Lettre ouverte à Céline [1934]

Charles Rickard avait vingt ans lorsqu’après la découverte de l’Hommage à Zola, il publia une lettre ouverte dans une éphémère revue, Holàhée !, " journal mensuel de la nouvelle génération ", et ce, dans un numéro spécial consacré à Stavisky.
Dans un livre récent, Petites histoires de la montée tragique du nazisme, 1933-1939 (éd. Jean-Paul Gisserot), il se souvient...

 

...Notre " Spécial Stavisky " publiait aussi, en éditorial, ma "Lettre ouverte à Louis-Ferdinand Céline".
Je l’avais rédigée antérieurement à ces événements.
Louis-Ferdinand Céline était l’auteur du gros pavé qui venait d’être jeté dans la mare de l’édition française : Voyage au bout de la nuit.
Il avait paru à la fin de 1932, à temps pour être envoyé au jury du prix Goncourt.
Les membres de l’Académie Goncourt étaient partagés entre admirateurs et détracteurs de ce formidable bouquin. Plusieurs dont, curieusement, Léon Daudet, défendaient l’auteur inconnu, et probablement anarchiste, tandis que la majorité se cabrait.
Guy Mazeline obtint le prix.
Pour des raisons opposées, on avait crié au scandale.
– Scandale qu’on eût osé refuser le Goncourt à un ouvrage qui transfusait un sang neuf à une littérature épuisée !
L’affaire faisait tant de bruit dans la presse et dans le public que la vente du Voyage battait des records.
L’éditeur Denoël encaissait les bénéfices, moralement et matériellement, au grand regret de Gaston Gallimard, dont le comité de lecture avait négligé le manuscrit, répétant, vingt ans après, la même erreur qu’il avait commise à l’égard de Marcel Proust.
Le Voyage au bout de la nuit était devenu un sujet de palabres au Quartier Latin.
On révéla que le nom de Céline était un pseudonyme, derrière lequel se cachait la curieuse personnalité d’un médecin de banlieue : le docteur Destouches, un autodidacte qui avait beaucoup voyagé, connu la misère, pour finalement se faire médecin des pauvres.
Des journalistes qui avaient pu forcer la porte de son cabinet l’avaient montré d’humeur plutôt méchante, facilement provocateur.
J’avais voulu faire sa connaissance. Par téléphone, il m’avait donné rendez-vous à son dispensaire. Le jour convenu, j’avais reçu de lui un pneumatique – un de ces "petits bleus" si caractéristiques de la vie parisienne en ces années-là, que la poste acheminait de bureau à bureau par un système de tubes à air comprimé et que de jeunes télégraphistes portaient à domicile. Céline annulait le rendez-vous. Il ne voulait plus voir de journalistes !
Une de ses déclarations m’avait surpris, venant d’un homme que je plaçais si haut... Ses "propos sur la jeunesse" me paraissaient injustes, blessants.
Ma lettre à Céline, dans sa violence naïve et son pathétique, exprimait le sentiment que partageaient un grand nombre de mes camarades : un rejet.
Rejet qui traduisait fureur et écœurement devant les mœurs hypocrites du monde où on nous proposait d’entrer.

" Vous écrivez, Céline que j’admire, vous écrivez que la jeunesse, au sens romantique du mot, n’existe pas. " Je ne vois en fait de jeunesse qu’une mobilisation d’ardeurs apéritives, sportives, spectaculaires, automobiles, mais rien de neuf. " Bourrage de crâne six jours sur sept, le ciné, le stade ou les filles et, au bout de quelques années de ce régime, le diplôme qui vous marque au coin comme une méchante pièce de cent sous pur nickel, tel est le sort des étudiants, devez-vous penser. Le ciné mis à part, ça s’est toujours passé comme ça, on a toujours dit que la nouvelle génération allait tout chambarder, tout changer, et la nouvelle génération est devenue la vieille génération à la barbe du malheur, sans oser y toucher. Bien extravagants sont ceux qui comptent sur la jeunesse pour opérer un relèvement que personne n’a jamais défini, mais dont tout le monde parle. La panacée universelle de la jeunesse est un mythe qui a assez duré... Vous êtes le seul à vous exprimer ainsi ou à peu près, Céline, et c’est pourquoi c’est à vous que je m’adresse.

