Les souvenirs burlesques
de Céline sur l’Angleterre
[1944]

 

    En décembre 1943, à Paris, paraît le premier numéro de La Revue du Monde dont la publication se poursuit jusqu'au n° 9, d'août 1944.
    Son directeur est le général Jean-Henri Jauneaud (1892-1976), l'un des créateurs de l'armée de l'air française, chef de cabinet de Pierre Cot, en 1933. Mis à la retraite à la fin de 1940, cet officier général adhère au P.P.F l'année suivante ; il collabore à La Gerbe, l'hebdomadaire d'Alphonse de Chateaubriant. C'est dire qu'il est un partisan résolu du renversement des alliances, d'une collaboration franco-allemande aussi complète que possible, notamment dans le domaine militaire, et c'est dans cet esprit qu'il fonde cette revue, accompagnée par la suite d'un hebdomadaire, baptisé Monde, dont le n° 1 – aussi étonnant que cela puisse paraître – est daté du 20 juillet 1944.
   La Revue du Monde contient de nombreuses pages consacrées à la littérature, à l'histoire, aux spectacles ; on y trouve les signatures de Marcel Aymé, de Jacques Boulenger, de Ramon Fernandez, de Jean de La Varende, etc. Marcel Espiau y tient – au moins depuis mai 1944 – une rubrique intitulée "Belles Lettres du Monde".
    Qui était Marcel Espiau ? On n'a pu recueillir sur lui que des renseignement lacunaires. En 1924, il est journaliste à L'Éclair et Paul Léautaud relate un entretien avec lui (P. Léautaud, Journal littéraire, tome IV, pp. 337-338); en 1933, il publie Puits aux hommes. Pendant l'Occupation, il collabore habituellement au quotidien parisien Les Nouveaux Temps ; en septembre 1944, il est du nombre des cent trente écrivains "interdits". Après la guerre, il fait partie de la rédaction de Paroles Françaises, puis des Nouveaux Jours et, à la fin de 1955, il est rédacteur en chef de Prêt à porter, revue professionnelle de la mode française.
    Au printemps tragique de 1944, Marcel Espiau a lu Guignol's Band...

Charles-Antoine CARDOT

 

