Milton Hindus
(1916-1998)

 

    Lorsque Milton Hindus est mort le 28 mai dernier à Waltham, Massachusetts, foudroyé par une crise cardiaque, alors qu’il sortait de la bibliothèque de la Brandeis University, c’est une grande figure célinienne qui s’en est allée. La nouvelle de sa mort n’a cependant eu qu’un retentissement limité puisque, même si elle a été dûment signalée par le New York Times à l’époque, elle ne nous parvient que maintenant.
    C’est avec enthousiasme que Hindus, jeune professeur à l’Université de Chicago, découvre Céline dans les années trente en lisant Voyage au bout de la nuit, puis Mort à crédit. Même si, plus tard, cet enthousiasme se teinte de tristesse et de déception lorsqu’il prend connaissance de Bagatelles pour un massacre et des autres pamphlets – Hindus est juif –, il devient un des défenseurs de Céline aux États-Unis, lorsque celui-ci est emprisonné au Danemark. Hindus entretient avec lui une correspondance fournie et l’aide à survivre, en lui envoyant notamment du café et du thé. Entre-temps, il écrit une préface louangeuse pour une nouvelle édition de la traduction américaine de Mort à crédit et puis sera nommé professeur à la Brandeis University, une institution qui vient d’être fondée. Les relations épistolaires entre les deux hommes sont tellement chaleureuses que Hindus décide d’aller voir son ami, maintenant séjournant à Korsør. Après avoir méticuleusement préparé son voyage, il arrive en Europe en juillet 1948. Il se rend d’abord à Paris où il rencontre Jean Paulhan et des amis de Céline, tels que Gen Paul et Marcel Aymé. Mais les trois semaines que Hindus passe auprès de Céline se révèlent pour l’un comme pour l’autre une immense déception. Puritain, plutôt naïf, profondément conservateur, dénué de tout humour, excessivement convenable, Hindus est déconcerté et scandalisé par la conversation, les caprices, les frasques, bref, par l’attitude générale de Céline, lequel se sent tout aussi mal à l’aise en compagnie d’une nature tellement opposée à la sienne. Cependant, les deux hommes continuent à correspondre pendant plusieurs mois encore après le retour de Hindus aux États-Unis, jusqu’au jour où Céline lit, à contrecœur, le manuscrit dans lequel Hindus relate son voyage en Europe et livre ses impressions sur l’écrivain, sous le titre The Crippled Giant (qu’on peut traduire par "Le Géant infirme"). Il y raconte ses trois semaines au Danemark, décrit Céline comme un être très instable, à la limite de la folie, dénonce ses écrits politiques et antisémites et le met au nombre de ceux qui sont moralement responsables des atrocités commises contre les juifs par les nazis. S’il reconnaît le génie de l’écrivain, il estime donc que Céline, qui a utilisé ce génie à des fins destructrices et a ainsi ajouté au mal qu’il a pourtant dénoncé dans ses romans, peut être considéré seulement comme un "géant infirme" ou "géant borgne". Céline, outré par cette analyse, par certains propos qui lui sont prêtés et par le portrait qui est présenté de lui, craignant que ce témoignage n’aggrave sa situation, menace d’intenter un procès en diffamation contre son auteur et affirme que le tout n’est qu’un tissu de mensonges. Hindus songe alors à ne pas publier le manuscrit, puis propose à Céline de lui verser les bénéfices de sa publication, ce qui redouble la colère de l’écrivain : il prétend que Hindus veut l’acheter. Le livre n’en paraît pas moins aux États-Unis en 1950 et l’année suivante en France, sous le titre L.-F. Céline tel que je l’ai vu.
    L’un des tout premiers livres consacrés à Céline, L.-F. Céline tel que l’ai vu constitue un document biographique passionnant sur l’écrivain. Même s’il présente de lui une image un peu déformée, car perçue par un témoin loin d’être idéal, il offre de lui un portrait inoubliable de Céline au Danemark en 1948 et livre mille détails concrets sur son apparence physique, son comportement, sa vie quotidienne, sa conversation, son état d’esprit, ses idées, qui, additionnés, font miraculeusement revivre l’exilé dans l’esprit du lecteur. Cependant, Hindus mérite surtout l’éternelle reconnaissance des céliniens pour la deuxième partie de l’ouvrage, où sont reproduites en majeure partie les quelque