Une féerie sulfureuse [1944]
A propos de Guignol's band
Bulletin célinien n°240, avril 2003

La chose la plus valable qu’on ait dite sur Céline, nous la devons à Robert Brasillach : " C’est un prophète ". Il en a la transe, la puissance incantatoire, les illuminations, le souffle, la naïveté, l’intransigeance, les coquetteries, les imprécations, les attendrissements. Par-dessus tout, il remplit la fonction essentielle du prophète qui n’est point tant de vaticiner quant au futur, ou de bombyciner dans l’éternel, que de prendre la mesure de son temps, de lui donner son expression totale, de le pourvoir, en quelque sorte, d’une conscience.

Ce que Montaigne et Rabelais ont fait pour la Renaissance, Pascal pour le Grand Siècle, Lucrèce pour la Rome des premiers âges, Céline l’a fait pour notre époque, à nous, laquelle compte assurément, elle aussi, parmi les années décisives de l’histoire. Et si l’on veut apprécier toute l’ampleur du génie célinien, il n’est que de se représenter ce que serait notre univers – et non point seulement littéraire – si Céline en était absent. Si ne s’élevaient point, au centre du plus grand tumulte de tous les temps, les sarcasmes, les ricanements, les plaintes, le rire, le discours et le chant de Bardamu. Discours et chant, voilà deux mots qui surprennent, peut-être. On n’en voit guère de meilleurs, de plus justes, pour dire les deux composantes du génie célinien. Ce qui fait la valeur, en effet, de L’Église, comme du Voyage au bout de la nuit, de Bagatelles pour un massacre, comme de Mort à crédit, c’est, d’une part, une sorte de constant bavardage sur le train général du monde et particulièrement de la France considérée en la personne du narrateur, et c’est, d’autre part, une éloquence aux modulations ensorcelantes. Distinction peut-être arbitraire. Comment déterminer, dans l’œuvre célinienne, ce qui revient à la lucidité de l’intelligence et ce qui procède des vertus de la forme ? Dans quelle mesure celles-ci n’informent-elles point celle-là, et réciproquement ? C’est une question que l’on peut se poser à propos de tous les grands écrivains. Le génie est un. Le rythme de la pensée et celui de l’expression presque toujours sont inséparables. À une certaine hauteur dans l’inspiration à partir d’une certaine intensité intérieure, l’objet de l’expression et son expression même se confondent. Chez Céline, comme chez les maîtres, le style est aussi bien dans la cadence de la pensée que dans les dispositions de la phrase.

Qu’on ne s’y trompe pas ! Ce style, si désobligeant d’apparence, est de riche substance française. Sous les ornements de l’argot – précocités à rebours – se développe une architecture nourrie par plusieurs siècles de tradition. L’éloquence de Bardamu (et même sa rhétorique, car il y a une rhétorique célinienne) se réclame du courant qui, à travers Proudhon, Michelet et Molière, rejoint la profonde éloquence de Panurge et celle des chroniqueurs qui furent les premiers artisans du langage français. Le choix des mots, en ceci, n’est que secondaire. Et ce n’est pas parce que Céline emploie un vocabulaire dit rabelaisien qu’il peut se réclamer de la filiation pangruélide. C’est dans le mouvement intérieur, c’est dans le rythme, c’est dans la démarche créatrice que l’on reconnaît de tels héritages. De même que l’héritier d’une lignée illustre se reconnaît dans le geste ou dans le caractère, et non dans les " bijoux de famille ". Lorsque Ferdinand s’écrie, entre deux interjections d’argot : " J’ai vu foncer sur nos malheurs toutes les tornades d’une Rose des Vents  ", on peut tirer son chapeau devant l’écrivain qui a parfait cette phrase. Il est de bonne race.

C’est le même qui écrit : " Je reste au mieux avec les musiques, les petites bêtes, l’harmonie des songes, le chat, son ronron. " Dans un moment d’abandon, Céline nous a livré ainsi la clé de lui-même et de son génie. Ce prophète de colère est un tendre. Ce satirique aux fureurs vengeresses est un sentimental. Sous les bouillonnements de l’invective, il coule, dans le génie célinien, un fleuve de bénignité. À cet égard, son dernier ouvrage, Guignol’s band, est on ne peut plus révélateur. Il est malaisé de porter sur lui un jugement définitif. Le livre qui vient de paraître est le premier volume seulement de l’ouvrage, qui en comptera trois. Par surcroît, l’écrivain nous avertit, dans une préface qui est un chef-d’œuvre d’insolence et d’astuce, que nous risquons fort de nous tromper si nous nous laissons entraîner à le juger dès aujourd’hui. Mais Guignol’s band nous apporte assez de choses déjà pour que nous soyons touchés par la ferveur singulière qui échauffe ces mémoires d’un temps aboli. On dit bien mémoires. Car Guignol’s band a beau se présenter à nous sous la forme d’un roman, il est trop certain que le souvenir se mêle ici à la fiction pour que nous ne soyons pas sensibles aux voix qui s’y accordent dans un chant nostalgique et cordial dédié aux puissances invincibles de la vie. Voix de la misère et de la peur, voix de la sensualité et de l’ivresse, voix de l’ironie, voix du désespoir, voix de la pitié surtout. Une immense pitié pour ces hommes, voilà ce qui nourrit ces longues confidences, parfois maladroites, balbutiantes, trébuchantes comme celle d’un écrivain tout à coup abandonné par son génie, parfois horribles, presque infernales, mais toujours poignantes, et qui nous restituent, avec une poésie accablante, les bas-fonds londoniens en 1917. Dans le brouillard et dans la suie, entre les docks sans fins supportant des montagnes de café, d’oranges ou de caoutchouc, les hôpitaux surpeuplés, les tavernes étouffantes, surgit un peuple de souteneurs et de filous, d’usuriers, de clochards et de stropiats sur lesquels passent par bouffées les sirènes des navires et la musique des pianos mécaniques. Certains lecteurs de Guignol’s band regretteront peut-être de ne pas retrouver le Céline revendicateur et polémiste des Bagatelles pour un massacre. D’autres seront agacés par cette prose provocante, volontairement désarticulée, meurtrie de cent mille points de suspension singulièrement désobligeants en effet. Mais personne ne pourra récuser l’extraordinaire puissance d’envoûtement de cette féerie sulfureuse où les recettes shakespeariennes se trouvent accommodées par Rimbaud.

Texte anonyme paru dans le Bulletin "Toison d’Or " (avril-mai 1944).

Les Éditions de la Toison d’Or, à Bruxelles, avaient publié une édition belge de Guignol’s band, avec comme bande annonce " Une révolution littéraire. Le nouveau Céline ". Cette édition, tirée à 4000 exemplaires, présente la même composition que l’édition française, sans le frontispice.