Lorsque Milton Hindus est mort le 28 mai dernier à
Waltham, Massachusetts, foudroyé par une crise cardiaque, alors quil sortait de la
bibliothèque de la Brandeis University, cest une grande figure célinienne qui
sen est allée. La nouvelle de sa mort na cependant eu quun
retentissement limité puisque, même si elle a été dûment signalée par le New York
Times à lépoque, elle ne nous parvient que maintenant.
Cest avec enthousiasme que Hindus, jeune professeur à
lUniversité de Chicago, découvre Céline dans les années trente en lisant Voyage
au bout de la nuit, puis Mort à crédit. Même si, plus tard, cet enthousiasme
se teinte de tristesse et de déception lorsquil prend connaissance de Bagatelles
pour un massacre et des autres pamphlets Hindus est juif , il devient un
des défenseurs de Céline aux États-Unis, lorsque celui-ci est emprisonné au Danemark.
Hindus entretient avec lui une correspondance fournie et laide à survivre, en lui
envoyant notamment du café et du thé. Entre-temps, il écrit une préface louangeuse
pour une nouvelle édition de la traduction américaine de Mort à crédit et puis
sera nommé professeur à la Brandeis University, une institution qui vient dêtre
fondée. Les relations épistolaires entre les deux hommes sont tellement chaleureuses que
Hindus décide daller voir son ami, maintenant séjournant à Korsør. Après avoir
méticuleusement préparé son voyage, il arrive en Europe en juillet 1948. Il se rend
dabord à Paris où il rencontre Jean Paulhan et des amis de Céline, tels que Gen
Paul et Marcel Aymé. Mais les trois semaines que Hindus passe auprès de Céline se
révèlent pour lun comme pour lautre une immense déception. Puritain,
plutôt naïf, profondément conservateur, dénué de tout humour, excessivement
convenable, Hindus est déconcerté et scandalisé par la conversation, les caprices, les
frasques, bref, par lattitude générale de Céline, lequel se sent tout aussi mal
à laise en compagnie dune nature tellement opposée à la sienne. Cependant,
les deux hommes continuent à correspondre pendant plusieurs mois encore après le retour
de Hindus aux États-Unis, jusquau jour où Céline lit, à contrecur, le
manuscrit dans lequel Hindus relate son voyage en Europe et livre ses impressions sur
lécrivain, sous le titre The Crippled Giant (quon peut traduire par
"Le Géant infirme"). Il y raconte ses trois semaines au Danemark, décrit
Céline comme un être très instable, à la limite de la folie, dénonce ses écrits
politiques et antisémites et le met au nombre de ceux qui sont moralement responsables
des atrocités commises contre les juifs par les nazis. Sil reconnaît le génie de
lécrivain, il estime donc que Céline, qui a utilisé ce génie à des fins
destructrices et a ainsi ajouté au mal quil a pourtant dénoncé dans ses romans,
peut être considéré seulement comme un "géant infirme" ou "géant
borgne". Céline, outré par cette analyse, par certains propos qui lui sont prêtés
et par le portrait qui est présenté de lui, craignant que ce témoignage naggrave
sa situation, menace dintenter un procès en diffamation contre son auteur et
affirme que le tout nest quun tissu de mensonges. Hindus songe alors à ne pas
publier le manuscrit, puis propose à Céline de lui verser les bénéfices de sa
publication, ce qui redouble la colère de lécrivain : il prétend que Hindus veut
lacheter. Le livre nen paraît pas moins aux États-Unis en 1950 et
lannée suivante en France, sous le titre L.-F. Céline tel que je lai vu.
Lun des tout premiers livres consacrés à Céline, L.-F.
