Notre collègue Alphonse Juilland

 

Osera-t-on, pour rendre ici hommage à Alphonse Juilland, user à notre tour, sur les traces céliniennes, de néologisme, et qualifier de proprement "surlécutante", "époustourdifflante", une carrière aujourd'hui plus productive que jamais ? Comment, à la franglaise, louer tout à la fois le sprinter, le chairman, le lobbyist, le writer et le gentleman ? Dénicherons-nous dans les pages roses la formule ad hoc, de bon aloi culturel, capable d'honorer l'œuvre, aere perennius, d'un mens sana in corpore sano ?

La Patrie du sage, c'est le monde. (Proverbe grec)

 

    Tâche ardue que de vouloir – au risque de bignoler et de patafouiller 1 gloser sur un ensemble aussi imposant qu'important d'accomplissements, de travaux et d'activités en tout genre. La curiosité intellectuelle d'Alphonse Julliand, à la hauteur de son énergie, reste inlassable ; elle le pousse à explorer sans relâche les domaines de la linguistique, de la littérature, de la culture, de l'histoire des idées ; elle lui a permis d'assumer de front – et avec le succès que l'on connaît – les multiples responsabilités qui incombent à tout chef de département, comme de mener à bien ses propres projets de recherche. Sur ce point, la monumentale entreprise de lexicographie célinienne, dont vient de paraître un premier volume consacré aux verbes, sert de preuve, si besoin fût, tant à l'érudition qu'à l'ardeur de son auteur. Alphonse Juilland est d'ailleurs considéré comme le meilleur spécialiste outre océan de Louis-Ferdinand Céline. Il est aussi l'un des premiers à avoir affronté – et maîtrisé – les mystères de l'ordinateur, à une époque, fort récente, où l'informatique était encore bien souvent tabou et anathème auprès des humanistes.

    C'est dire l'esprit d'innovation qui caractérise, et continue de caractériser, notre ami et collègue. Grâce à ses efforts, le Département dont il s'est occupé avec tant de diligence peut maintenant se targuer d'un corps professoral comptant parmi les meilleurs représentants des études françaises et italiennes. Sous son égide, trois revues et deux collections publient régulièrement des articles et des ouvrages consacrés à la littérature et à la culture, et c'est avec le même enthousiasme et la même générosité qu'Alphonse Juilland vient de lancer un journal à l'actif des candidats au doctorat.

    On pourrait énumérer les innombrables publications jonchant son trajet de chercheur : la bibliographie qui figure à ce volume tente d'en rendre compte. On pourrait aussi citer maintes anecdotes illustrant les heurs et malheurs des enquêtes menées sur le terrain par le linguiste, mais nul mieux qu'Alphonse Juilland lui-même n'est apte à les raconter, telle sa déconvenue, teintée de délice lorsqu'il la remémore, à découvrir qu'une soi-disante adresse de foyer gitan était en fait celle d’une maison fort close. On pourrait bien sûr évoquer les talents du sportif. Un poète y parviendrait-il ? Il convient enfin, à titre d'exemple, d'insérer ici deux remarques faisant état de l'humour du sage : à qui l'interroge sur ses affiliations politiques, Alphonse Juilland a coutume de répondre que "plus à droite que moi tomberait dans la mer" ; et à qui lui parle de sa recherche : "Je songe à un ouvrage intitulé Eros et Autobiographie ; c'est qu'en effet, je suis doté d'une excellente mémoire..."

    Pour un lexicographe de son envergure, l'éloge présent peut paraître bien plat ; pour un polyglotte tel que lui, un véritable hommage nécessiterait d'être rédigé en une douzaine de langues, d'être traduit en dialectes et en patois, de passer par la traverse de l'argot. Sous sa direction, l'histoire de la voyelle devient une aventure parsemée de péripéties, de coups de théâtre et de dénouements dramatiques ; il manie l'étymologie avec une aisance qui en remontrerait à bien des sémioticiens ; encyclopédique, sa connaissance du verbe n'a dégal que la verve avec laquelle il sait la communiquer. Quant à ses qualités de pédagogue, loin d'être réservées aux seuls quatre murs de la salle de classe, elles se révèlent à tout instant et se nomment écoute, ouverture, courtoisie.

Brigitte CAZELLES (1987)

1 Alphonse Juilland, Les Verbes de Céline. Première partie: étude d'ensemble, Stanford French and Italian Studies, 32 (Saratoga, Calif.: Anma Libri, 1985).