Voilà le livre sur le cuirassier Destouches quon attendait depuis des années. Cest une somme extraordinaire dû à un spécialiste de la Grande Guerre et bon connaisseur de luvre célinienne de surcroît, notre ami Jean Bastier, professeur à lUniversité des Sciences sociales de Toulouse. Nous lui laissons le soin de présenter lui-même son travail qui constituera désormais louvrage de référence sur cette période tragique de lexistence de Céline.
En 1914, L.-F. Céline a parcouru 1483 kilomètres
à cheval, 679 km en août, 596 km en octobre... Bardamu et son cheval en furent très
fatigués.
" Mon cheval... il nen avait plus de dos ce grand
malheureux, tellement quil avait mal, rien que deux plaques de chair qui lui
restaient à la place, sous la selle, larges comme mes deux mains et suintantes, à vif...
On était bien fatigués nous-mêmes, avec tout ce quon supportait en aciers sur la
tête et sur les épaules " (Voyage au bout de la nuit) ¹.
À laide des Archives de lArmée de Terre, que nous avons
consultées au château de Vincennes, et de sources publiées, nous avons élaboré un
récit de la vie quotidienne de Céline en 1914-1916. Nous avons voulu revivre les
chevauchées et les étapes du cuirassier Destouches, la bataille de Poelkapelle, les
impressions dun blessé à Paris en 1915-1916.
Notre récit permet-il de reconstituer une part des sources
dinspiration de Voyage au bout de la nuit ? Le lecteur jugera de notre essai
de lecture comparée du roman et des documents dhistoire. Certes, le récit
célinien nest ni linéaire, ni logique. Ne sagit-il pas plutôt dune
sorte de rêve éveillé ?
" Je me traverse comme un vieux bourdon, je mempêtre tout
batifolant, je raconte pas dans le bon ordre, tant pis ! " ²
Céline na pas tenu de journal de guerre, comme Maurice Genevoix,
Ernst Jünger et tant dautres. Jean Norton Cru, qui a analysé les souvenirs
publiés par les combattants ³, a bien vu que seuls ceux qui avaient pris des notes
précises pendant la guerre, pouvaient, des années plus tard, écrire un récit
circonstancié. En 1932, Céline sinspire des apports de sa mémoire,
dassociations didées, pour créer son chef-duvre.
Voyage commence par un récit du pire moment de la bataille de
Poelkapelle, linstant de la blessure de guerre, reçue le 27 octobre 1914, au soir.
Cest limpression de guerre la plus marquante, la minute où Céline a connu la
proximité de la mort. Ensuite, il évoque les souvenirs de septembre 1914 en Argonne
(" Kersuzon, cest lArgonne, ici, tu sais ") ou en Woëvre et
dans la région de Verdun, les Hauts-de-Meuse. (" Cétait vallonné par là,
on aurait dit quon allait aux cerises "). Les époques se mélangent et se
chevauchent, il y a la Lorraine daoût et de septembre, de lherbe verte et des
forêts sous le soleil, la soif et lépuisement des chevaux, et il y a le paysage
flamand doctobre, liquide et humide, boueux et brumeux, froid et pluvieux, et la
bataille où Bardamu na plus de cheval, il est pied, en " cavalier démonté
", il court sur le champ de bataille, de la course périlleuse de lagent de
liaison, les obus explosent plus près de lui quen Lorraine, il découvre
lodeur du soufre et cette fumée qui brûle les yeux, ces bruits dexplosion
qui paraissent emplir tout lunivers fini... " Duperie, universelle moquerie
"... Céline emploie à propos de la guerre les mêmes mots que Drieu La Rochelle. Il
se demande, comme Blaise Cendrars, le légionnaire qui aura la main coupée en
septembre 1915 : " Quand tout cela va-t-il finir ? " Face à tant
dhorreur, Bardamu répondra par cette sorte de fuite et de refus que constitue la
folie. Comme Moravagine de Cendrars ou Siegfried de Giraudoux, Bardamu
deviendra un fou de la guerre.
