Entretien avec Gen Paul

 

C’est en 1969 que des extraits d’un entretien avec Gen Paul furent diffusés dans l'émission "’un Céline l’autre" ¹. Témoignage exceptionnel recueilli par Alphonse Boudard et Michel Polac. L’interview eut lieu chez l’artiste, alors âgé de 74 ans, à Montmartre. D’emblée, il lui fut demandé de définir Céline.

 

...Louis-Ferdinand Céline, c’est un monstre, qu’est-ce que tu veux? Un homme qu’on ne peut pas suivre.

 

C’est vrai qu’il ne voulait plus vous voir à la fin?
Oh, moi, je ne voulais plus le voir.

C’est vous qui ne vouliez plus le voir?
Non, non, je ne voulais plus le voir...

Pourquoi?
Il ne m’a fait que des vacheries. Peut-être qu’il l’a fait sans le vouloir. Je suis resté dix piges sans pouvoir vendre un tableau à cause de lui. J’ai divorcé à cause d’une lettre qu’il avait envoyée à ma femme ².

Qu’est-ce qui s’était passé?
Il était saladier, il était jalmince, il fallait qu’il détruise...

Comment l’avez-vous connu?
Ben, je l’ai connu dans des cours de danse. Je l’ai connu au moment du Voyage. On fréquentait la ballerine, quoi.avait le sens de l'esthétique. Autant fréquenter des ballerines que des bonniches, c'est quand même mieux, hein? Moi, je les prenais comme modèles, et lui, il les massait. Il avait le sens de l'esthétique.

Il était amoureux de temps en temps ou c’était des passades?
Il était pas amoureux, non. Il avait le sens du beau. C’étaient des filles qui étaient placées, qui avaient des fois des petites tronches, mais il était mordu quand même par la danse. Et la danse, c’est quand même quelque chose, non? Puis derrière ça, il y a la musique...

Alors, tu dis qu’il n’était pas antimilitariste, Ferdine?
Ah, pas du tout, dis donc, pas du tout! Il y a un truc qui m’a toujours épaté, c’est quand... Il a fait un mois de griffe, un mois de front, pas plus. Ça a été héroïque, y a eu des reproductions, on en a parlé dans Le Petit journal ³, toutim, médaillé militaire... Mais il avait la bonne blessure. Ça n’empêche pas qu’il a rempilé pour Londres. Il était patriote, quoi. Il l’a toujours été. Quand il avait sa médaille militaire, il était très fier de la porter. Un jour, il y a Ferdine qui dit à Geoffroy 4: " Bon, je t’invite à dîner ce soir. " L'autre répond: " C’est pas possible. T’as hérité ? " Il dit:" T’en fais pas. "
Ils vont dans une "French soupe", un restaurant français, et ils bouffent toute la carte. Geoffroy l'attendait, [se disant]: " Il va sortir son mornifle. " Il appelle le patron. Il s'était mis en uniforme, Ferdine, et il dit au tôlier : " Est-ce qu’on paie avec une médaille comme ça ? " Alors, l’autre, il a donné le coup de chapeau, tu comprends. Ferdine avait gagné. (...) Enfin, il aimait le panache... C’est marrant, physiquement, il avait une belle gueule quand il était jeune, mais il avait un corps de gonzesse, dis donc, pas un muscle! Et des fois, il jouait, il allongeait la jambe comme ça, disant: " J’aurais pu jouer les fées. " Puis, il avait une grosse tronche, il chaussait du 60 comme tronche. Il n'a jamais pu mettre un chapeau. Il m'a dit: " Moi, j’ai une bouille à porter la couronne, j’ai une tête de roi. " Je peux pas en dire autant. On m'a toujours dit que j'avais une tête d'épingle. C'est un peu l'esprit de Ferdine, ça lui réussissait pas mal...

Il était roi? Il était pas anarchiste?
Il n’a jamais été anar! Pourquoi anar? En dehors de ça, il avait des coups de marrance. Il faisait l’ours, il parodiait l’ours 5. Oui, il avait parfois des côtés "", des côtés chouette, quoi. Autant, je te dis, il pensait qu'il avait la tête royale, mais des fois, il faisait très bien le triboulet, le marrant, mais pas en public, entre moi et lui. Du reste, dans tout son comportement, il parlait pas de son pognon, mais il faisait tout pour en avoir. Il était toujours inquiet de le placer, soit à Londres, soit au Danemark, soit au matelas. Des fois, il attrapait un lumbago: il mettait son jonc sous le matelas! Il était toujours en voyage avec son pognon. J'ai jamais vu le morlingue de Ferdine! Un jour, j'étais dans un p'tit bistrot. Il y avait la môme La Pipe, Almanzor, et il venait prendre le café avec nous. Il venait pas déjeuner. Alors, je lui payais le café. Normal. Puis la môme Almanzor dit: "Je mangerais bien six huîtres." Il dit: "Ah, tu voudrais pas que je te paie six huîtres avec mes quatre-vingts balles que je gagne au dispensaire !". C’était tout l’esprit de Ferdine, ça.