cent lettres que Céline lui a adressées. Cette correspondance est en effet particulièrement précieuse, dans la mesure où elle contient maintes opinions et idées de Céline – certaines présentées nulle part ailleurs –, notamment sur sa philosophie, ses goûts en art et littérature et sur son art poétique. En fait, les grandes notions autour desquelles s’articule cet art poétique, qui seront réunies dans ses Entretiens avec le professeur Y (livre où, incidemment, Hindus a cru se reconnaître) et qui incluent les idées de langage émotif et de transposition, les métaphores du métro et du bâton plongé dans l’eau, ainsi que le parallèle avec l’impressionnisme, prennent véritablement forme dans les lettres écrites à Hindus au printemps 1947 où elles apparaissent et sont développées pour la première fois.
    Plus tard, malgré ses mésaventures avec Céline, Hindus continue à s’intéresser à la littérature française et contribue à faire connaître Proust aux États-Unis à travers deux livres, La Vision proustienne (1954) et Un guide pour le lecteur de Marcel Proust (1962). Il s’attache cependant surtout à la littérature américaine et à la littérature juive et publie une douzaine d’ouvrages sur des auteurs tels que Walt Whitman, Scott Fitzgerald et le poète Charles Reznikoff à l’étude duquel il consacre ses dernières années. Il n’est pas indifférent de noter qu’il est également éditeur d’une série de livres au titre révélateur : "La Bibliothèque de la pensée conservatrice". Mais il n’oublie pas Céline. De nouvelles éditions de son livre l’obligent à reconsidérer son expérience danoise et à jeter un regard neuf sur son ancien ami qu’il continue à admirer malgré tout.
    En conclusion, je désire apporter un modeste témoignage personnel et ainsi peut-être contribuer à améliorer la réputation de Milton Hindus parmi les céliniens qui l’ont souvent jugé sévèrement. J’ai fait sa connaissance en 1986 lorsque, à ma grande surprise, il a accepté de participer à une session consacrée à Céline, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de sa mort, que j’organisais dans le cadre de la convention de la Modern Language Association à New York. J’ai eu ensuite le plaisir de le rencontrer à plusieurs autres reprises et de correspondre avec lui. Si l’homme que j’ai un peu connu ressemblait fort à celui qui est allé au Danemark, avec les traits de caractère qui ont tant rebuté Céline (moins la naïveté sans doute), il était aussi extrêmement généreux, droit et modeste. Plus important encore, c’était un vrai intellectuel qui, malgré ses idées conservatrices, faisait preuve d’une étonnante largeur d’esprit, possédait une culture remarquable et pouvait discourir merveilleusement sur de nombreux sujets. Je peux aussi confirmer que sa passion pour Céline était demeurée intacte. Il se tenait au courant de ce qui se publiait sur l’écrivain et s’intéressait aux colloques qui lui étaient consacrés. Je me souviens même lui avoir envoyé plusieurs numéros du Bulletin célinien, suite à diverses questions qu’il m’avait posées sur l’actualité célinienne. En fait, pendant l’été 1997, comme il était de retour à Paris avec sa femme, à l’occasion de l’anniversaire de celle-ci et du cinquante-cinquième anniversaire de leur mariage, il n’a pas manqué d’effectuer un pèlerinage célinien. Quatre mois avant sa mort, en effet, il m’écrivait les lignes suivantes que je traduis de l’anglais : "Alors que j’étais à Paris en juillet dernier, j’ai demandé à nos hôtes français de nous conduire à Meudon, où je me suis intéressé non seulement à la statue de Rabelais à la mairie, mais aussi au vieux cimetière où Céline est enterré. J’y ai laissé une petite pierre dans un réceptacle qui contenait de nombreuses pierres venant d’autres visiteurs. [...] Nous y avons rencontré un homme qui cherchait aussi la sépulture de Céline parce qu’il avait pour vocation de trouver les tombes d’écrivains célèbres. Nous avons aussi visité et photographié sa maison Route des Gardes où sa veuve, à 85 ans, habite toujours et donne des cours de danse ! Mes hôtes m’ont photographié en train de présenter mes respects (ce que Proust décrit comme une coutume juive) devant la dalle qui marque le lieu où il est enterré".

 

Pascal IFRI