Lettre de Céline à Pierre Monnier
"Pour ce jeune homme qui veut étudier mes livres, diantre, ils sont là ! Qu'il s'y plonge. De ma part dites-lui que lorsqu'il aura fini son étude je la lirai et lui donnerai mon avis, et pas de cadeau, modeste, mais aller engager des correspondances. Hum ! Pouh ! Non, vielle expérience, et le temps ! Je me suis crevé, vous savez de fatigue sur mon tapin ! Toutes Ies amabilités tournent au mal... Faites au mieux."
Le jeune homme fustigé par Céline n'est plus très jeune, et son étude a pris un peu trop de retard pour que le correspondant de Pierre Monnier puisse la lire et évaluer, ainsi qu'il se proposait de le faire, à contrecur, il y a plus de trente ans.
Les circonstances qui ont provoqué l'irritation de Céline sont assez amusantes pour mériter d'être mentionnées. Tombé sur un exemplaire fatigué de Voyage chez un bouquiniste du quai Voltaire, ce fut le coup de foudre : en quelques courtes semaines, je dévorai tous les textes de l'ostracisé que je pus dénicher au "marché noir" du livre. Car Céline, toujours sous inculpation de collaboration et toujours à l'index, ne se vendait plus ou pas encore en librairie. Enthousiasmé par le Voyage, puis bouleversé par Mort à crédit, l'aspirant linguiste que j'étais à l'époque fut surtout fasciné par les mots des pamphlets, dont le sens, le "message" politique, ne fit que peu d'impression sur le lexicographe enivré par la luxuriante virtuosité des formes. Je conçus sur le coup le projet grandiose d'une Morphologie de Céline, étude "exhaustive et définitive" digne en tous points de Roger-Marin Courtial des Pereires, que je décidai d'offrir à "Frédéric Chambriand", éditeur d'une discrète édition de Casse-pipe. Chambriand, alias Pierre Monnier, reçut avec courtoisie et un peu de perplexité l'auteur de la fantomatique Morphologie, ouvrage aussi touffu qu'imaginaire dont la première ligne n'avait pas encore été tout à fait rédigée. Il n'accepta qu'avec réticence de transmettre à Céline l'insistante demande de répondre d'urgence et par écrit à un certain nombre de questions "strictement philologiques, mais capitales" que je désirais lui poser, concernant la nature de ses néologismes, inventions verbales dont je me faisais fort de démonter le mécanisme afin d'en révéler le génie au public reconnaissant. L'ami de Céline accepta avec encore davantage de réticence de lui faire parvenir le "cadeau modeste" mentionné dans la lettre, trois tablettes de chocolat suisse acquises, comme les livres, au marché noir. Lorsque, quelques semaines plus tard, je me représentai rue du Rocher, un Pierre Monnier aussi prévenant qu'embarassé me fit part de la sèche réaction consignée dans la lettre elliptiquement datée "le 6" : pas de cadeau et surtout pas de réponse à mes questions capitales avant d'avoir fini le manuscrit. Déçu mais point découragé, je quittai Pierre Monnier "promettant" de revenir le voir, "dans quelques mois", manuscrit en main. Il ne me revit que 36 ans plus tard...
Alphonse JUILLAND : Préface à Les Verbes de Céline,tome 1, Anma Libri, 1985)