Jour par jour, voire heure par heure parfois, le Journal des marches
et opérations du 12e Cuirassiers, un cahier manuscrit, consigne les
instants vécus par Louis Destouches et ses compagnons. En outre, nous avons analysé les
journaux des 66e et 125e régiments dinfanterie, auprès
desquels Céline fut détaché, comme agent de liaison du colonel, lors de la bataille de
Poelkapelle. Quoique laconiques et allusifs, ces documents darchives reconstituent
une mémoire exacte des événements de 1914 : ainsi, le 25 août, Céline parcourut 65 km
à cheval. Le 30 août, le régiment resta sur le pied de guerre vingt-et-une heures sur
vingt-quatre...
Avec des cartes routières Michelin, nous avons suivi,
kilomètre par kilomètre, les chevauchées et les étapes de Céline. Nous invitons notre
lecteur à nous imiter. Nous publions en outre des cartes militaires et historiques de
1914, afin de situer le régiment de Cuirassiers au sein de la masse des armées en
bataille. Lobservation de ces cartes est émouvante : ainsi, Céline commença la
guerre en face de Regniéville, village où, en 1917, Jünger conduisit une patrouille
périlleuse dont le récit est un des plus beaux de Orages dacier 4.
Ruiné, massacré, le village na jamais été reconstruit. Aujourdhui, son nom
est accolé à celui dun village voisin... Si lon porte sur les cartes
litinéraire dautres régiments, lon découvre que le 24 août, Céline
est à Muzeray, tandis quAlain-Fournier est à Domrémy-la-Canne et Péguy à
Jonville-en-Woëvre, à quelques kilomètres... Céline a vu le baptême du feu
dAlain-Fournier 5, il est passé à la " tranchée de Calonne
", route forestière près de laquelle est mort lauteur du Grand-Meaulnes,
ainsi que le R.P. Rousselot, jésuite ami de lAction française et auteur
dune thèse admirable sur Lintellectualisme de Saint Thomas dAquin.
Cest là quen avril 1915 le régiment dinfanterie de Jünger, au
brassard marqué " Gibraltar ", attaqua le 106e dinfanterie de
Genevoix. Les deux écrivains furent blessés. Que de souffrances, de blessures ou de
morts !
Nombre de combattants de 1914, du général au simple soldat, ont
publié leurs souvenirs ; parmi ces centaines de livres, parus de 1915 à 1930 ou 1939,
pour la plupart, nous avons recherché ceux dont les auteurs pouvaient sêtre
trouvés, tel jour, non loin de Céline, et avoir décrit ce quil avait vu et
éprouvé. Deux de ces auteurs, deux médecins, ont croisé sur le champ de bataille les
escadrons du régiment de Céline et ont noté leurs impressions. Il sagit du
Docteur Voivenel, un Toulousain de la division dAlain-Fournier, et de Max Deauville,
un Belge. Ces deux hommes ont été des écrivains notoires, en leur temps. Céline a
dailleurs peut-être connu, les écrits psychiatriques de Voivenel, médecin et ami
de Remy de Gourmont et chroniqueur au Mercure de France.
Un Cuirassier, maréchal-des-logis comme Destouches, a vécu exactement
les mêmes étapes et les mêmes combats que lui. Il sagit de Robert Desaubliaux,
qui servait au 11e Cuirassiers (de Saint-Germain), et qui tint un journal très
savoureux, un peu délaissé au moment de Poelkapelle. Son livre, paru en 1920 chez Bloud,
contient une belle évocation de tout ce qua vécu Céline. Sa lecture nous a
incité à entreprendre notre recherche. Il sintitule La Ruée. Étapes dun
combattant, 300 pages. Né en en 1892, donc de deux années laîné de
Destouches, Desaubliaux a eu le temps de faire des études dagronomie. En 1915,
mécontent de linaction de la cavalerie, il répondit à lappel de Joffre et
demanda à passer dans linfanterie. Il fut nommé sous-lieutenant au 139e
dinfanterie, du Havre. Après dix mois passés dans lArtois, sur la Somme et
à Verdun, il fut blessé à Fleury-devant-Douaumont, ce village dont il ne reste que
trois pierres (" Ici fut Fleury "), le 19 mai 1916. Il était officier de
mitrailleuses. Jean Norton Cru admire son récit et le qualifie de " document
sincère et complet ".
