In memoriam François Löchen
Le pasteur François Löchen s’est éteint le 24 février 2004, à Metz. C’est à l’automne 1947 – il n’avait alors que trente ans – qu’il fit la connaissance de Céline au Danemark. Depuis un peu plus d’un an, il exerçait son sacerdoce à l’Église réformée française de Copenhague. Auparavant, il avait été aumônier militaire à Sartrouville, puis à Bezons ¹.
C'est à la sortie d'un prêche que Céline s'était présenté à lui (" Docteur Destouches. Puis-je venir vous voir, Monsieur le Pasteur...? "). Les visites se succédèrent, et, peu de temps après, Céline et son épouse furent invités à passer la veillée de Noël en compagnie du couple Löchen. Étrange rencontre que celle de ce mystique incroyant avec cet homme de Dieu. " Sans beaucoup de foi ni de vertus, je possède au moins quelque politesse et le goût vif de vous entendre ", lui écrivit-il au début de leur relation. François Löchen n’aura de cesse d’aider le proscrit ². Et il fut, de toute évidence, impressionné par lui. En 1963, L’Herne publia une douzaine des cent vingt-trois lettres que l'exilé lui adressa : " Céline reste, pour moi, un type d’homme d’un patriotisme exceptionnel, d’une sensibilité profonde, d’une curiosité inquiète et discrète de l’Au-delà, qui lui semblait douloureux et incompréhensible, mais à l’égard duquel il n’était pas indifférent et dont je serais tenté de penser, que c’était en celui qui résout toutes choses, qu’il plaçait au plus mystérieux et profond détour de son cœur, l’espoir de quelque chose de meilleur que notre monde ici-bas. " Pour l’exilé, le pasteur français représenta, en quelque sorte, la figure même du bon Samaritain. Dans une lettre à son beau-père, Céline exprima sa gratitude : " Cet homme est admirable. Sans lui – je ne sortais pas des pièges du Consulat ici et de la paresse optimiste de Mikkelsen. Il s'est dépensé sans compter. Il me fait défendre à présent par les grands Protestants de Paris! " (Lettre à Ercole Pirazzoli, 13 février 1950). Dans une autre lettre, à Albert Paraz celle-là, il le qualifie même de " saint homme ". Céline avait été profondément touché par le fait que ce pasteur lui fût venu en aide sans aucune réserve. Ainsi, celui-ci n'hésita pas à diffuser le mémoire en défense de l'exilé auprès de ses coreligionnaires (paroissiens et autorités ecclésiastiques) et se chargea de démarches décisives auprès de l'ambassade de France au Danemark. Fallait-il que Céline l'appréciât pour lui confier: " Si j’avais à crever ici c’est vous certainement que je demanderais à mon chevet. "
Ses obsèques ont eu lieu le 28 février au Temple Neuf, à Metz. C'est dans une maison de retraite de cette ville de Moselle qu'il vécut ses dernières années. Discret, il accorda néanmoins une interview à Claude-Jean Philippe pour l'une des très rares émissions télévisées consacrées à Céline ³. Témoignage bref mais intense.
- Pasteur Löchen, vous avez connu Louis-Ferdinand Céline au moment où il sortait de prison au Danemark. Quel homme était-il à ce moment-là ? - Un homme qui souffrait.
Il était malheureux. Il sortait de prison, il était rejeté de tous.
Il se sentait obligé de haine. Et puis, nous avons parlé parce que j’avais
quand même la conviction de mon ministère et de mon témoignage
évangélique 4. Nous avons parlé des raisons pour
lesquelles il était au Danemark, pourquoi il avait été mis en
prison.m'a dit: "ne regrette rien de ce que j'ai dit, écrit ou
fait, mais – il me l'a dit avec des sanglots dans la voix, c'était
une émotion profonde – je ne regrette qu'une chose, c'est que
certains, croyant être dans la ligne de ma pensée, ont pu avoir des
comportements qui leur ont fait supporter la souffrance, voire même
perdre la vie à cause de cette attitude 5". - " Ce n’est pas possible ! ", cela signifiait quoi dans son esprit ? - Son sentiment... Chez Céline, la souffrance ne peut jamais être éducative, et nous n’avons pas le droit de parler de la souffrance d’autrui qui n’est pas la nôtre et que nous ne connaissons pas. Nous ne pouvons pas traiter de la souffrance comme un moyen d’éducation à l’égard d’autrui. * Les souvenirs que François Löchen a rédigés et l'abondante correspondance qu'il reçut de l'écrivain attendent encore d'être publiés 7. Nul doute qu'ils constitueront un apport très intéressant pour la connaissance de Céline en exil.