    On attendait avec une sorte d'impatience et d'appréhension le nouveau livre de L.-F. Céline; on souhaitait une révolte épique sur le moment présent, une cinglante apostrophe contre des institutions, des tendances, des personnes. Et ce n'est pas cela. Son livre est un roman mais... inachevé, ce qui nous laisse une espérance. Mais il a sa valeur, nous allons le voir.
    Céline n'avait rien écrit depuis les Beaux draps, témoignage pathétique et raté. Mais nous conservions le souvenir de ses romans : Voyage au bout de la nuit, étrange et monumental torrent de mots, d'images, d'audace et d'une superbe et ordurière poésie, Mort à crédit, plein d'inventions extraordinaires, d'une verve énorme, bouffonne, bourrée d'irrévérences, et enfin de ses pamphlets sonores, débordant d'agressives prémonitions, dans lesquels Céline éjectait ses invectives avec une force d'athlète formidable, contre les juifs d'Amérique ou les diplômés de Moscou. Céline, par son œuvre singulière et violente, d'une puissante originalité jaillissante, émouvante de vulgarité voulue et difficile à transcrire, étourdissante, monstrueuse de vérités dites sans prudence ni lâcheté, fit aussitôt figure d'une exceptionnelle grandeur. On le dénigra, on l'exalta. D'aucuns s'indignèrent de son style elliptique et coloré, de l'absence de métaphores dans ses peintures réalistes; tandis que d'autres découvraient dans ce langage sans fard un retour à la simplicité, à la santé de l'écriture rabelaisienne. Il apparut dès lors comme un chef d'école. On le reconnut comme une nécessité présente, comme une des expressions littéraires les plus vastes du siècle, comme un cas. Il ouvrit la voie à la licence dans le vocabulaire et dans l'imagination Le roman populiste s'enhardit. Le mot que Victor Hugo mit en fin d'un chapitre des Misérables, et qui scandalisa à l'époque même des hugolâtres, s'épanouit dans la littérature, devint une expression usuelle et modérée de rhétorique, et se perdit même dans le fatras des mots plus crus encore. Mais la réussite méritée de L.-F. Céline, par ce qu'elle avait de géniale et de fougueuse opposition à des règles d'analyse souvent désuètes, et à une pensée pusillanime, créa un célinisme souffreteux. Il manquait à ses disciples l'ardeur extravagante du maître. Il leur manquait surtout sa foi. Ce n'était point tout d'avoir des témérités de langage, de jeter, pour "faire vrai", des mots grossiers dans un texte, encore fallait-il que ceux-là vinssent se placer dans le récit – et quel qu'en fût le nombre – aux places exactes pour en soutenir la vraisemblance ou en souligner la force. Or tous les essais tentés dans ce genre ne se haussèrent guère au-dessus d'une grossièreté invertébrée. Seul, Céline a su conserver son élan, son pittoresque graveleux, sa verve frémissante et juteuse. Il porte à leur place essentielle ses mots scatologiques pour se donner à lui même le temps de... respirer. Il croit à la valeur persuasive de ses exclamations nauséabondes et les répand avec surabondance, comme un compositeur met des points d'orgue dans sa partition. Il se parle à lui-même. (N'oublions pas que les œuvres de Céline sont des monologues.) Il a besoin de s'encourager; il veut sa claque; il la produit. Ce sont ses mots gras qu'il jette alors comme des fusées et qui ont fait dire de lui qu'il était un pornographe, "un bonimenteur, un camelot de l'ordure". Il n'est pas cela, et c'est injuste de le dire. Céline est un lyrique, un lyrique d'un genre neuf, qui a tout naturellement sa violence, qui pense "affranchi" et traduit sa pensée dans le langage qui lui paraît le plus simple, le plus direct, le plus spontané. Son argot bien sûr, déroute bien des gens. Peu de lecteurs sont familiarisés avec ses expressions particulières si pittoresques pourtant, et qui traduisent si fidèlement et de manière saisissante des façons de voir et de penser. Ferdinand raconte. Il ne décrit pas, pour un public "cultivé" qui a accoutumé de juger la littérature au travers des personnages de M. Paul Bourget ou de Marcel Proust. Ceux qu'il montre sont plus bas mais existent. Il ne les farde pas, mais les révèle dans leur crudité, sous leur aspect salace ou poignant avec, souvent, un rien de grosse malice; il les transcrit tels qu'il les voit, c'est-à-dire tels qu'ils sont. S'ils ne sont pas beaux, qu'y pouvons-nous et qu'y peut Céline ?
    Son style fait l'objet, depuis ses débuts, de critiques parfois sévères. Céline lui-même s'en est expliqué. Au moment où paraissait Mort à crédit, il a écrit à M. André Rousseaux une lettre que publia alors Le Figaro :
