Céline ou laccomplissement
du français populaire
La guerre de 14-18 servit de caisse de résonance au français populaire. Les écrits du temps ne pouvaient faire abstraction du "parler des poilus", et le premier récit du genre fut donné par René Benjamin, dans son émouvant roman-document Gaspard, publié en 1915 où le Prix Goncourt lui fut décerné. Il fut suivi du Feu d'Henri Barbusse, des Croix de bois de Roland Dorgelès cependant tous ces textes ne faisaient apparaître la langue populaire que dans les dialogues rapportés des personnages.
La véritable littérature prenant ce
français-là à bras la plume est donnée par l'immense uvre de Céline, à partir
du Voyage au bout de la nuit en 1932, et surtout de Mort à crédit en 1936
. Là, on saute un cran : pour la première fois la langue populaire authentique, maniée
par quelqu'un dont c'était quoi qu'on ait pu dire la langue maternelle,
sert à la totalité du récit, à la première personne et au premier degré. Céline a
écrit un long monologue de plusieurs milliers de pages dans la langue des faubourgs...
Cela tient évidemment au "parcours" très exceptionnel de ce médecin demeuré
autodidacte jusqu'au baccalauréat "Y avait de l'illettré chez ce docteur en
médecine abreuvé d'innombrables lectures dit Alphonse Boudard dans un raccourci
parfaitement juste. Pour ces choses-là, l'illettré est mieux porteur de musique..."
Je voudrais dissiper ici un malentendu qui finit par être
agaçant. On entend par-ci par-là, au hasard de parlotes littéraires, on lit parfois
dans les journaux : "Ah ! Céline !... Merveilleux écrivain qui a créé un
langage !" On le cautionne, pour mieux le louer, du rôle d'inventeur. Mais il
n'a rien créé du tout ! Ce fantasme thaumaturgique est fatigant à la fin, car il est
tout à fait à côté de la plaque... Ceux qui répètent cette sottise ignorent
absolument que Céline employait une vraie langue, qui se parlait tous les jours à
côté de lui dans la banlieue de Clichy, par exemple, au moment où il écrivait le Voyage.
Il baignait dedans, il côtoyait intimement, dans la clientèle du dispensaire où il
exerçait la médecine, des gens, hommes, femmes et enfants qui ne parlaient que ce
langage-là qui n'en savaient pas d'autre. Et il y a des étourdis qui s'imaginent
aujourd'hui qu'il l'a inventé ! Qui lui en font un hommage ! Autant dire que Van Gogh a
créé les champs de blé, et inventé les coquelicots... Ce n'est pas le père Volapuk,
le docteur ! C'est seulement l'un des plus éclatants génies de la littérature
française de tous les temps... Céline est un bien plus grand écrivain que s'il avait
"créé un langage" !
On me dira qu'il s'agit là d'une façon de parler, d'une
métaphore en quelque sorte. Non ! C'est une erreur, point final ! Ce que croient
les lecteurs mal informés de Céline, généralement issus d'un "bon milieu",
c'est que le vocabulaire qu'il emploie sort de sa caboche pas du tout ! Ce sont
tous des mots répertoriés, soit par les dictionnaires d'argot, bien avant son époque,
soit par les lexiques de français populaire comme celui que fournit magistralement Henri
Bauche à la fin de son ouvrage1.Quant à la syntaxe, un peu tordue, c'est la
même chose : Céline copie ce qu'il entend ce qu'il connaît depuis l'enfance.
Seulement ses patients lui rafraîchissent la mémoire, et ça c'est un phénomène
intéressant : le retour du presque refoulé par la fréquentation d'individus qui font
régresser un tout petit peu l'homme éduqué tout de même, qui a bossé, qui a lu les
classiques. C'est un coup de pouce qu'ils lui donnent, mais il ne les a pas attendus : il
est allé, jusqu'à douze ans, "à la communale". On ne mesure plus maintenant
ce que signifiaient ces mots : la communale. C'était l'école publique du quartier, par
opposition à l'école confessionnelle qui accueillait les enfants suffisamment aisés
pour payer leurs études, et par opposition surtout au lycée qui recrutait le
gratin de la bourgeoisie dès les petites classes primaires : la douzième et ce qui s'en
suit...
À l'école communale c'était les enfants des purotins, des
ouvriers, des concierges, des gagne-petit et cela règle absolument toutes les
discussions sur l'état des finances de ses parents qu'on a voulu "bourgeois".
Oui, ils étaient petits bourgeois d'une certaine manière, par l'éducation. Mais pour la
question des sous, tintin : s'ils avaient eu l'aisance qu'on leur suppose parfois,
le môme serait allé au lycée, au moins dans une institution Saint-Joseph locale, il
n'aurait jamais mis les pieds à la communale ! Ce lieu de perdition, à vous
préparer à la maison de correction, où le langage était le plus bas, le plus vulgaire,
le plus populacier qui fût ! Dans le fantasme de l'époque et on parle là de 1900
à 1906 à peu près la communale était un pourvoyeur de la guillotine !
C'est pour cela que Céline parle tant du lycée, qu'il insiste à
diverses reprises on a oublié que le lycée constituait la ligne de démarcation
entre les classes sociales du temps. Le pont-aux-ânes c'était ! Quelles que fussent les
élégances de langage que pouvaient employer les Destouches père et mère, à la
communale, dans la cour, dans la rue, on parlait exclusivement le français populaire. le
plus corsé d'ailleurs, en ce temps-là les adultes de cinquante ans s'étaient farci le
siège de Paris, la Commune, tout ! Nous parlons ici du français populaire tel que
l'écrivait Émile Pouget dans Le Père peinard un journal d'opinion anarchiste...