Céline tel que lai vu constitue un document biographique passionnant sur
lécrivain. Même sil présente de lui une image un peu déformée, car
perçue par un témoin loin dêtre idéal, il offre de lui un portrait inoubliable
de Céline au Danemark en 1948 et livre mille détails concrets sur son apparence
physique, son comportement, sa vie quotidienne, sa conversation, son état desprit,
ses idées, qui, additionnés, font miraculeusement revivre lexilé dans
lesprit du lecteur. Cependant, Hindus mérite surtout léternelle
reconnaissance des céliniens pour la deuxième partie de louvrage, où sont
reproduites en majeure partie les quelque cent lettres que Céline lui a adressées. Cette
correspondance est en effet particulièrement précieuse, dans la mesure où elle contient
maintes opinions et idées de Céline certaines présentées nulle part ailleurs
, notamment sur sa philosophie, ses goûts en art et littérature et sur son art
poétique. En fait, les grandes notions autour desquelles sarticule cet art
poétique, qui seront réunies dans ses Entretiens avec le professeur Y (livre où,
incidemment, Hindus a cru se reconnaître) et qui incluent les idées de langage émotif
et de transposition, les métaphores du métro et du bâton plongé dans leau, ainsi
que le parallèle avec limpressionnisme, prennent véritablement forme dans les
lettres écrites à Hindus au printemps 1947 où elles apparaissent et sont développées
pour la première fois.
Plus tard, malgré ses mésaventures avec Céline, Hindus continue à
sintéresser à la littérature française et contribue à faire connaître Proust
aux États-Unis à travers deux livres, La Vision proustienne (1954) et Un guide
pour le lecteur de Marcel Proust (1962). Il sattache cependant surtout à la
littérature américaine et à la littérature juive et publie une douzaine
douvrages sur des auteurs tels que Walt Whitman, Scott Fitzgerald et le poète
Charles Reznikoff à létude duquel il consacre ses dernières années. Il
nest pas indifférent de noter quil est également éditeur dune série
de livres au titre révélateur : "La Bibliothèque de la pensée
conservatrice". Mais il noublie pas Céline. De nouvelles éditions de son
livre lobligent à reconsidérer son expérience danoise et à jeter un regard neuf
sur son ancien ami quil continue à admirer malgré tout.
En conclusion, je désire apporter un modeste témoignage personnel et
ainsi peut-être contribuer à améliorer la réputation de Milton Hindus parmi les
céliniens qui lont souvent jugé sévèrement. Jai fait sa connaissance en
1986 lorsque, à ma grande surprise, il a accepté de participer à une session consacrée
à Céline, à loccasion du vingt-cinquième anniversaire de sa mort, que
jorganisais dans le cadre de la convention de la Modern Language Association à New
York. Jai eu ensuite le plaisir de le rencontrer à plusieurs autres reprises et de
correspondre avec lui. Si lhomme que jai un peu connu ressemblait fort à
celui qui est allé au Danemark, avec les traits de caractère qui ont tant rebuté
Céline (moins la naïveté sans doute), il était aussi extrêmement généreux, droit et
modeste. Plus important encore, cétait un vrai intellectuel qui, malgré ses idées
conservatrices, faisait preuve dune étonnante largeur desprit, possédait une
culture remarquable et pouvait discourir merveilleusement sur de nombreux sujets. Je peux
aussi confirmer que sa passion pour Céline était demeurée intacte. Il se tenait au
courant de ce qui se publiait sur lécrivain et sintéressait aux colloques
qui lui étaient consacrés. Je me souviens même lui avoir envoyé plusieurs numéros du Bulletin
célinien, suite à diverses questions quil mavait posées sur
lactualité célinienne. En fait, pendant lété 1997, comme il était de
retour à Paris avec sa femme, à loccasion de lanniversaire de celle-ci et du
cinquante-cinquième anniversaire de leur mariage, il na pas manqué
deffectuer un pèlerinage célinien. Quatre mois avant sa mort, en effet, il
mécrivait les lignes suivantes que je traduis de langlais : "Alors que
jétais à Paris en juillet dernier, jai demandé à nos hôtes français de
nous conduire à Meudon, où je me suis intéressé non seulement à la statue de Rabelais
à la mairie, mais aussi au vieux cimetière où Céline est enterré. Jy ai laissé
une petite pierre dans un réceptacle qui contenait de nombreuses pierres venant
dautres visiteurs. [...] Nous y avons rencontré un homme qui cherchait aussi la
sépulture de Céline parce quil avait pour vocation de trouver les tombes
décrivains célèbres. Nous avons aussi visité et photographié sa maison Route
des Gardes où sa veuve, à 85 ans, habite toujours et donne des cours de danse ! Mes
hôtes mont photographié en train de présenter mes respects (ce que Proust décrit
comme une coutume juive) devant la dalle qui marque le lieu où il est enterré".
Pascal IFRI