Courrier des lecteurs

 

    Suite à la lettre de Pierre Pécastaing parue dans notre précédent numéro, Jean BASTIER, auteur du livre Le cuirassier blessé (éd. du Lérot), nous écrit qu'il est "atterré, stupéfait, consterné, attristé, pour le moins, de ce que certains lecteurs puissent douter de l'héroïsme de Céline en 1914. Votre correspondant écrit :
    1°) Le maréchal-des-logis Destouches-Céline était agent de liaison... c'était "une planque"... Quelle absurdité ! C'était au contraire un poste de sacrifice. Il était détaché auprès d'un régiment d'infanterie pour faire liaison avec la tranchée de 1ère ligne (pas avec l'Élysée...).
    Tous ceux qui ont étudié la guerre de 14-18 me comprendront ! À Poelkapelle en octobre 1914, il y avait les premières ébauches de tranchées, à hauteur de poitrine pour tireur appuyé et un peu accroupi. Comme Céline l'écrivit à Simone Saintu, "il n'y avait pas de boyaux", c'est à dire pas de tranchées perpendiculaires à la première ligne pour s'y rendre. Il fallait donc courir à découvert sur un pays très plat où balles et obus portaient très loin... Aucun connaisseur de 14-18 ne dirait que faire la liaison d'infanterie était "une planque"... Quelle absurdité ! Le texte de François de Tessan que je cite est d'ailleurs lumineux.
    2°) Votre lecteur écrit que "la blessure de Céline fut un accident malencontreux, le résultat d'un tir d'artillerie lointain et inattendu. Presque un accident de circulation". Là, le ridicule du propos est tel "què estoy espantado y me caigo el culo sobre mi alfombra" ¹.
    Comme le disait M. Chambrillon à la Journée Céline où vous m'invitâtes, "quand on affirme n'importe quoi, les mots en viennent à perdre leur sens, ils ne veulent plus rien dire". Ainsi votre lecteur compare les horreurs de 14-18 aux accidents de bagnoles qui errent sur les autoroutes de l'ennui dans la France vacharde...
    La blessure de Céline a été reçue tandis qu'il courait vers la 1ère ligne à découvert. Les officiers d'infanterie ont qualifié de héros tous les cavaliers qui, ces jours d'octobre 14, ont été détachés à la liaison d'infanterie, après qu'ils se soient portés volontaires. Ces officiers d'infanterie s'y connaissaient en héroïsme. Tout cela est dans les archives officielles, il y a tous les noms. Je cite tous ces documents ; cela était d'ailleurs déjà affirmé dans l'Historique du 12ème cuirassiers, brochure imprimée citée par François Gibault. J'ai ajouté les archives régimentaires manuscrites conservées au Château de Vincennes. Il est impossible de contredire et de rejeter des documents aussi officiels, irréfutables.
    "Un tir d'artillerie lointain et inattendu", écrit votre lecteur. Outre le fait que Céline a été blessé au bras par une balle de fusil ricochante (donc 1e faisant une blessure plus grave ; 2e provoquant une infection plus grave, par apport de terre en général), outre ce fait établi, Céline a été blessé au cours de la bataille de Poelkapelle où balles et obus tombaient de tous côtés. Je cite les archives régimentaires, voir le nombre des tués et blessés... Alors, comparer l'enfer de la bataille de Poelkapelle à des bagnoles qui se bigornent au péage de Clochemerle... La blessure au crâne du lieutenant d'infanterie Kostrowitzky (Guillaume Apollinaire) fut reçue en secteur très calme un matin. Il n'y avait pas de bataille, Apollinaire était assis dans la tranchée, il y avait du soleil, il lisait Le Mercure de France, dernière livraison. Un obus allemand arriva, blessant le poète à la tête si gravement que ceci provoqua sa mort en 1918, la grippe espagnole venant achever l'œuvre de l'obus. Votre lecteur entend-il jeter le ridicule sur la blessure et la mort d'Apollinaire ?
    3e) "Par quel circuit, Céline a-t-il été l'objet du dessin (reproduit dans Le Bulletin célinien 201 de septembre dernier) paru dans L'Illustré National ?" demande votre lecteur, qui se demande aussi "pourquoi cet événement de détail, la blessure d'un sous-officier, a-t-il été " médiatisé ", dessiné, colorié... Céline a-t-il pris le chemin de la rédaction de ce périodique ?", etc. etc.