Nous avons beaucoup aimé le journal de Robert Desaubliaux pour sa
fraîcheur et sa justesse de ton si véridique, fondée sur des notes prises sur le vif.
Cet auteur est bien un frère de Céline, ses dialogues, si bien croqués, auraient plu à
Bardamu 6 car, si nous navons pas retrouvé Kerdoncuf, Le Meheu ou
Rancotte, héros de Casse-pipe et de Voyage au bout de la nuit, nous avons
rencontré, auprès de Desaubliaux, Kermorgan, Le Soleu, Rinchard et Périn, qui leur
ressemblent parfois. Quest devenu ce sympathique officier de 1916 ? Nous
lignorons.
Dautre part, nous avons remarqué que le général des Entrayes,
de Voyage, nest autre que le célèbre général dUrbal, dont les Souvenirs
et anecdotes de guerre (éd. Berger-Levrault, 1939) sont fort intéressants et
originaux, avec leurs souvenirs de repas. Aussi, nous avons lu et utilisé les récits
dofficiers de cavalerie qui prirent part à la bataille de la Course à la Mer et
connurent les mêmes impressions que Céline. Enfin, pour comparer les souffrances de la
cavalerie à celles de linfanterie, nous avons voulu évoquer la vie quotidienne, en
août et septembre 1914, dAlain-Fournier et de Charles Péguy, tandis quà
larrière, au même moment, Claudel, Gide, Valéry ou Bainville confiaient leurs
impressions à un journal intime ou lisaient, dans LÉcho de Paris, les
articles de Maurice Barrès ou dAlbert de Mun...
Jean BASTIER
Notes
1. Voyage au bout de la nuit. Romans I, "Bibliothèque de
la Pléiade", p. 25.
2. Guignols band. Romans III, p. 108.
3. Jean Norton Cru. Témoins. Essai danalyse et de critique des souvenirs de
combattants édités en français de 1915 à 1928, Éd. Les Étincelles, Paris, 1929.
En fait, ce livre avait été refusé par les grands éditeurs et fut imprimé à un
millier dexemplaires, aussitôt vendus, grâce au dévouement de lauteur.
Réédité en 1993 par les Presses Universitaires de Nancy, à linitiative du
regretté professeur Gérard Canini, 727 pages.
4. Trad. fr. Plon, 1960.
5. Ce baptême du feu dAlain-Fournier (que regarda Céline) est décrit dans les
lettres dAnatole Castex (tué en 1916) qui appartenait à sa compagnie. Voir Henri
Castex, Verdun, années infernales. Journal dun soldat 1914-1916. Paris,
Albatros, 1980, rééd. en 1998.
6. Henri Godard a montré quun effet de la guerre de 1914 fut un élargissement de
la part faite au langage dans le roman français. Précisément, H. Godard a étudié
dune façon fort séduisante et magistrale cette transposition et cette
spécificité de la forme orale de la langue chez Céline. Voir Poétique de Céline,
Gallimard, 1985, p. 35 et suiv. Il nous souvient dun article des Annales,
vers 1934, où lauteur attribuait à la violence de la guerre de 14-18
lhabitude nouvelle de dire des grossièretés et il citait... Céline ! Dautre
part, nous croyons que les travaux de H. Godard justifient notre démarche. Cet auteur
écrit en effet : " Il ny a pratiquement aucun épisode [dans les romans de
Céline], si on le considère globalement, qui ne prenne appui sur lexpérience
". Voir p. 403 et suiv.
Avant-propos extrait du livre de Jean BASTIER, Le Cuirassier blessé. Céline, 1914-1916 (Préface dÉric Mazet), Du Lérot, éd., 1999, 448 pages. Prix : 320 FF.