à la chambre, où il remonte à chaque coup de sonnette pour observer par une lucarne, donnant sur la cour, si ce n'est pas un huissier qui vient se pointer. C'est la verrière remplie de feuilles mortes et de pigeons, les grands rideaux blancs, les toiles aux murs, par terre, sur le chevalet, une cornemuse, la maquette d'un navire, des livres et des pierres, des cartons à dessins et des paquets de lettres, un capharnaüm rempli de quarante ans de souvenirs, de photographies d'amis épinglées, de boîtes de mécarillos, de chansons anciennes(2) et de journaux illustrés.

    C'est une tanière remplie d'espoir et de désespoir. Ce sont les murs qui s'écaillent, et où l'on est mieux qu'a Versailles. C'est un salon, le plus petit sûrement de Paris, où l'on vient causer du monde entier, depuis vingt ans, où tant d'autres – des plus célèbres – sont venus écouter, et raconter un peu ce qu'ils savaient du monde et de la vie. C’est tantôt la reine des gitans en grand deuil, et qui pour cela refuse de s asseoir, tantôt une comtesse sans blason qui vient poser pour un nu, sans pudeur. Demain ce sera Remy Cooper, l'un des fondateurs de l'état d'Israël, ou bien Lorenz, un biologiste allemand, certain d'avoir trouvé le remède contre le cancer.

    Ce sont des promenades au " Troc ", les après-midi d'hiver où le soleil bas illumine les conversations sur Chafanel, vieil hidalgo professeur de guitare, inquiétant astrologue à ses heures, ou sur Gaston la Peugeot, le dernier grand maquereau de Londres et de Paris, qui veut mourir dans "l'honorabilité". C'est la tenue invariable d’Henri : mocassins en croco, chaussettes et chemise pastel assorties, cravate en soie, pantalon en alpaga noir – le tout venant de chez Charvet, et pardessus en peau de chamois – pour les sorties. Ce sont aussi les brinquebales à l'autre bout du monde, pour voir l'encadreur installé en face de Notre-Dame, ou de courtes visites chez le quincaillier d'à côté qui se souvient de Céline, déchaîné, au bordel.

    Le 31 rue Greuze, c'est, bien sûr, Madeleine et son sourire, sa gentillesse, et ses repas fastueusement simples (le meilleur ragoût de mouton de Paris) dans la salle à manger du premier étage, sommet de ce triplex avec la chambre des enfants, à côté de la cuisine minuscule – moins d'un mètre sur deux. Des affiches authentiques de Lautrec ornent le minuscule couloir qui conduit à la chambre des filles où deux guitares sont encore accrochées.

    Le 31 rue Greuze, c'est la Bretagne et l'ésotérisme, la ville d'Ys engloutie, la Roche aux Fées et son mystère. C'est aussi le Mexique et Cesar Balsa, New York et les filles d'Henri, la Suisse et la dernière expo. C'est Villon et Bruant, les péniches, les trois-mâts, Céline et Gen Paul. Le mystère de la cathédrale de Chartres, le volcan éteint de Nice, les menhirs de Carnac. C'est une voix inoubliable qui vous raconte, avec la gouaille d'un titi parisien, les rigolades et les difficultés de la vie. C'est la main tendue et la générosité. C'est un sourire dans un visage rubicond, avec une mèche rebelle sans cesse renvoyée en arrière avec la main droite. C'est une manière de philosopher, en écrivant, soleil tombé, des lettres et des lettres, au feutre noir, sur les genoux.

    Ce sont des centaines d'anecdotes savoureuses sur le Tout Paris des années trente, les clowns, les peintres, le music-hall et le cinéma, les marins, les savants, et même les ministres. C'est la signature de La Brinquebale avec Céline au Moulin-Rouge de Georges France, à la même table que le Prince de Bourbon-Neundorf, arrière-petit-fils de Louis XVII, et de Wolf Marholz, un des plus grands géologues du monde.

    Le 31 rue Greuze c'est tout ça, et la joie d'y repenser et l'honneur de l'avoir connu.

 

François JOUBERT (1979)

 

(1) François Joubert (1944). Etudes de droit, direction commerciale.
(2) Henri Mahé en avait acheté plus de mille, prévoyant un jour la création d'un Musée de la chanson ce qui n’intéressait personne a l’époque.