Variations céliniennes sur le verbe foutre et ses dérivés

 

Que la prose de Céline fasse une ample consommation du verbe foutre et ses dérivés n'a pas de quoi surprendre. Dans ses acceptions multiples, ce Protée du langage se situe non seulement à un niveau vulgaire, mais s'emploie régulièrement dans un contexte de haine et de colère qui le précipite tout droit dans le flux verbal célinien. Ce dernier l'emporte et le brasse sous des formes souvent neuves et imprévues.

Innovations morphologiques

L'originalité de Céline se manifeste d'abord dans des variantes morphologiques qui se démarquent de l'usage courant. Au futur de l'indicatif comme au présent du conditionnel, il conjugue foutre comme s'il appartenait au groupe des verbes à infinitif en –er, ce qui donne :
"Après on le foutera dehors!" ( Mort à crédit )
"Ils fouteraient le tout à la poubelle ?" ( D'un château l'autre )
"Je la ferais interner, elle fouterait le camp, reviendrait me finir !" ( idem )
Que ces formes, calquées sur la prononciation populaire, soient en rupture avec la grammaire de la langue écrite, un transcripteur du langage parlé n'en a cure : les règles ne régissent, après tout, que les verbes convenables, ceux qui trouvent place dans les manuels de conjugaison à mettre entre toutes les mains.
Autre dérogation à la logique grammaticale, l'emploi de l'auxiliaire être au lieu d’avoir dans la forme active des temps composés. Foutre le camp est considéré comme un tout, équivalant à un verbe simple dit "de mouvement", tel que partir.
"Le voyou! Comment qu'il était foutu le camp !" ( Nord )
"D'eux-mêmes ils étaient foutus le camp !" ( Rigodon )
Au passé simple en revanche, le verbe est régulièrement aligné sur ceux du type combattre.
"... racontars des gens qui jamais y foutirent les pieds !" ( D'un château l'autre )
Mais ce qui sort de l'usage courant est l'emploi même de ce temps. Le Bon usage de Grévisse n'en cite aucun exemple, et le T.L.F. ( Trésor de la langue française ) affirme que foutre ne s'emploie ni au passé simple, ni au conditionnel présent. Ni non plus, à l'en croire, à l'imparfait du subjonctif, cependant représenté dans la prose de Sade et la poésie de Jammes, où nous l'avons déniché.
"Il a voulu que son Dieu foutît également". ( La Philosophie dans le boudoir. Troisième dialogue )
"Elle dit qu'il faudrait qu'ils foutissent le camp". ( De l'Angélus de l'aube à l'Angélus du soir; Un jour. III )
Il semble que nos linguistes en sachent moins long que les "petites filles bien élevées" auxquelles Pierre Louÿs adressait ce conseil dans son Manuel de civilité:
" Parmi les principaux verbes de la quatrième conjugaison, il est inutile de citer foutre, je fous, je foutais, je foutrai, que je foutisse. La conjugaison de ce verbe est intéressante, mais on vous grondera plutôt de la connaître que de l'ignorer ! ".

Variantes syntaxiques

À la langue familière appartient l'expression foutre son camp, qu'on trouve par exemple chez Huysmans.
"Vous ne ferez pas mal de me ficher votre camp !" ( Marthe )
Céline y recourt à l'occasion, sinon, on l'a vu, systématiquement.
"Fous ton camp, je te l'ai déjà dit ! " ( Voyage au bout de la nui t )
On conviendra que l'appoint d'un possessif est chose peu courante. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de le trouver sous une telle plume.
On revient à la provocation anti-grammaticale avec l'emploi de s'en foutre envisagé comme un tout, au sens de se moquer, suivi d'un nom ou d'une proposition, tour absolument contraire à la langue académique qui ne tolère pas le pléonasme.
"Et puis je m'en foutais bien après tout qu'elles soient d'accord". (Voyage au bout de la nuit)
Propre à la langue relâchée, ce tour pléonastique sera corrigé par un écrivain respectueux de la grammaire.
"Ils se foutent qu'on continue à crever dans les camps". ( Simone de Beauvoir, Les Mandarins )