Tu l’as toujours connu comme ça?
Toujours. Il avait un porteuf’ avec des ficelles et un tout petit morlingue. Je l’ai vu payer son journal. Je l’ai jamais vu raquer. Et puis la môme, bon, elle était bien. Il y a eu un amour quand même, ils s’aimaient tous les deux. Mais c’était pas la paire de bas de soie, etc.
(...) Ce qu'il y avait de terrible avec Ferdinand, c'est qu'il aimait bien donner ses idées mais pas son pognon, tu piges? Moi, il m'appelait le diable, "", parce que je marchais pas dans tous ses condés. (...) Un jour, je lui ai présenté Marcel Aymé. Il l'a regardé d'un coup de châsse comme ça, il lui a dit: " Petit plumaillon ! ".

Il aimait venir ici, écouter les histoires de la Butte?
La Butte, non... Il n’y a rien dans la Butte. Il y a toujours des événements, des fois il en parlait, mais tu vois...

Il parlait de politique?
Ben, c’est comme nous si on parlait du référendum 6. Je ne sais même pas ce que c'est le référendum, mais on en parle. Mais lui, il avait le sens... Il était français. Moi, je vois Ferdinand comme un Français, c'est tout. J'ai jamais eu de discussions politiques avec lui.

Les juifs, il n’en parlait jamais avec vous?
Ah ça, je le laissais divaguer. Il avait un truc, quoi. Quand il a écrit Bagatelles, il en parlait, mais je le laissais délirer. J'étais pas forcé de participer non plus, hein! Y a des mecs qui sont anticléricaux, ou anti-bourgeois, ou anticapitalistes. Tu peux pas leur changer leur disque, hein? Alors bon, je l'écoutais mais j'étais pas forcé de participer.

Vous l’avez toujours connu comme ça?
Oh non! ben non.

Avant Bagatelles, il n'était pas antisémite?
Pas du tout. (...) Il se persécutait lui-même, il persécutait les autres.

Il maniait l’argot aussi bien que vous?
Je ne sais pas si je le manie. Moi, j’ai connu Ferdinand: il parlait pas l’argot. (...) Je me souviens quand il a écrit Guignol’s band, il voulait décrire les docks de Londres. Un jour, il me descend. Il me poire: " Dis donc, je cherche un mot. Un mot qui n’est ni une odeur animale, ni une odeur humaine. " Tu sais, quand tu vas dans les docks, ça renifle, ça a une odeur. Alors, je cherche, on cherche... Il me dit: " Je veux un mot mais qui monte en l’air ! " Ça faisait partie de sa musique. Tu dis "é", c’est à ras de terre.pour "", "é", "". Alors, on cherche, on cherche... Puis, je me suis souvenu que... dans mes voyages en Espagne, la pâtisserie était aromatisée à la cannelle. Je lui dis: " Cannelle. " Ah, il s'exclame: " C’est ça que je voulais ! Cannelle !!!"

 

(Propos recueillis par Alphonse Boudard et Michel Polac)

 

Notes

 

1. Émission "Bibliothèque de poche" de Michel Polac, O.R.T.F., 2ème chaîne de la télévision française, 8 et 18 mai 1969.
Dans cet entretien, Gen Paul utilise quelques termes argotiques: coup de châsse (coup d'œil); griffe (soldat); jalmince (jaloux); jonc (or); marrance (amusement, rire); morlingue (porte-monnaie); mornifle (monnaie); poirer (surprendre); raquer (payer); toutim (tout et le reste).

2. Il s'agit de sa seconde femme, Gabrielle Abet, née en 1925. Sur cette affaire, voir le chapitre " Gaby sans Gen Paul " in Éric Mazet & Pierre Pécastaing, Images d’exil. Louis-Ferdinand Céline, 1945-1951 (Copenhague-Korsør), Du Lérot & La Sirène, 2004, pp.-272. Selon les auteurs, " les propos affectueux, d’ami et de médecin, n’apportaient pas de grandes révélations à Gaby, qui dut quitter Gen Paul pour des raisons plus personnelles."