Un journal que Jehan-Rictus considérait en 1898 comme étant "la seule chose
lisible" du moment.
Incidemment, ce lien de la communale, sur lequel les céliniens
n'ont jamais suffisamment porté l'accent étant eux-mêmes pour la plupart
d'anciens lycéens, donc peu au fait de ces bisbilles explique partiellement
certaines toquades de Céline, en particulier son amitié, qui fut intime, avec le peintre
Gen-Paul le célèbre Eugène. Gen-Paul, lui aussi n'avait connu que la communale
sans père, avec sa mère concierge, il ne risquait pas d'aller loin dans les
études !... Il jactait l'argomuche comme un ange et là les témoignages sont
probants2. Il y a fort à parier que cette complicité d'anciens de la
communale joua un rôle important dans leur amitié. Je dirai plus, je soupçonne Céline
de s'être régalé en compagnie d'un tel énergumène, et de l'avoir pris pour
répétiteur. Après tout Destouches avait fréquenté le grand monde, la faculté de
médecine, les ingénieurs de Ford, les paperassiers de la Société des Nations. Il
savait l'anglais, il était devenu un crack. Louis-Ferdinand avait besoin de réviser un
bon coup, de se remettre dans l'ambiance et la chaleur du "bas" langage. Tandis
que le copain Gen-Paul était resté brut de décoffrage, la gueule en coin, pas la langue
dans sa poche... Il se rinçait l'oreille Céline, je crois bien. Il faisait son miel de
la jactance immaculée de l'autre il le vampirisait en douceur ! Avec lui, il
répétait sa fameuse, sa géniale "petite musique", si juste, si vibrante dans
l'utilisation du langage... D'un langage vrai, solide, absolument pas "inventé"
!
Je vais confier une anecdote éclairante. Lorsque le metteur en
scène Jean-Louis Martinelli monta L'Eglise avec Jean-Pierre Sentier dans le
rôle inoubliable de Pistil le musicien accordéoniste Gérard Barreaux chantait la
fameuse chanson de Céline Je te crèverai salope, un vilain soir, que les
céliniens connaissent bien car elle fut enregistrée par la voix de Céline. Elle est
caractéristique d'une certaine gouaille, d'un ton un tantinet racaille de faubourg... Or,
si l'on réfléchit, Louis, comme disent ses intimes, n'avait pas vraiment cet accent-là,
canaille, dans la vie... Les trois reportages télévisés que l'on connaît montrent
qu'il avait un accent parisien léger, mais plutôt la mélodie de l'intérieur de Paris,
du quartier du Gros-Caillou, par là, dans ces zones un phrasé sautillant un peu
saccadé assez typique de l'artisan, ou du boutiquier début de siècle, ponctué par le
"n'est-ce pas" obligatoire : "Ils sont lourds, les hommes... Ils sont très
lourds, n'est-ce pas... un marteau-pilon" (Je cite de mémoire la fin de
l'interviouve par Dumayet).
Donc dans le spectacle de L'Église, j'avais entendu la
chanson, et cru honnêtement qu'elle avait été repiquée sur le disque; que c'était la
voix de Céline qu'on entendait... Pas du tout ! c'était Gérard Barreaux... Mais
Barreaux est de Clichy, pur sucre, d'enfance, de jeunesse, d'école, de tout milieu
ouvrier, musique avant toute chose ! Au fond, Barreaux est pour Clichy l'équivalent de
Gen-Paul pour Montmartre... Montmèrtre ! Or, j'ai l'occasion de travailler avec lui, et
il m'a confié un jour qu'il avait chanté cette chanson, comme ça, spontanément, sans
même écouter le disque... Il la chantait naturellement. Et comme je m'étonnais
de cette ressemblance si frappante avec l'interprétation de Céline, il a protesté ! Ah
non, j'te jure ! Je la chantais à ma façon, je l'imitais pas du tout"...
Voilà la solution de l'énigme : c'est plutôt Céline qui
l'imitait, si l'on peut dire, par anticipation ! Car cela veut dire que le soir où
Louis-Ferdinand chanta deux chansons devant des potes, et où quelqu'un l'enregistra, il
était en train d'imiter à la perfection la manière de chanter, le phrasé, le timbre,
l'accent, d'un petit gars de Clichy ! Il singeait pour s'amuser les gens qu'il avait
entendus toute sa vie au dispensaire ! Au cabinet ! Des gens vrais, dans une langue
vraie...
Entre autres aptitudes, dans la catégorie avant-coureur, Céline
avait mis par avance un magnétophone dans sa tête ! Son génie s'est fondé sur une
observation aiguë du réel. Cela fait une différence énorme avec les tripatouilleurs
qui se prennent pour des génies.
Claude DUNETON
Extrait de La mort du français de Claude DUNETON (à
paraître)
1. Henri Bauche. Le français populaire, Paris 1929.
2. Je signalerai un petit livre de souvenirs très instructif à cet égard : Gen-Paul à Montmartre par Chantal Le Bobinnec (éd. Chalmin & Perrin, 1995) qui accompagna le peintre un long moment dans sa vie