Choix lexicaux

Au commencement était le verbe, comme il est dit dans l' Écriture, et le verbe s'est fait nom (le foutre), adverbe, interjection... Commençons par cette dernière. Foutre ! peut traduire la surprise. Elle a parbleu! pour synonyme dans ce dialogue de Giono.
" - Hériter de quoi ?
- Foutre ! Et tous ces biens au soleil ?
" ( Faust au village )
À un degré au-dessus, elle exprime l'indignation.
"Elle nous traitait, fallait entendre ça !... Ah ! non, non... Enfin, je n'étais plus chez moi, foutre !" ( Octave Mirbeau, Le Journal d'une femme de chambre )
Céline corse l'exclamation en la transformant en juron.
"Poussez !... poussez ! hop ! nom de foutre !" ( Rigodon )
Elle verse dans le blasphème quand on en décompose à dessein les éléments.
" - Votre opinion ! deux mots !
- Mais foutre Dieu, je n'en ai pas !
" (op.cit.)
De l'interjection à l'adverbe, de nature pareillement invariable, il n'y a qu'un pas.
"Je le crois f... bien !" ( Charles Leroy, Le Colonel Ramollot )
Réduit à la fonction unique de modifier un autre adverbe, le plus souvent de négation, foutre adverbe prend encore une allure blasphématoire quand il est associé à un autre juron.
"Il faut foutre pas nom de Dieu !" (Rigodon)
Ce tour donne l'illusion d'une tmèse, où la négation viendrait s'intercaler entre les deux éléments qui, s'ils étaient associés, comme on a vu qu'ils pouvaient l'être dans le langage des héros céliniens, donneraient ( que Dieu me pardonne !) :" Il faut pas, foutredieu !"
Aux nombreuses acceptions de foutu, participe passé employé comme adjectif – perdu ( il est foutu ), fatigué (mal foutu), misérable (une foutue bête) -, l'auteur de Rigodon ajoute celle de vêtu, employé péjorativement au sens de fagoté, accoutré.
"Nous autres sommes foutus comme quatre sous".
Il semble être le seul en tout cas à substantiver l'adjectif.
"Le foutu s'entête !"
Parmi les quatre procédés dont dispose la langue pour forger sur foutre et son euphémisme fiche un adverbe de manière, foutument, fichument, foutrement, fichtrement enfin, obtenu par croisement des termes précités, c'est vers le plus rugueux, le plus abrupt que Céline porte tout naturellement son choix. Il écarte les autres.
"Il m'est foutrement impossible de regarder même une photo !" (Rigodon)
"On en jase, et foutrement, à travers rédactions, loges, radios, sacristies, librairies de choc..." (Nord)
Foutrement ne doit-il pas son énergie à la présence intacte de son constituant foutre ? Pour la même raison sont dédaignés deux concurrents dans la catégorie de l'adjectif verbal (participe présent employé comme qualificatif), fichant et foutant, pris au sens de désolant, malheureux, infiniment regrettable.
"C'est-il fichant, tout de même, comme la vie vous change !" (Alphonse Daudet, Jack)
"J'avoue que c'est foutant de casser brusquement sa pipe quand on est jeune comme toi". (Jean Giono, Le Bonheur fou)
À ces adjectifs désuets, dont on peut douter qu'ils soient encore en usage dans le langage parlé, l'auteur de Nord, qui n'en est pas à un néologisme près, s'empresse d'administrer une cure de jouvence.
"Le plus foutrant hoquetant pancrace !", écrit-il pour qualifier la joute amoureuse de la nuit de noces, mettant en évidence le sens premier, c'est-à-dire sexuel, de l'action exprimée par le verbe.
Pour la même raison, dans la classe des substantifs dérivés de foutre, Céline est conduit à préférer foutrerie à foutaise au sens de sottise, propos absurde ou action méprisable. D'abord parce que –aise est un suffixe neutre, à la différence de –rie, qu'on trouve à la finale de noms péjoratifs d'usage courant, friperie, pitrerie, cochonnerie, ainsi que dans les néologismes créés par les frères Goncourt – artisterie, dinderie, crasserie, écrivasserie – et dont le total se monte à quarante-trois. Il se trouve aussi qu'au sens de débauche, partie de plaisir charnel, foutaise ne se rencontre guère que chez les anciens romanciers érotiques.
"Chacun mangeait, buvait, patinait, baisait, parlait foutaise". (J.Ch.Gervaise de Latouche, Le Portier des chartreu x )
En revanche, fouterie s'est maintenu dans ce sens jusque vers la fin du dix-neuvième siècle, comme l'atteste le Journal des Goncourt.
"Les hommes et les femmes passaient toute la journée entre les draps dans une fouterie monacale" (25 septembre 1875).
Aussi est-il spontanément adopté par l'auteur de Rigodon.
"Cette fouterie! qu'ils viennent ici seulement !... "
Façon triviale de s'exclamer: "Allons donc! pensez-vous ! ", sans référence aucune à la valeur sexuelle du terme, dont l'héritage lui confère néanmoins une coloration brutale.

Des néologismes

Génialement doué pour les créations langagières, Céline ne pouvait se contenter des termes en usage. Quand le vocabulaire pèche par déficit de vigueur, il faut qu'il en invente. C'est le cas de foutrissure, qui a toute la mine d'un beau néologisme. Son absence dans Le Dictionnaire du français non conventionnel de Jacques Cellard et Alain Rey en porte témoignage.
"... de la couvrir en foutrissures imprévisibles, bien plus glaireux que le bas des chiots ! "( Mort à crédit )
Le contexte imprécatoire invite à rapprocher cette création de flétrissure, nom sur lequel elle paraît avoir été forgée et dont elle a visiblement le sens. L'auteur, s'il n'y avait pas pris garde, fut certainement influencé par la connotation dépréciative d'une finale qui fait rimer bouffissure avec moisissure, salissure avec éclaboussure. Quel poète ne fut à l'écoute des assonances ?
En avons-nous fini avec les dérivés de foutre ? Avec foultitude, Céline certes n'invente rien. Ce vocable, nous dit un dictionnaire, date de la "fin du 19e siècle" (op.cit.). Un autre ( Maurice Rheims ) le fait remonter un demi-siècle plus tôt. En fait, nous l'avons rencontré pour la première fois dans le Journal d'Edmond de Goncourt.
"Il nous parle ... d'une foultitude de gens et d'un tas de choses" ( 30 novembre 1882).
Voilà en apparence un croisement de foule et de multitude, à l'image des autres créations langagières des Goncourt, telles que houlvari ou encore babillet, amalgame de babil et billet. Fort bien. Cependant, dans le flux verbal de Céline, le néologisme acquiert une autre physionomie. Écoutons-le plutôt tonitruer.
"Déguelasse pour déguelasse j'en connais d'autres ! des foultitudes encore bien plus dégradeurs filous, gangrènes, fléaux d'honte, double, triple, quarante jeux !" ( Féerie pour une autre fois )
Allitérations des dentales – déguelasse, d'autres, dégradeurs -, de f surtout, la plus cinglante des consonnes – filous, fléaux d'honte -, comment nous défendre, dût-on nous traiter d'obsédé, d'entendre dans foultitude plus qu'une foule, le verbe foutre dont l'attraction, non à nos yeux, mais à l'écoute, a incontestablement joué ?

Pierre BOURDAT