Quand le ministre Chéron a suspendu le recrutement des fonctionnaires, les soi-disant défenseurs de la jeunesse ont écrit de longues tartines intitulées : le drame de la nouvelle génération. "La jeunesse peut changer la face du monde, lisait-on, mais il faut lui donner les moyens et ne pas l’empêcher de s’établir aux postes qu’elle mérite..." Quelle erreur !... Dès qu’un étudiant, devenu rond-de-cuir, est casé dans un petit trou de province, c’en est fini des espoirs de changement. Le poste, c’est une assurance pour le statu-quo. Si tous les Allemands avaient eu des postes, Hitler serait encore peintre en bâtiment. Le manque de postes, voyez-vous, Céline, ça c’est du nouveau pour la jeunesse d’aujourd’hui. J’ai bien peur qu’il n’en résulte du vilain, mais en tout cas, encore quelques décrets Chéron, et le changement ne tardera pas à se produire.

Sans doute, direz-vous qu’il n’y a là qu’un réflexe de malheureux, crevant de faim, qui lutte pour son beefsteak et qui se déclare prêt à tout abandonner à partir du moment où il n’a plus rien à perdre. "Rien de neuf". Or, je veux précisément vous montrer qu’il y a quelque chose de nouveau dans cette attitude.

Ce fameux drame de la jeunesse d’aujourd’hui, dont on nous rebat les oreilles, n’est pas seulement une question d’ "Arbeit und Brot", de travail et de pain, de chômage en col blanc, il y faut voir l’expression d’un profond dégoût, auquel vous n’avez fait que contribuer, Céline, dégoût à l’égard de la petite popote du médecin, du receveur de l’enregistrement ou du professeur chahuté. Jadis la place, le poste, la situation, la position, la carrière, on ne voyait pas plus loin que cela... Le bureau, les pantoufles, la robe de chambre, le tramway quatre fois par jour, puis, plus tard, quand on serait "arrivé", la voiture particulière, la redingote, la Légion d’honneur, la petite épouse et le petit enfant... Voilà tout ce que l’étudiant pouvait rêver dans sa mansarde, au temps où Murger écrivait le Pays Latin. Aujourd’hui Marius a crié : "J’ai envie d’ailleurs", et les jeunes aussi pensent qu’ils ont envie d’ailleurs. Quand les portes des administrations se sont fermées devant eux, ils ont hurlé comme des loups, mais au fond, que diable allaient-ils faire dans cette galère puisqu’ils avaient envie d’ailleurs ? Tout le drame de la jeunesse, c’est qu’elle ne sait pas où est cet ailleurs.

Le plus beau, c’est que tout en jouant son destin, la nouvelle génération n’en continue pas moins à rire, à rire, quitte à se faire taxer de légèreté ou d’inconscience ou d’inconvenance par tous ceux qui n’ont pas connu cet état d’esprit quand ils étaient jeunes parce que précisément cet état d’esprit n’existait pas encore.

Sans doute, ce n’est pas le rire qui est nouveau, ce n’est pas la situation non plus qui est tout à fait nouvelle, mais ce qui est neuf, c’est ce rire dans cette situation, ce rire éclatant ; ce rire sincère, qui n’est pas celui de Paillasse, de Figaro, de Bardamu, qui est celui de la jeunesse et qui fera crever la misère du désespoir parce qu’il ne lui fait pas l’honneur d’y prendre garde ! "

Charles RICKARD

Note

Cette "Lettre ouverte à L.-F. Céline" parut dans la revue Holàhée ! en janvier 1934 sous le titre " Oui, la jeunesse !... ".
Né le 4 août 1914 à Toulouse, Charles Rickard débuta très tôt dans le journalisme. Collaborateur de Marianne, L’Instransigeant et La Dépêche, il entra en 1938 dans l’administration préfectorale. Sous-préfet, préfet, président de société, il a consacré de nombreux ouvrages à l’histoire de la Résistance – dont il fit partie – et à la vie politique contemporaine.
Ouvrages publiés : Quand la Révolution criait "Vive le Roi ! " ; La Savoie sous l’Occupation ; Vérités sur la guerre de 1939-1945 ; etc.

 

Jeunesse

Les propos de Céline sur la jeunesse qui heurtèrent le jeune Charles Rickard figurent dans cet Hommage à Zola publié en octobre 1933 par l’hebdomadaire Marianne. Extrait.
" On me parle beaucoup de jeunesse, le mal est plus profond que la jeunesse ! Je ne vois en fait de jeunesse qu’une mobilisation d’ardeurs apéritives, sportives, automobiles, spectaculaires, mais rien de neuf. Les jeunes, pour les idées au moins, demeurent en grande majorité à la traîne des R.A.T. bavards, filoneux, homicides. À ce propos, pour demeurer équitables, notons que la jeunesse n’existe pas au sens romantique que nous prêtons encore à ce mot. Dès l’âge de dix ans, le destin de l’homme semble à peu près fixé dans ses ressorts émotifs tout au moins ; après ce temps, nous n’existons plus que par d’insipides redites, de moins en moins sincères, de plus en plus théâtrales. "

L.-F. Céline (Hommage à Zola)