Céline’s
saraband [1944]
Enfin
Céline vint... (Boileau)
Évidemment,
j’arrive trop tard. Guignol’s band, on n’en parle
plus ; ou guère... Tout est dit ; depuis plus de sept mois qu’il
y a des critiques, et qui déconnent... que voulez-vous ? le
Bachot ! Ce n’était pas le moment pour moi. Le temps n’est pas
(encore venu), où Céline sera au programme... Il n’est d’ailleurs
pas question en ces quelques lignes de faire une critique complète,
dans les règles de l’art, d’épuiser le sujet (comme on dit) :
je risquerais trop de faire figure de torve J3, fumier de service.
Vraoum ! braoum ! – Et la danse commence ; entrez (si
vous voulez) – c’est le grand décombre... Mugissement, rugissement,
vomissement, vrombissement, on hésite... Et la danse continue, swing et
magistrale, infernale et fantastique, avec ça et là une syncope, un
changement de rythme, quelques perles de poésie pure qui brillent
étrangement. On se demande quel cerveau, quelle fournaise sonore a pu
déclencher ce déchaînement, faire vivre ainsi la vie – Céline c’est
la bouche d’ombre " bavant boue et rubis ".
*
Mais de
quoi s’agit-il dans ce roman ? Est-ce un roman ? ou un film
(un vrai !) qui se déroule devant nos yeux. Ces pantins tragiques,
cette guignol’s band qui se démène sur l’écran gris du
néant, cette suite de gags, accumulés, cette fantasmagorie sonore et
visuelle, avec ses grossissements, ses accélérés, ses ralentis – qu’est-ce
donc ? Brasillach écrit quelque part : " L’épopée
c’est avant tout un grand guignol magnifique ; c’est Homère,
Rabelais, Hugo " – Et nous y voilà. Guignol’s band
est une épopée, la nôtre, celle de l’ " Homme
blanc ", et une épopée en vers, de huit pieds, rythmés
sinon rimés.
Guignol’s band, c’est le panier aux crabes, la mare au
diable ; le grouillement des bas fonds. Rien que des "
ventres " affamés d’argent.
Et malheur aux vaincus, aux faibles, aux trop doux.
Aux trop bons pour vouloir hurler avec les loups...
Malheur surtout
à qui violerait la loi des hors la loi. Guignol’s band, c’est
la geste des durs, des vrais, des affranchis, de ceux qui veulent
" vivre " et sans travailler. Tout s’y
trouve : la guerre, la maladie, la police, la faim, la misère, l’intoxication,
les crimes, les bagarres, les boîtes de nuit, les maquereaux, les
putains, Van Claben l’usurier, Boro le pianiste, la superstition, l’occultisme,
le brouillard enfin tout ce qui constitue la sarabande effrénée –
sur champ de vide – de la ville hallucinée.
Guignol’s band, c’est l’épopée des
" Misérables " du siècle vingt.
*
Mais ce n’est
pas seulement cela. L’Odyssée de Céline, chacun peut la vivre ;
pour son propre compte ; en petit, à Montparnasse par exemple
(attention aux rafles !). Le problème est beaucoup plus grave,
plus urgent : on ne " comprend " pas Céline
– pas plus que Giono d’ailleurs qui est à la campagne ce que
Céline est à la ville. Pour un peu on lui préférerait Pierre Benoît
(de l’Académie Française). Personne – sauf un – n’a eu le
souci de son style, de son esthétique. Personne ne comprend la
renaissance, la révolution (si bien nommée) nécessaire, indispensable
qu’il représente... ou ne veut comprendre. Alors que c’est une
question de vie ou de mort ; to be or not to be, comme dit l’autre.