M. L. Notes 1. " Tous les deux avaient exercé leur métier dans la même banlieue parisienne, Sartrouville, Bezons. Ils avaient fréquenté les mêmes lieux, connu les mêmes personnes. C'est le pasteur Löchen qui apprendra à Louis la mort d'une de ses anciennes infirmières qu'il avait assistée à ses derniers moments. Ce passé commun les liait par-delà les mots. " Témoignage de Lucette Destouches in Véronique Robert, Céline secret, Grasset, 2001, p. 108. 2. François Löchen était d'ascendance suédoise – et non norvégienne, comme l'écrit Céline au journaliste Charles Deshayes. Anecdote à ce propos : en novembre 1948, il dissuada son correspondant d'égratigner le Pasteur Löchen dans un pastiche de Jarry qui se voulait une défense de l'exilé : " Il serait (...) ignoble de ma part et peu dans mes us de le prendre à parti, tout norvégien qu'il est et français abracadabrant. " Lettres à Charles Deshayes, 1947-1951, B.L.F.C., 1988, p. 129. En fait, c'est Céline qui avait suscité la rédaction de ce texte (" Chez Ubu "), commentant avec ironie une discussion le concernant qui s'était tenue à l'Ambassade de France et que lui avait rapportée Löchen. Elle avait mis en présence l'ambassadeur Guy Girard de Charbonnière ("le Martiniquais"), le Pasteur de l'Église réformée française("le Norvégien"), et un certain Abramovitch, Inspecteur Général de l'Instruction publique français en mission (" le Palestinien "), Céline étant le seul Français authentique (Ibidem, p. 124). Voir aussi ci-contre. 3. Émission " Une légende, une vie. Louis-Ferdinand Céline " de Claude Nahon et Monique Lefèbvre. Réalisation : Claude-Jean Philippe. Antenne 2, 3 septembre 1976. 4. On trouvera une notice biographique détaillée du Pasteur Löchen in L.-F. Céline, Lettres à Antonio Zuloaga (1947-1954), Éd. La Sirène, 2002, p. 296. 5. Variante: " À Copenhague, portant un jugement sur sa responsabilité d’écrivain et de polémiste, il (...) avait confié qu’il était habité de remords à l’idée des souffrances endurées par tous ceux qui l’avaient lu et, pour l’avoir mal compris, s’étaient engagés dans des batailles insensées. Il se sentait responsable à leur égard, parce qu’il avait été leur maître à penser. " Témoignage du pasteur Löchen recueilli par François Gibault, Céline. Cavalier de l’Apocalypse, 1944-1961, Mercure de France, 1981, p. 329. À noter qu’un Maurice Bardèchepensait pas autre chose : " Céline a quitté la France pour cette raison simple et péremptoire qu’en cas de guerre civile il ne faut pas tomber entre les mains de ses ennemis. Montaigne l’avait dit avant lui, et l’événement a prouvé qu’il avait raison. On ne trouve pas de juges dans les guerres civiles, on ne trouve que la haine. Cette fuite devant la bassesse des hommes n’est pas honteuse. Personne n’a le devoir de se sacrifier. Mais quand ceux qu’on a entraînés n’ont pas pu fuir, on est un peu gêné de l’avoir fait. Céline n’était pas coupable des "faits de collaboration", mais il est certain que le retentissement des pamphlets qu’il avait écrits avant la guerre faisait porter sur lui une certaine responsabilité sur les choix qui ont été faits pendant la guerre. Cette responsabilité n’est pas juridique. Céline avait raison de ressentir comme une persécution les poursuites dont il était l’objet. Mais c’est une responsabilité morale. Ceux qui ont parlé, même quand l’avenir leur donne raison, ceux qui ont éclairé, même s’ils avaient le devoir de le faire, ne peuvent éviter de s’interroger sur les maux dont ils ont été la cause pour ceux qu’ils ont éclairés. Ce sont des scrupules, si l’on veut, mais on ne peut pas y être insensible. " (M. Bardèche, Louis-Ferdinand Céline, La Table ronde, 1986, p. 263). 6.la biographie de F. Gibault, on retrouve cette anecdote: " [Le] dîner fut troublé d'un violent incident entre Céline et Mme Löchen qui avait eu le malheur de dire: "C’est justice que les collaborateurs soient en prison." Céline avait explosé et donné à la malheureuse une leçon de charité chrétienne qu'elle n'est pas prête d'oublier et qui s'acheva en pleurs dans la cuisine. Le lendemain, Céline lui apporta des fleurs et tout fut oublié. " F. Gibault, op. cit., p. 147. 7. Cette correspondance se poursuivit après l'exil danois, et Céline n'oublia donc pas François Löchen. Ainsi, en juillet 1952, il demanda à Gallimard d'envoyer des livres en quantité au Pasteur qui avait alors été nommé aumônier militaire en Algérie, précisant : " C’est un admirable propagandiste littéraire, en même temps qu’un très honnête homme et un grand cœur. " (L.-F. Céline, Lettres à la N.R.F., 1931-1961, Gallimard, 1991, p. 170).
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