Céline dans la pochothèque

Une fois n’est pas coutume : dans un récent Dictionnaire des Lettres françaises (Le XXème siècle) ¹, Céline se voit traité sans les objurgations d’usage et avec une pénétration critique peu commune. Rien d’étonnant à cela : l’article qui lui est consacré (6 pages !) est dû à Anne Henry, auteur d’un stimulant Céline écrivain paru en 1994 (Éd. L’Harmattan). Nous vous en proposons un extrait centré sur les deux premiers romans de l’écrivain.

1. Collection "Encyclopédies d’aujourd’hui", La Pochothèque [Le Livre de Poche], 1998, 1070 pages (185 F)

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    L’œuvre célinienne constitue la manifestation la plus radicale et la plus corrosive de cet absurdisme qui, de Proust et Kafka jusqu’aux illustrations plus récentes de la "crise du sujet", traverse tout le XXème siècle et se fonde sur diverses justifications théoriques. Tempérament visionnaire, atteint physiquement à vingt ans par le cataclysme de 1914 et scandalisé par l’amnésie des après-guerres, cet écrivain passionné toute sa vie par l’histoire et la philosophie, adhère dans réserve au vitalisme illustré par Schopenhauer, par Nietzsche et à un moindre degré par Freud, qui a tant marqué notre époque. Il a interprété de façon hyperbolique la boiterie existentielle établie par un antirationalisme qui place désormais l’intelligence sous la dépendance de pulsions jaillissant du fond inconscient de la vie. Fasciné par ce paradoxe – l’homme est mû par une force aveugle que sa dynamique même empêcherait de savoir ce qu’elle veut –, Céline met en scène " sous un ciel où rien ne luit " des personnages ingénument égoïstes, menacés du dedans autant que du dehors, irresponsables, occupés à s’affirmer inlassablement, obscurément insatisfaits – " L’homme nu dépouillé de tout, même de sa foi en lui ". Telle est la vie mauvaise, " malade ", dit-il, privée de toute tension idéale, impossible à réformer ou à guérir puisqu’elle est incapable de connaître son bien, conviction lourde de conséquences pour son interprétation de l’histoire. Si Schopenhauer lui a inspiré la parade théâtrale des êtres qui veulent échapper à la conscience de leur misère et de leur ennui, la déploration de la cruauté, l’évocation du politique comme comédie à répétition, Nietzsche, héritier des mêmes prémisses, lui a signalé comme à ceux de sa génération l’importance du collectif et le devoir d’exégèse du temps présent. Il a encouragé sa dénonciation sarcastique des fausses valeurs auxquelles ses romans donnent la forme de la bêtise. Céline est seul à avoir illustré jusqu’au bout le message essentiel du penseur allemand, l’absence de sens du devenir, dont il trouve la preuve dans la rage des hommes à pousser leur affirmation jusqu’à l’autodestruction, pulsion contradictoire dont il fait le ressort des drames individuels et collectifs.

    Son œuvre, qui se rattache à la Nouvelle Objectivité des années 1930 avec son réalisme social souvent pessimiste, se détourne des problèmes subjectifs pour se consacrer aux grands aspects du XXème siècle qu’elle ramène, refusant l’illusion progressiste, à l’histoire de toujours – " La croyance au bonheur, la voilà bien l’énorme imposture ! " —, conférant une dimension exceptionnelle au projet absurdiste, dépassant les idéologies pour les mettre dos à dos, dénonçant l’aliénation sociale mais avec la conviction qu’ " prolétaire est un bourgeois qui n’a pas réussi ". Le recours a un ego expérimental y garantit à toute expérience une approche perspectiviste, seul instrument du vrai. La distanciation ironique de ce narrateur blasé mais toujours en situation s’accompagne d’une limitation. Persuadé qu’on ne peut qu’approcher de " l’intimité muette des hommes et des choses ", Céline utilise les réactions physiologiques et affectives incontrôlées, fuites, nausées, pour exprimer l’insupportable intuition que la mort est dans la vie même, impensable consubstantialité de deux antinomies. Et pourtant les errances existentielles qu’il évoque sont drôles, grâce à la crudité de son vérisme, son lexique étourdissant, son sens de l’inattendu. Admirateur de Dickens, il a multiplié les personnages pittoresques, les exagérant jusqu’à la caricature, leur prêtant une parole abondante, preuve de leur volonté d’affirmation. Mêlé au comique, le tragique de l’arrière-plan renforce l’ambiguïté des significations.

    Son esthétique relève du primitivisme, cette tendance moderne qui rejette l’excès de subtilité au profit d’une vigueur plus proche de l’origine. Céline a choisi ainsi le modèle idéal "peuple", dont les comportements rudimentaires, violence et banalité du fait divers, révèlent mieux la basse communauté de l’essence humaine et dont le langage concret, argotique, à la syntaxe simplifiée, exprime la vraie nature du vouloir-vivre, l’écrivain souhaitant user d’un style aussi irrationnel que son objet, ravi de détruire au passage ce qui lui paraît une imposture, la noblesse de la vie intérieure. Dans le même esprit, fasciné par ce cinéma muet – ses canevas de ballet imitent les " féeries "de Georges Méliès –, il en a utilisé les procédés : ellipses narratives ou symbolique proprement filmiques typiques du post-expressionnisme. Sa poétique, totalement originale, use d’une imagerie médiatique afin de désigner les réalités les plus graves. Peu enclin à livrer ses secrets d’atelier, il ne s’est expliqué librement sur son œuvre qu’après la sortie de Voyage au bout de la nuit, observant plus de réserve à son retour d’exil, où par stratégie il ne commente que son style, " sa petite musique " (Entretiens avec le professeur Y, NRF, juin 1954), et proteste de sa culture nationale alors que son travail atteste une information plus large.