Et c’est un appel que je lance à tous les jeunes, à tous mes
camarades, pour qu’ils se mettent à Guignol’s band, pour qu’ils
le chiadent, en conscience ; pour qu’ils voient en lui la fin de
la séparation de la littérature et du peuple, un retour aux sources
vives, à la vie vraie, nue, à l’art dépouillé de tout artifice –
" Mais la grossièreté direz-vous... car... enfin... n’est-ce
pas... " – qu’on ne s’y trompe pas. Céline n’est pas
grossier ; il n’est jamais grossier ; pas plus que
Rabelais ; j’irai même plus loin, Céline est avant tout et
surtout un raffiné, d’autant plus qu’il le paraît moins. Car comme
disait Goethe (ou à peu près) : Si un peu de raffinement écarte
de la vie, beaucoup y ramène. "
Je sais, on peut
regretter. La dégénérescence des dernières générations, cette
littérature malade, édulcorée, décadente – morte pour les siècles
à venir – cette littérature que nous aimons tant, que j’aime tant,
Valéry, Gide, Giraudoux, par exemple, était d’un grand charme. Mais,
c’est ainsi Le jazz a renversé la valse, l’impressionnisme a tué
le faux jour, vous écrirez télégraphique, ou vous n’écrirez plus
du tout. Avec Giraudoux, c’est un monde qui finit ; avec Céline
un autre qui commence.
Guignol’s band c’est l’aboutissement d’un demi-siècle de
recherches patientes, mais par trop recherchées, hélas ! C’est
le bloc qui émerge du chaos surréaliste. C’est Laforgue, Rimbaud,
Jarry (et j’en passe) repétris, remaniés par la main du maître.
Tout y est, depuis l’adjectif-adverbe de Laforgue, jusqu’à l’écriture
automatique ; mieux : télégraphique. Tout y est... et même
beaucoup plus... En un mot Céline aura été au surréalisme ce que
Hugo fut au romantisme.
Et pour finir je citerai... Sans commentaire : " Je
voyais maintenant plus haut que les nuages... là alors c’était du
spécial... Là en plein ciel !... en plein azur !... la
vision féerique... une main coupée je voyais... une main bien pâle
sur des flocons... des coussins de nuages à reflet d’or... une main
pâle et blanche tout autour des nuées d’oiseaux... tout rouges...
voletant jaillis de ces plaies même... les doigts tout scintillants d’étoiles...
semés aux marges de l’espace... en longs voiles tendres... clairs et
de grâce... berçant les Mondes... et vous effleure... et vos beaux
yeux... câlinement... tout vous emporte... tout vogue aux rêves...
tout abandonne... aux fêtes du Palais des Nuits. "
Pierre
COPIN
Germinal,
juin 1944
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Cet
article était précédé de cette note de Claude Jamet : " Peut-être
n’est-il pas inutile d’avertir que l’auteur de cet article, Pierre
Copin, est âgé de seize ans : il vient de se présenter à la
première partie de son baccalauréat — ce qui ne l’empêche pas, d’ailleurs,
d’avoir un livre en préparation chez Denoël, qui n’attend plus,
pour paraître, que des circonstances un peu favorables. "
Hebdomadaire socialiste et pacifiste fondé en avril 1944, Germinal avait
pour principaux collaborateurs Jean Ajalbert, Félicien Challaye, Paul
Rives et Maurice Rostand. Son dernier numéro est daté du 11 août
1944.
Normalien, agrégé de philosophie, Claude Jamet (1910-1993) tint en
1943 le feuilleton littéraire de La France socialiste et la
chronique théâtrale de Notre Combat avant de devenir, en mars
1944, rédacteur en chef de Germinal.
Mais c’est dans Révolution Nationale (25 mars 1944) que
Claude Jamet publia un important article intitulé " Préliminaires
à l’esthétique de L.-F. Céline ". Il lui valut la lettre
reproduite ci-contre. Extraite de Images mêlées de la Littérature
et du Théâtre (Éd. de l’Élan, 1948).
À la Libération, Claude Jamet fut condamné à trois mois de prison et
radié de l’Éducation nationale.
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