3. Confusion avec L’Illustré National.

4. Georges Geoffroy, camarade de Louis Destouches (né, comme lui, en 1894) au 2e Bureau à Londres en 1915. Voir le chapitre qui lui est consacré dans Images d’exil, op. cit., pp. 251-253.

5. "En effet c’est mon numéro, je danse l’ours à s’y méprendre. Ça me va avec mes vertiges, d’un pied sur l’autre je me dandine comme ça presque sans bouger, les bras ballants, la tête branlante... D’abord il le savait bien, on l’avait travaillé ensemble... Les voilà tous à rigoler. Faut que je leur fasse la danse de l'ours" (version A de "éerie pour une autre fois" in Romans IV, Gallimard, 1993, p. 635).

6. Cet entretien se déroule à l'époque du référendum, initié par de Gaulle, sur la création des régions et la rénovation du Sénat. L'échec de ce référendum allait entraîner sa démission.

 

GEN PAUL. Peintre, gouachiste, dessinateur, graveur, lithographe. Montmartre (96, rue Lepic), 2 juillet 1895 - La Pitié-Salpétrière, 30 avril 1975. Né à six heures du matin dans une maison peinte par Van Gogh, de Joséphine Recourcé, brodeuse, et de père non dénommé. Le 5 juin 1897, sa mère épouse Eugène Paul, plombier et peut-être musicien de cabaret ; le 19 décembre 1902, ils légitiment leur fils qui a sept ans. Dès 1908, il commence à peindre et à dessiner (" Autoportrait", crayon). Son père meurt en 1910, il est alors apprenti tapissier. Paul devance l’appel et se retrouve au 111e Chasseurs ; blessé au pied en 1914, remonté au front, il est de nouveau blessé et, sur l’intervention de sa mère, on l’ampute de la jambe droite, en 1915. De retour à Montmartre en 1916, il épouse, à la Mairie du XVIIIe, Fernande Pierquet, ils s'installent au 2, impasse Girardon dans un appartement qu'il habita jusqu'à son décès. Pour survivre, il fait différents petits boulots et recommence à peindre des fleurs, des têtes et le Moulin de la Galette, en face de chez lui. En 1917, il vend ses œuvres, signées Gen Paul, à Ragueneau, un brocanteur ; se lie avec Émile Boyer et Frank-Will, ils font de la musique et, avec l'argent de la manche, mènent joyeuse vie. Juan Gris au Bateau-Lavoir lui offre pinceaux et vieux tubes de couleurs. Mathot lui demande des œuvres à la manière de Monticelli, Daumier, Lebourg... Eugène Delâtre l'initie à la gravure, il vend des vues de la Butte à l'aquatinte aux brocanteurs. À partir de 1920, Gen Paul entame une évolution, ses paysages urbains sont mieux construits ; il entre au Salon d'automne et commence une longue série de voyages en France ; à Marseille, Leprin le guide dans les vieux quartiers et dans les maisons de tolérance. En 1921-1922, Gen Paul découvre le Pays basque espagnol ; Chalom s'intéresse à ses tableaux. De 1923 datent ses premiers portraits, surtout des clowns, ainsi que les premières vues de Montfort-l'Amaury, l'année suivante Gen Paul fait la connaissance de musiciens, en particulier du violoniste Noceti ; il voyage à Bilbao, à Motrico, expose à Anvers et à Londres. À partir de 1924, Gen Paul amorce une évolution solitaire, il commence à s'éloigner de la peinture de ses amis Utrillo, Leprin, Génin, Quizet et Frank-Will, chahute les sujets et en vient à créer une forme personnelle d'expressionnisme du mouvement ; il trouve ses sources au Musée du Prado, auprès du Gréco, de Velásquez et surtout de Goya. Les visages et les personnages prennent de plus en plus d’importance. Jusqu’en septembre 1930, il voyage, travaille sans arrêt, saisi d’une sorte de frénésie créatrice faisant dire par Me Maurice Rheims "'il a peint quelques-uns des meilleurs tableaux du siècle" durant ces cinq années. La galerie Bing, en 1928, l'expose avec Picasso, Rouault, Braque et Soutine qu'il ne connaissait pas encore. Bing, dans un long texte consacré à Gen Paul, le met au même niveau que ceux-ci. Il peint des musiciens que l'on sent jouer, des portraits impressionnants, ainsi que des paysages basques, des vues de Montmartre et de quelques villes de la banlieue de Paris. Gen Paul signe un contrat avec Bernheim, dénoncé après le krach de 1929. Épuisé par une vie trop intense, miné par l'alcool et par une affection contractée à Alger, Gen Paul s'écroule à son passage à