Lettre d'Emmanuel Auricoste(1)
à Éric Mazet

 

    Henri Mahé fut l'un de mes plus chers amis de jeunesse. Nous nous sommes rencontrés a l'Ecole des Beaux-Arts, où nous étions, lui chez le peintre Ernest Laurent, moi chez le sculpteur Jean Boucher. Il fit mon portrait que je n'ai pas sous la main, et je fis son buste dont il ne reste rien. Nous fûmes immédiatement attirés l'un par l'autre. Beaucoup de nos contemporains, d'ailleurs, furent fascinés par lui. Il était, tout jeune, un être rayonnant, et il avait sur nous tous un avantage certain, par un talent déjà affirmé. Très tôt, il avait trouvé une écriture qui n'était pas celle d'un apprenti. De plus, il s'était révélé comme un rassembleur, le chef d'une bande joyeuse, que l'on invitait un peu partout pour créer de l'animation. Ce furent de folles sorties… Bal des Quat'zarts. Bal des Fleurs, Bals des Petits Lits blancs où les jeunes fous que nous étions s'en donnaient a cœur joie !

    Cela n'empêchait pas que nous étions passionnés par notre travail. Très vite, la question s'est posée de savoir où travailler en dehors de l'école que nous ressentions comme un carcan. Henri Mahé connaissait le mettreur d'une entreprise de maçonnerie. Celui-ci avait, au 33, rue Croulebarbe, un terrain vague où il entreposait ses matériaux et des hangars qu’il aménagea pour nous en ateliers. Nous fûmes rapidement une bande à nous implanter 33 rue Croulebarbe, qui devint "la Croule ", avec tout un folklore assez pittoresque pour avoir attirer les journalistes. Henri Mahé n’y vécut jamais. Il partageait un atelier avec un de ses condisciples, Moussempés, qui, lui, y habitait. Il se peut que Paul Belmondo soit venu à la Croule, car nous étions tous deux élèves de Jean Boucher, et il a pu rencontrer Henri Mahé chez moi.

    En fait la période où Henri Mahé travailla à la Croule fut assez courte, dura moins de deux ans, car il se maria très jeune avec une pianiste, et ils allèrent vivre ailleurs. Lorsque j'ai connu Henri Mahé, c'était le très beau gosse après qui tous les pédés de Paris couraient, les femmes aussi. Il avait une jolie petite gueule. Il était très séduisant. Son premier mariage avec Maguy a paru bien étrange à tout le monde parce qu'elle n'était guère jolie et un peu gourde. Dès le début de leur mariage, Henri s’était mis en tête de lui faire jouer de l'accordéon, sans doute instrument plus facile à caser qu'un piano à queue. Il prétendait qu'elle pouvait jouer Bach à l'accordéon. Peut-être parce qu'a cette époque nous allions écouter le jeune A. Segovia qui jouait Bach à la guitare.

    La grande période d’Henri Mahé à Paris a été celle de la péniche où l'on peut dire que tout Paris a défilé, et surtout un certain milieu dans lequel il avait ses protecteurs et ses clients. Parmi les personnalités intéressantes de cette époque, je pense aussi au peintre Daniel Octobre qui, jusqu'au départ d'Henri Mahé pour l'Amérique, continuait à voir notre ami. Venaient aussi Roger Lécuyer, un charmant garçon, ami d'école d'Henri Mahé, et qui était un peu notre souffre-douleur, Hélène Gallet, une vieille amie, Georges Bouisset, peintre curieux de l'au-delà, qui s'adonnait à l'opium, Jean Moussempès, originaire de Saint-Jean-de-Luz, qui est devenu photographe ; Jean Délaurier, auvergnat coriace et sympathique, qui a fait du dessin animé. Pendant la guerre, son frère fut déporté en Allemagne, n'en est pas revenu, aurait été pris par les Russes.

    En 1928, je mets Henri Mahé en rapport avec Mme Lapauze pour la décoration d'une salle de bain. Née demoiselle Fontenelle, elle avait un frère, Mgr Fontenelle qui était camérier secret du Pape. Elle épousa Henri Lapauze qui était conservateur du Petit Palais, puis, à sa mort, elle ouvrit une galerie, rue Royale, et publia la revue La Renaissance. Elle devait se remarier avec Charles Pomaret, qui fut ministre de l'Intérieur en juin 40.

    En 1932, Henri Mahé décore le cinéma Rex, décor dont il ne doit rien rester(2), mais qui était une nouveauté assez exceptionnelle par l'originalité de la conception. Puis il est hospitalisé au Val de Grâce. Il avait une telle angoisse de faire son service militaire qu'il a tout fait pour se faire réformer. Mais ce qui semble important, c'est sa rencontre qu’il fit au Val de Grâce avec le propriétaire du Balajo qui devint son ami, et qui l’introduisit dans le Milieu. La seconde femme de Mahé tenait le vestiaire du Balajo.

    Je crois être à l'origine de la carrière maritime d'Henri Mahé. J'ai eu la chance, très jeune, d'aller sur des bateaux à voiles, et j'en parlais tout le temps avec une certaine nostalgie. Ceci, lié au goût que nous avions tous alors pour les histoires de corsaires, de héros à la Mac Orlan, et de chansons à boire, a suscité un climat favorable à la naissance d'une vocation chez ce Breton de l'intérieur. Mais il aimait la haute mer de l'océan, alors que je préférais la Méditerranée qu’il méprisait tout à fait.