    Voyage au bout de la nuit, par sa tonalité et son ampleur de vues inouïes, est le seul roman qui mériterait l’épithète d’existentialiste. Son titre lyrique et familier ne ment pas sur le bourlingage métaphysique qui y est évoqué et qui est voué à l’échec puisque, au terme de son errance, le narrateur découvre l’éternel recommencement de la condition humaine. À ce personnage dont la médiocrité garantit le caractère représentatif, Céline a imposé l’épreuve de toutes les déconvenues réservées à un homme du XXème siècle : la guerre, la recherche d’un travail qui oblige à cette double confrontation, l’impossibilité pour un civilisé de retourner en arrière dans la solitude africaine et de s’habituer à la dureté futuriste des États-Unis, avant d’aller croupir dans la banlieue parisienne déjà gagnée par l’industrialisation. C’est là que, devenu médecin généraliste, il fréquente un compagnon peu recommandable, dont les infortunes reproduisent sommairement les siennes, et qui se fait assassiner par une maîtresse incapable de comprendre son malaise existentiel. Ce dénouement permet au héros, Bardamu, de mieux approcher le mystère tragique de la vie. La force du livre vient de ce que la quête de ce sujet expérimental est indissociable du ratage des temps modernes, où jamais le poids de l’histoire n’a dépossédé à ce point l’homme de lui-même. Mais l’auteur a voulu qu’une telle dénonciation ne suffise pas à éclairer le principe d’une aliénation qui s’enracine en deçà de la phénoménalité : toute explication est contredite par le jeu de l’instinct autodestructeur. D’un côté, Bardamu constate l’énormité de la cupidité individuelle, de l’autre, l’action souterraine des pulsions qui agissent contre cet intérêt ; l’énigme reste donc entière. Céline a jeté toute sa verve inventive dans cette œuvre abondante, d’un réalisme impressionnant, où les numéros comiques se mêlent à une poétique mélodramatique marquée par le néo-expressionnisme du cinéma d’outre-Rhin, qui fait suinter de partout la mort, – une mort imbriquée dans la vie. Il inaugure les formules d’un absurdisme romanesque qui servira à Sartre et à Camus : la transposition en attitude physique, fuite ou nausée, de ce qui est en réalité impossibilité intellectuelle ; l’abus d’une péjoration systématique dans la description, qui traduit la déréliction ontologique.

    Mort à crédit reprend sous un autre angle la tragédie de l’homme immergé dans une condition qu’il ne peut améliorer faute de la comprendre. Feignant de consolider généalogiquement le héros du Voyage en produisant son enfance et son adolescence, Céline se rapproche en apparence du roman traditionnel en donnant à Ferdinand Bardamu un destin moins représentatif : ce fils unique de petits commerçants, dans un passage parisien nommé significativement " des Bérésinas ", tâte de divers états d’apprenti avant de devancer, faute de mieux, l’appel sous les drapeaux. Une multiplicité d’anecdotes se charge de révéler le pathos où est engluée toute existence et de témoigner comment dès sa naissance se fabrique un écrasé. Ce livre répond à la gauche, qui avait renâclé devant l’aboutissement de Voyage au bout de la nuit : Mort à crédit montre que l’aliénation naît d’une imprégnation psychique dont aucune lutte de classes ne pourra libérer ; le lien familial est en soi déjà responsable d’une paralysie et l’économique n’est que la projection de l’insatisfaction fondamentale devant la vie. Intimidation quotidienne de l’enfant par ses parents, mise au ban par le chômage s’inscrivent d’abord dans l’inconscient et la lésion affective est trop enfouie pour engendrer une révolte autre que les insurrections purement réactives de Bardamu, qui tombe dans le mutisme ou tente d’étrangler son père. Cette pesée du couple parental, quatre fois reproduite grâce à une succession d’apprentissages, s’inscrit dans la donne tragique, de même que les échecs se répètent symboliquement : " Je l’ai bien vu venir moi le Progrès, mais je trouvais toujours pas une place ", soupire cet anti-Émile. Le livre unit brillamment comique et tragique. Saturé de couleur locale, grouillant de personnages savoureux, porté par une langue superbe, il démythifie la Belle Époque mais aussi toute croyance à l’éducation. La seconde partie fait la part plus belle encore à la fantaisie, mais l’aventure anglaise de Bardamu et surtout son secrétariat auprès du très éloquent, inventif, brouillon et vicieux Courtial des Pereires, directeur d’une revue scientifique et dont les discours parodient les enthousiasmes édifiants de Flammarion, se soldent à chaque fois par un suicide provoqué par une faillite. L’auteur atteint alors une puissance d’émotion qui nous renvoie au tragique éternel : il n’est rien de plus poignant que la veillée funèbre de Courtial pleuré par sa veuve moustachue et le départ de Bardamu brisé et submergé.

Anne HENRY, © Hachette, 1998