Céline-Mazeline sur le ring
Reconstituer de manière romancée un épisode de la vie de Céline ? Gageons que les céliniens "intégristes" ou non ne trouveront pas lessai concluant. Cest dailleurs ce que subodore Sébastien Lapaque qui, lui, a plutôt apprécié. Beaucoup estimeront lexercice un peu vain, à linstar du poème sur "Quelques prix Goncourt" de Georges Fourest que lon trouve ailleurs davantage inspiré : " Mazeline, lauteur des Loups, / chez les Dix a battu Céline. / Je loue en dépit de Falloux / Mazeline, lauteur des Loups / Très doux et pas du tout jaloux / Céline galamment sincline / Mazeline, lauteur des Loups, / chez les Dix a battu Céline... "
Eugène Saccomano, c'est beaucoup plus qu'une voix,
c'est un divin babil par la magie duquel l'audition d'un match de football à la radio
devient un plaisir rare et précieux. Eugène Saccomano c'est beaucoup plus qu'un
journaliste, c'est le dernier lyrique, un moderne troubadour qui tient le commentaire
sportif pour un des beaux-arts. On savait son inspiration dopée à la lecture de
Louis-Ferdinand Céline, Admirateur zélé du romancier, il eut même l'élégance
d'inviter sa veuve Lucette Destouches dans la tribune de presse du Parc des Princes lors
d'une finale de la Coupe de France.
Les céliniens intégristes, retranchés dans leurs cénacles,
derrière leur érudition, leurs reliques et leur passion exclusive s'en indigneront ou en
souriront : Saccomano publie aujourd'hui un roman dont Céline est l'un des personnages
principaux. Il n'est pas le premier à avoir ce toupet. Dans Pulp, son dernier
roman, Charles Bukowski avait imaginé le docteur Destouches, âgé de 99 ans, comme une
ombre errante dans les rues de Los Angeles. Céline en miraculé atrabilaire, traversant
une parodie de roman de gare armé d'un P 38, cela ne fit pas rire tout le monde. Mais
Bukowski avait tous les droits.
Saccomano n'en a qu'un seul, celui que lui confère une passion
entêtée pour Voyage au bout de la nuit, un de ces romans qui font frissonner la
terre autour d'eux au moment de leur parution et qui n'ont pas fini de la secouer sept
décennies plus tard. Céline, vaguement inquiet de sa réception, mais sûr du génie de
sa petite musique, avait d'ailleurs promis au comité de lecture de Gallimard "le
prix Goncourt, 1932 dans un fauteuil ". Ce qui n'empêcha pas ledit comité de
refuser sa partition et les jurés du Goncourt, après quelques manuvres
éditoriales évoquées par Saccomano, de décerner leur prix aux Loups, un roman
terne de Guy Mazeline, littérateur gentil et cultivé dont toutes les époques sont
friandes.
Le miracle de 1919, qui avait vu À l'ombre des jeunes filles en
fleurs de Marcel Proust couronné face aux Croix de bois de Raymond Dorgelès
ne se reproduisit pas. Léon Daudet, qui avait mené une chaleureuse campagne en faveur de
Proust, était fatigué. Ajoutés au sien, les suffrages de Lucien Descaves et Jean
Ajalbert ne purent pas faire la fortune du Voyage. Qu'importe ! Comme le répétait
Céline, c'était du pain pour un siècle entier de littérature. Saccomano reprend la
prophéties avec enthousiasme : " Doué pour chanter le malheur, Louis ! Doué
pour les ruisseaux de sang des Flandres, les pertes blanches de Rancy, le palu de Topo
avec les charognes, la vermine. Miserere nobis. Grandes fresques noires.
Pestilences. "Tandis que Les Loups, avec ou sans prix Goncourt, étaient
destinés aux ténèbres et Mazeline à disparaître de l'histoire littéraire.
De ce paradoxe, Saccomano s'amuse, en racontant, quelques années avant
le face à face du Goncourt, une incroyable confrontation entre Céline et Mazeline à
l'occasion d'un match de boxe dans un Marseille plein de bruits et de couleurs. D'abord
surpris par la hardiesse de la situation, on se laisse séduire par sa fraîcheur, son
ironie. Roman d'hommage à Céline et non pas roman célinien, Goncourt 32 évite
avec bonheur le pastiche, l'abus de points de suspension, le décalque ridicule. Ce n'est
peut être pas un livre d'écrivain, mais c'est le livre d'un amoureux de littérature.
Malgré des facilités, des naïvetés et quelques couleurs de carte postale, cette
qualité nous enchante.
Entre une évocation de Raoul Ponchon, une promenade nocturne dans le
Paris interlope des années 30 et une visite de Mazeline chez Mussolini, Saccomano tient
bien son sujet, trahissant une délicieuse nostalgie pour l'époque qu'il ressuscite. De
l'auteur des Loups, qu'il rencontra à la fin de sa vie, il compose un portrait
attachant. Il eût été certes facile de l'accabler. Le match entre Mazeline-le-bourgeois
et Céline-le-génie était trop déséquilibré pour que Saccomano ne se soit pas fait un
devoir d'être un arbitre équitable. Guy Mazeline, dont on penserait moins de mal s'il
avait soufflé le prix Goncourt à Jean Fayard l'année précédente, est ainsi arraché
à son purgatoire de manière inespérée. L'amusant est que ce soit dans un livre dont le
héros s'appelle Louis-Ferdinand Céline.
Sébastien LAPAQUE, Le Figaro, 16 septembre 1999
Eugène SACCOMANO. Goncourt 32 (roman), Éd. Flammarion, 250 p.