    J'ai retrouvé dans La Brinquebale, bien vivant, l'ami de ma jeunesse, toujours le même, titi parisien gouailleur et plein d'imagination. L'épisode de son passage comme comptable aux Galeries Lafayette éclaire l'attitude du personnage, son soin vestimentaire, son goût pour jouer à l'artiste. Il était là-bas le canard dans une couvée de poussins. Le côté antisémite sans être vraiment antisémite peut, à mon sens, s'expliquer par les Galeries Lafayette où le père d'Henri était "acheteur". C'était le réflexe d'un employé modeste, peut-être humilié de sa situation par rapport aux Meyer qui devaient être assez cyniques comme tous les grands patrons de cette génération.

    Jamais il ne parlait de son père pas plus que de sa mère que je ne n'ai vue qu'une fois, lorsqu'il m'a emmené chez ses parents. Ce fut exceptionnel, alors qu’il venait souvent chez mes parents. Il avait gardé des contacts avec mon père qui l'aimait bien. Je revois leur salle à manger comme un chromo jauni, le père avec sa tête ronde, la mère mince, blonde, un air soumis, tout cela dans un décor d'une banalité incroyable, dans une lumière de pauvre qui économise la chandelle. Ceci explique sans doute les étoiles dorées au plafond de la Malamoa et sa façon coûteuse de vivre.

    Je pense qu'il y avait une grande pudeur chez lut et qu'il cachait soigneusement ses sentiments intimes sous des fanfaronnades. Et son délire verbal était une barrière. Parce que, en ce qui me concernait, il avait des côtés moralisateurs qui m'agaçaient. J'ai toujours eu des difficultés avec mon père, et Henri avait tendance à ne pas apprécier mes relations féminines. Tout cela parait en contradiction avec une attitude qu'il affichait. Cela fait partie des contradictions dont nous sommes tous porteurs. Je ne l'ai jamais connu alcoolique, et je crois bien l'avoir vu jusque vers 1956. Jeune, il ne buvait pas alors que les uns et les autres, nous avions un peu tendance a prendre des cuites.

    En fait, nous n'avons jamais eu de désaccords, mais nous nous sommes rendus compte que nous avions des points de vue divergents sur presque tout. Différences de choix esthétiques. Le jeune artiste a besoin pour créer de se confronter avec ses égaux, de recevoir leur approbation. Avant que Malraux ne l'exprime clairement, j'ai toujours pensé que nos créations sont toujours suscitées par d'autres créations. Il me semble qu'Henri Mahé a délibérément tourné le dos à ses idées et qu'il a cru pouvoir très tôt faire cavalier seul. Je pense qu'il y avait chez lui un mélange d'orgueil et de timidité. Il avait incontestablement un besoin de se sentir soutenu, entouré, mais a-t-il su bien s'entourer ? Sans doute suivant ses penchants.

    Différences d'éthiques. Nos fréquentations et nos amis étaient très peu compatibles. J'appréciais mal son goût pour les patrons de bordels. Comme, très jeune, j'avais des opinions de gauche, et que je devais par la suite adhérer au Parti communiste, et participer à la Résistance, nos vues, fatalement, devaient diverger. Ceci vous éclairera sur mes rapports avec Céline que je rencontrais sur la Malamoa quand il n'etait que le docteur Destouches. Il trimbalait le manuscrit du Voyage au bout de la nuit dont aucun éditeur ne voulait. J'ai tout de suite éprouvé une grande sympathie pour cet être attachant, sans avoir avec lui d'autres relations que ces rencontres. Il n est jamais venu chez moi. Sans doute n'en a-t-il pas éprouvé le désir ou ai-je négligé de l'inviter. Par la suite, son attitude pendant l'Occupation nous a séparé l'un de l'autre. Et lorsqu'il a demandé à Henri Mahé d'intervenir auprès de moi pour que j'aille le voir à Meudon, j'ai fait la sourde oreille, et je le regrette.

    Céline ne fut pas son mauvais génie. Leur rencontre était inévitable Ils parlaient naturellement le même langage A 18 ans, Henri Mahé n'avait pas eu besoin de Céline pour s'exprimer comme il s'est exprimé par la suite. Avant de rencontrer Céline il avait décoré le bordel de la rue d'Antin et fait la connaissance du patron du bal à Jo. Il y a chez Mahé comme chez Céline un côté Chateaubriand, en ce sens que leur imagination à l'un comme à l'autre leur fait confondre la réalité et ce qu'ils croient être la réalité. D'où beaucoup de fabulation dans leur délire verbal.

    Par la suite j'ai continué à voir Henri Mahé et nous avons entretenu des rapports plus ou moins étroits jusqu'il y a une vingtaine d'années où nous nous sommes perdus de vue, nos styles de vie étant devenus très différents. Comme nous divergions d'opinions sur presque tout, nos rapports se sont espacés, toutefois sans que la vie amitié que nous avions en souffrît.

 

Emmanuel AURICOSTE (1978)

 

(1) Emmanuel Auricote (Paris 1908). Entré aux Beaux-Arts en 1925 (élève de Bourdelle et Despiau) : bas reliefs du Palais de Chaillot, monument de Chateaubriand à l'Ambroisienne de Milan, porte du Palais de la SDN de Genève, la bête de Gévaudan à Marvejols. Entre dans la résistance communiste. Professeur à l'Ecole des Arts décoratifs à la Grande Chaumière et aux Beaux-Arts de Paris.
(2) On peut toujours voir une grande fresque, Hommage au Cinéma, en haut des marches du rez-de-chaussée, et toute la grande salle du bar-fumoir au premier étage dont les murs et poteaux sont ornés de fresques : Le Départ en ballon, Rêverie à Montmartre, La mère Michel