    J'explique dans mon livre que pour comprendre cette question, il faut avoir une connaissance solide de la presse française en 1914. Les Français, à défaut de cinéma (l'on commence à filmer en première ligne qu'à la bataille de la Somme en juillet 1916) à défaut de radio (les premières émissions publiques sont de 1921), à défaut de télévision (!), bref les Français attendaient de la presse des informations sur la guerre qui apportent des impressions visuelles. Ceci explique le succès de L'Illustration, de Excelsior, premier hebdo illustré à bon marché et populaire, empli de photographies, du Miroir, de J'ai vu. Mais cela ne suffisait pas. L'on ne pouvait photographier des scènes d'action en première ligne car cela allait trop vite pour un photographe et aussi, parce qu'on ne pouvait avoir que bien peu de photographes ! Que faire ? Comme de nos jours L'Encyclopédie, Atlas, Hachette, etc., les éditeurs lancèrent des périodiques spéciaux, La guerre documentée, L'Illustré national, etc. où, à côté des photos, on fit appel à des dessinateurs et à des aquarellistes. Les rédactions s'emparèrent des listes d'exploits (ou citations) publiées au Journal officiel pour attribution de la médaille militaire et de la Croix de guerre ensuite. Les dessinateurs mirent en scène avec tout le pittoresque susceptible de plaire au public l'exploit du dragon untel, de l'artilleur untel, etc. Le dessinateur a donc représenté Céline sur son cheval (alors qu'il était à pied, cavalier dit démonté) et il a représenté deux Allemands dont les fusils crachent un nuage blanc comme sous Napoléon ! J'ai expliqué cela publiquement à la Journée Céline à laquelle j'ai participé. M. Alphonse Boudard prit alors la parole pour expliquer qu'en 1950, le dessin qui ornait la couverture de l'hebdo Détective était fait de la même façon ; la rédaction demandait à un dessinateur de représenter un crime résumé dans les faits-divers de police : "Monsieur Trucmuche poignarde sa femme dans le tramway ; un pompier de passage s'interpose en vain". Il est douteux que l'on retrouve les archives de L'Illustré National ; les archives privées d'un périodique éphémère de 1914 ont peu de chances d'avoir été conservées. C'est d'ailleurs le cas de beaucoup d'archives d'entreprises de presse... Si la vivacité de mes propos chagrine votre lecture, je lui en demande pardon. Je n'ai aucun dessein de l'offenser. Je crois que l'on peut faire à Céline tel ou tel reproche, mais que l'on n'a vraiment rien à lui reprocher au sujet de 1914 !".
    L'article de Claude Duneton paru dans notre précédent numéro, "Céline ou l'accomplissement du français populaire", nous a valu beaucoup de commentaires enthousiastes, dont celui de Florent MORÉSI (Reims) qui nous écrit qu'il est "tout à fait admirable de justesse et de réalité". Et d'ajouter qu'"il nous change des longs pensums auxquels nous ont habitué certains céliniens". Exception notable que la réaction de Nicole DEBRIE (Paris) qui affirme que "parler de langage populaire à propos de l'écrivain le plus précieux de notre époque, il fallait le faire !". Et de commenter : "On commence à être fatigué par la théorie du "relativisme culturel" inventée par Jacques Duhamel, popularisée par M. Lang et diffusée par Mme Trottman... Certes, en chacun sommeille un Mozart, comme disait l'autre. Encore faut-il qu'il ait eu l'éducation de Mozart. Si Bach nous enchante en reprenant souvent de très simples mélodies populaires, c'est bien parce qu'il sait les organiser grâce à sa maîtrise et non par manque de culture musicale.
    Je n'aime pas la vitre que propose M. Duneton. Cette optique des instituteurs-de-la-culture me fatigue au plus haut point. Parler de "langue populaire" à propos de Céline est aussi inepte que de le définir comme un style parlé, alors que Céline désapprouve qu'on le lise à voix haute. Il est dans la tradition des Rêveries solitaires de Rousseau ou des Mémoires d'outre-tombe. Populaire ? Comme les grands rhétoriqueurs du XVème siècle. Populaire ? Mon cul ! J'arrête, je sens que je vais être grossière, c'est à dire populaire."
    Terminons enfin par deux errata. André DERVAL (Paris) nous signale que Régis Tettamanzi, auteur d'un livre auquel il a consacré un article sévère dans le Magazine littéraire, ne fait pas partie du Bureau de la Société des Études céliniennes, comme nous l'avons écrit erronément. Dont acte. Et Pierre CHALMIN (Paris) déplore une coquille au début de son article sur le livre de Rémi Soulié consacré à Dominique de Roux : il fallait lire " Heureux ceux dont les cœurs se sont brisés " – et non pas "basés...". Nostra culpa.

1. "Je suis stupéfait et je tombe le cul sur mon tapis" (NDLR)