    " Pourquoi je fais tant d'emprunts à la langue, au jargon, à la syntaxe argotique, pourquoi je la forme moi-même si tel est mon besoin de l'instant ? Parce que, vous l'avez dit, elle meurt vite, cette langue, donc elle a vécu, elle vit tant que je l'emploie.
    " ...Une langue, c'est comme le reste, ça meurt tout le temps. Ça doit mourir. Il faut s'y résigner. La langue des romans habituels est morte, syntaxe morte, tout mort. Les miens mourront aussi, bientôt sans doute. Mais ils auront eu la petite supériorité sur tant d'autres, ils auront pendant un an, un mois, un jour vécu.
   " Tout est là. Le reste n'est que grossier, imbécile, gâteuse vantardise. Dans toute cette recherche d'un Français absolu, il existe une niaise prétention insupportable à l'éternité d'une forme d'écrire. "
    Cet orgueil ne me déplaît pas. Il est la marque d'un caractère. Je n'irai pas jusqu'à penser comme M. Fortunat Strowski que Céline est le premier "syntaxier" de ce temps – mais je crois qu'il y a dans son écriture parlée, un apport certain de style (en dépit de ses outrances et de ses passages épateurs), qui simplifie l'expression de la pensée, lui donne des formes et des couleurs surprenantes d'exactitude et de solidité.
    Cette fois encore, dans son livre qui a déçu bon nombre de lecteurs, – mais pouvait-il en être autrement ? – Louis-Ferdinand Céline s'est jeté bravement dans son style précipité. Non sans appréhension, toutefois. Il a cru opportun d'écrire une préface à Guignol's band, (dont le premier tome vient de paraître chez Denoël). L'abondance des mots, leur hardiesse, tout ce petit persiflage amusant, dissimulent mal cependant la légère frousse qu'a Céline des critiques qui ne manqueront pas de se renouveler à propos de ce roman bizarre, à la fois réaliste et loufoque, niais plein de joyeuses constatations, de types curieusement dépeints, d'inventions suffoquantes. Il risque de faire plus de bruit que les précédents, par l'exagération même du procédé célinien tant dans le délire de certains tableaux que dans le style adopté pour le long monologue.
    Car là encore, Céline parle. Il nous raconte, au gré de sa fantaisie, et d'une seule coulée d'encre, une série d'histoires qu'il a sans doute vécues sinon dans la forme qu'il leur prête, du moins dans une forme doit s'en rapprocher beaucoup. Si les nombreuses pages de l'Ulysse de James Joyce donnent l'impression d'avoir été écrites d'une traite, les trois cent quarante-huit qui composent ce premier volume de Guignol's band, nous font, le même effet. C'est brutal, sonore, touffu, mouvementé, surprenant, ahurissant, médiocre, monumental, désopilant comme une facétie, un peu tiré par les cheveux, amusant, déconcertant, inachevé souvent, mais prodigieux de verve, d'invention burlesque et de couleurs extraordinaires, et tout cela coulant d'un jet.
    " Braoum ! Vraoum !... C'est le grand décombre ... Toute la rue qui s'effondre au bord de l'eau !... C'est Orléans qui s'écroule et le tonnerre au Grand Café. " Ainsi commence-t-il à nous dépeindre l'exode. Le tableau a du muscle. Il est terrible et un rien goguenard. Dans le drame des explosions et de la panique, Céline ne cesse d'enregistrer les petits à-côtés, de retenir les répliques, d'observer des ridicules qui tuent tout de même moins bien les gens que les avions en piqué. Mais ce n'est là qu'un prélude. Cette sanglante aventure n'est placée en premier chapitre que pour lui en rappeler d'autres.
    "On est parti dans la vie, écrit-il, avec les conseils des parents. Ils n'ont pas tenu devant l'existence. On est tombé dans les salades qui étaient plus affreuses l'une que l'autre. On est sorti comme on a pu de ces conflagrations funestes, plutôt de traviole, tout crabe baveux, à reculons, pattes en moins. On s'est bien marré quelques fois, faut être juste, même avec la m..., mais toujours en proie d'inquiétudes que les vacheries recommenceraient... Et toujours elles ont recommencé ... Rappelons-nous ! On parle souvent des illusions, qu'elles perdent la jeunesse. On l'a perdue sans illusions la jeunesse !... Encore des histoires !... "
    On est sorti comme on a pu de ces conflagrations funestes.
Céline va nous expliquer comment Ferdinand, qui lui ressemble comme un frère,. est sorti de celle qui illumina l'Europe de 1914 à 1918.