Madrid, au troisième trimestre 1930, et manque mourir. Après une cure, il revient à Paris et se remet lentement. Commence alors la troisième période de son œuvre, entre 1930 et 1945, période que certains ont qualifiée de célinienne en raison de son amitié avec Céline à partir de 1932, et non en raison d'une quelconque influence de l'écrivain sur son œuvre. Il peint assez peu à l'huile, les couleurs sont plus claires et le trait du dessin, plus apparent. Par contre, durant ce temps ses dessins et ses gouaches sont de grande qualité, il élargit encore le choix des sujets traités. Dans son atelier se tient une sorte de cénacle qu’il préside avec Céline et Marcel Aymé ; il est fréquenté par des comédiens, des musiciens, des médecins, des écrivains et des personnages pittoresques. Parmi les habitués : Carco, Jouhandeau, Fernand Ledoux, Berthe Bovy, les clowns Rhum et Porto, Dorival et René Fauchois. En 1934, le 20 octobre, il est nommé par décret chevalier de la Légion d’honneur. Outre ses œuvres sur toile ou sur papier, Gen Paul réalise une fresque de 100 personnages, pour le Palais du Vin à l’Exposition Internationale de 1937, dessine des lithographies, se brouille avec Céline en 1937, puis se réconcilie avec lui. La mort de sa femme en 1939, après 23 ans de vie commune, la guerre toute proche, le manque d’amateurs pour ses tableaux le démoralisent, il part sur la Côte d’Azur, à Sanary, rejoindre les peintres, puis à Marseille. Rentré à Paris, il fréquente le restaurant de la rue Tholozé "Pomme" et les amis restés dans la capitale. Denoël lui confie l’illustration du Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit, en 1942. La quatrième période commence en 1945, on la qualifie de calligraphique. Gen Paul renoue avec les milieux hippiques qu'il peint à l'huile et à la gouache. Avec ses amis peintres, il crée, en 1946, une fanfare pour faire parler d'eux, dénommée "Chignolle". Elle comprend Agostini, Blanchard, Frank-Will, Marcel Aymé. Il reprend les sujets qu'il a traités auparavant, dessine énormément. Les vues de la Butte et de Paris, les musiciens entre 1948 et 1958 sont de grande qualité. Il produit beaucoup, et le succès est là, c'est devenu un monstre sacré, le témoin du Montmartre du début du siècle. Il se marie avec Gabrielle Abet en mai 1948, et divorce en 1951. Son fils naît en 1953, à Genève. Il expose à Paris (chez Drouant-David, 1952, catalogue préfacé par Francis Carco), à New York, à Genève (galerie Ferrero), il voyage toujours, du moins jusqu'en 1966. À partir de 1964, il cesse de peindre à l'huile, se réfugie dans son appartement ; c'est l'époque des portraits dit "télévision". Il continue de dessiner et de gouacher, réalise des lithographies. Rétrospective chez André Pacitti en 1972. Le Dr Miller édite un livre en hommage au peintre qu'il lui offre le 25 décembre 1974. Hospitalisé en 1975, il meurt d'un cancer à l'hôpital le 30 avril. Quelques expositions lui sont consacrées après son décès. La plus importante est celle de 1995, à l'occasion du centenaire de la naissance du peintre, au Couvent des Cordeliers, réalisée par André Roussard, qui réunit une centaine d'œuvres expressionnistes de la seconde période (1924-1930) -, cent chefs-d'œuvre pour la gloire de celui que le critique de La Gazette de l’Hôtel Drouot, commentant l'exposition, qualifie ainsi : "Gen Paul est sans doute le plus grand représentant, et peut-être le seul, de l'expressionnisme de tradition française". Le catalogue comporte une préface d'André Roussard, un texte du Dr Miller, une biographie revisitée de Guy Mairesse, ainsi qu'une analyse d'A Marca, responsable de l'édition du catalogue. Œuvres aux Musées de Berne et de Granville ; le Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris conserve dans ses réserves deux grands tableaux de la fin des années 30. Œuvre graphique. (.)

Notice due à André Roussard, spécialiste de Gen Paul. Depuis de nombreuses années, il dresse le répertoire et archive la documentation sur la vie et l’œuvre du peintre. Pour plus de renseignements, contacter les Éditions Roussard, 13 rue du Mont Cenis, 75018 Paris. Tél. : 01.46.06.30.46. Courriel : roussard@noos.fr