Féerie pour les manuscrits

 

    La bibliophilie a eu la part belle ce dernier trimestre de 1998 sur le marché parisien. Une floraison de manuscrits enluminés, de beaux livres, d’autographes que la vente du 11 décembre dernier chez Plaza à Drouot vient enrichir avec une correspondance inédite de vingt et une lettres entre Louis XIV et son ministre de la Marine le comte de Pontchartrain, trois discours du général de Gaulle et, surtout, deux manuscrits de Céline, dont le fameux Normance, le second volume de l’ensemble intitulé Féerie pour une autre fois, publié en 1954 chez Gallimard. Un manuscrit autographe de 1394 pages de 12 à 14 lignes au plus, dans une écriture lâche, au stylo bille noir, puis bleu, sur des feuilles blanches ou crème, portant de nombreuses additions et corrections à l’encre rouge délavée rose. La marque de fabrique de Céline.
    Ce manuscrit de travail présente dans ses débuts peu de corrections et de variantes par rapport au texte définitif puis, à partir du centième feuillet, de plus en plus de ratures et de modifications par rapport au texte publié. " Rarement, le style de Céline a atteint une telle puissance d’évocation dans le rythme haletant de la phrase, dans ce tourbillon entraînant où se mêlent avec lyrisme, parmi les onomatopées et les injures, le grotesque et l’humour ", remarque l’expert Thierry Bodin qui estimait à 180.000 F, ce manuscrit complet d’un des romans phares de Céline, vingt-deux ans après le Voyage au bout de la nuit. En fait, cette pièce a atteint la somme de... 342.647 F !

Long cauchemar

    Esquissé en prison en 1946, ce roman, qui n’est en fait qu’un long cauchemar racontant les péripéties survenues lors d’un bombardement allié sur Paris, a été élaboré au gré de versions successives. En 1950, Céline veut publier un premier volume auquel il va désormais se consacrer, Féerie pour une autre fois I, qui sort en 1952. En 1953 et jusqu’au début de 1954, l’écrivain rédige Féerie pour une autre fois II, mise sous presse en juin 1954.
    Ce " délire " de 140 pages, dans lequel Ferdinand assiste, dans son immeuble de la butte Montmartre, à un déchaînement de violence est toutefois moins rare que le lot suivant, Entretiens avec le professeur Y. " Un texte hilarant, théâtral et, surtout capital pour comprendre tout l’art d’écrire de Céline ", qui devait tripler son estimation trop modeste de 80.000 F, estimait le fervent célinien Émile Brami, de la librairie D’un livre l’autre. Et, de fait, ce manuscrit fut adjugé pour la somme de 280.000 F, plus les frais.

Émotions

    Publié la même année que Normance en trois livraisons avec des " à suivre ", ce manuscrit autographe de 257 feuilles comportant deux versions de la fin (la nouvelle étant épinglée sur l’ancienne) et de nombreuses variantes par rapport au texte publié, est en quelque sorte un condensé de l’art poétique de Céline : " Vous avez inventé quelque chose... qu’est-ce que c’est ? Il demande. – L’émotion dans le langage écrit !... le langage écrit était à sec, c’est moi qu’ai redonné l’émotion au langage écrit ! comme je vous le dis ! C’est pas un petit turbin, je vous jure ! Le truc, la magie, que n’importe quel con à présent peut vous émouvoir " en écrit " !! retrouver l’émotion du " parlé " à travers l’écrit ! C’est pas rien... c’est infime mais c’est quelque chose !... "
    Céline insiste sur sa découverte d’un style nouveau, " l’émotif " que cent écrivains copient et trafiquent ; et parant les attaques du professeur, il égratigne les académies, les classiques, les médaillés et les décorés, Paulhan et Gallimard, Gide et Mauriac, les lecteurs s’acharnant à " foncer dans son "métro" spécial, sur des rails biseautés : " Les rails du "rendu émotif", qu’ont l’air droits, absolument droits, le sont pas du tout !... Et c’est toute l’astuce, Colonel !... la délicatesse ! le péril mortel aussi ! "
    Avant de publier ce texte en volume chez Gallimard, Céline avait rédigé une prière d’insérer, afin de souligner son invention dans le langage écrit : " Personne en effet avant Céline n’avait écrit comme lui et, depuis 1932, beaucoup l’ont imité sans jamais l’égaler. Les Entretiens avec le professeur Y, livre plein de richesse et de saveur, est un ouvrage clé dans l’œuvre de Céline. La bonne humeur et la santé qu’il respire nous montrent une fois de plus que nous avons affaire à un écrivain de génie. "

Béatrice de ROCHEBOUËT