    Il était en Angleterre. Tout de suite, il nous conte comment il fut amené, derrière un nommé Boro, musicien dévoyé, à le suivre dans le milieu des mauvais garçons, dans les pubs de Londres, et à partager bien vite l'existence des prostituées, de leurs souteneurs et des trafiquants de femmes que venaient parfois déranger les inspecteurs de Scotland Yard.
    Les docks, la brume, les rues pouilleuses et rousses, Égayées çà et là de géranium, les courriers d'Australie, les Wharfs, les boutiques des Schipchandlers, les bus, la Tamise, les patrons trônant au comptoir, les travailleurs du port, la canaille, les gosses. Voilà le décor. Dans ce fusain plein de notations amusantes, Céline fait éclater des rixes, monte en valeur des types à accroche-cœur, fait se trémousser des filles, raconte les ennuis de ces messieurs, qui " partent-z-à la guerre ", durant que Ferdinand s'en indigne avec toutes sortes d'expressions qui n'ont, avec l'anglais courant, que des rapports extrêmement lointains. Reprenant son souffle, il égaye alors son récit d'un certain nombre de torgnioles que les mâles excédés prodiguent à leur matériel humain, dresse des rivalités ombrageuses, produit des crêpages de chignons, donne une place particulière à un certain Cascade, caïd aimable, poli, accommodant et tout et tout, bref, nous fait pénétrer un milieu plus qu'équivoque avec moins de romantisme, à coup sûr, qu'en apportait Francis Carco dans des peintures qui visaient au même but.
    Tout cela ne se raconte pas. Ce qui en fait l'originalité, ce n'est pas l'anecdote en elle-même, mais bien la façon personnelle avec laquelle Céline la construit et l'anime. Les personnages remuent, "causent", boivent, se battent, s'aiment, se dénoncent, font des coups sournois qui scandalisent Ferdinand ( ce moraliste !), s'insultent, s'assassinent s'enfuient dans les quartiers excentriques de la grande ville, dévalisent un juif, un Pownbroker de Greenwich, le tuent en lui faisant d'abord avaler un nombre vraiment anormal de pièces d'or qu'ils veulent qu'il restitue après en lui frappant la tête sur les dalles (une idée d'ivrogne pris de boisson au dernier degré), provoquent des incendies à coups de grenades, précipitent un nain délateur sous une rame de métro, en bref : accumulent des sottises en nombre suffisant pour se garer des curiosités de la police. Ferdinand n'a d'autre issue que d'aller au Consulat de France pour reprendre du service. Mais là encore, le malchanceux Ferdinand se fait expulser après avoir dit son fait à un major placide et traité sans aménité le personnel administratif.
    On ne sait trop ce qu'il deviendrait si son aventure ne rebondissait par la présence d'un sectateur, d'une religion invraisemblable, qui veut l'entraîner en Mongolie, pour prendre la fleur Tara-Tohé ! C'est peut-être le passage le plus divertissant de ce livre où les guignols se jouent du commissaire. A la fois candide et méfiant, Ferdinand écoute les propos constructifs de l'étrange bonhomme et finit par apprendre au cours d'une dernière aventure d'amour que ce n'est qu'un pauvre illuminé. On retrouve là l'accent des passages les mieux venus de Mort à crédit, quand le même Ferdinand est conquis par les perspectives délirantes de l'inventeur.
    Tout, dans ce roman inégal, n'est pas du meilleur Céline. Mais c'est un livre curieux tout de même, électrique, savoureux, de couleurs vives, aux situations cocasses, qui nous découvrent un univers imprévu et des types que nous n'oublierons pas de sitôt.
    Il a, dans, Guignol's band, ce même emportement sauvage, cette griserie dionysiaque que M. Charles Bernard* avait remarquée à propos de Mort à crédit. Ils se prolongent avec une sorte de délectation irraisonnée dans cette " irréalité " bouillonnante, toute parée d'une verve écrasante et lumineuse en dépit ou plutôt à cause même de son non-conformisme. L'exclamation choquante, le mot ordurier, les excès d'argot qui pèsent sur l'ensemble, se fondent malgré tout dans cette fresque inimitable où ne paraissent plus que l'ingéniosité, le souffle, le tempérament créateur du meneur de jeu.
    Et puis, il faut accepter Céline, tel qu'il est, entêté dans sa manière de peindre, avec ses qualités terribles, son éloquence intarissable, ses acrobaties parfois laborieuses, ses rébellions puissantes et enfantines, son extravagance imployable, ou le rejeter.
    Pour notre part, nous l'acceptons, avec gratitude.

Marcel ESPIAU - La Revue du Monde, mai 1944

* NDLR : voir Bulletin célinien, n° 202, pp. 15-17.