1. Collection "Encyclopédies daujourdhui", La Pochothèque [Le Livre de Poche], 1998, 1070 pages (185 F)
Luvre célinienne constitue la manifestation la plus radicale et la plus corrosive de cet absurdisme qui, de Proust et Kafka jusquaux illustrations plus récentes de la "crise du sujet", traverse tout le XXème siècle et se fonde sur diverses justifications théoriques. Tempérament visionnaire, atteint physiquement à vingt ans par le cataclysme de 1914 et scandalisé par lamnésie des après-guerres, cet écrivain passionné toute sa vie par lhistoire et la philosophie, adhère dans réserve au vitalisme illustré par Schopenhauer, par Nietzsche et à un moindre degré par Freud, qui a tant marqué notre époque. Il a interprété de façon hyperbolique la boiterie existentielle établie par un antirationalisme qui place désormais lintelligence sous la dépendance de pulsions jaillissant du fond inconscient de la vie. Fasciné par ce paradoxe lhomme est mû par une force aveugle que sa dynamique même empêcherait de savoir ce quelle veut , Céline met en scène " sous un ciel où rien ne luit " des personnages ingénument égoïstes, menacés du dedans autant que du dehors, irresponsables, occupés à saffirmer inlassablement, obscurément insatisfaits " Lhomme nu dépouillé de tout, même de sa foi en lui ". Telle est la vie mauvaise, " malade ", dit-il, privée de toute tension idéale, impossible à réformer ou à guérir puisquelle est incapable de connaître son bien, conviction lourde de conséquences pour son interprétation de lhistoire. Si Schopenhauer lui a inspiré la parade théâtrale des êtres qui veulent échapper à la conscience de leur misère et de leur ennui, la déploration de la cruauté, lévocation du politique comme comédie à répétition, Nietzsche, héritier des mêmes prémisses, lui a signalé comme à ceux de sa génération limportance du collectif et le devoir dexégèse du temps présent. Il a encouragé sa dénonciation sarcastique des fausses valeurs auxquelles ses romans donnent la forme de la bêtise. Céline est seul à avoir illustré jusquau bout le message essentiel du penseur allemand, labsence de sens du devenir, dont il trouve la preuve dans la rage des hommes à pousser leur affirmation jusquà lautodestruction, pulsion contradictoire dont il fait le ressort des drames individuels et collectifs.
Son uvre, qui se rattache à la Nouvelle Objectivité des années 1930 avec son réalisme social souvent pessimiste, se détourne des problèmes subjectifs pour se consacrer aux grands aspects du XXème siècle quelle ramène, refusant lillusion progressiste, à lhistoire de toujours " La croyance au bonheur, la voilà bien lénorme imposture ! " , conférant une dimension exceptionnelle au projet absurdiste, dépassant les idéologies pour les mettre dos à dos, dénonçant laliénation sociale mais avec la conviction qu " prolétaire est un bourgeois qui na pas réussi ". Le recours a un ego expérimental y garantit à toute expérience une approche perspectiviste, seul instrument du vrai. La distanciation ironique de ce narrateur blasé mais toujours en situation saccompagne dune limitation. Persuadé quon ne peut quapprocher de " lintimité muette des hommes et des choses ", Céline utilise les réactions physiologiques et affectives incontrôlées, fuites, nausées, pour exprimer linsupportable intuition que la mort est dans la vie même, impensable consubstantialité de deux antinomies. Et pourtant les errances existentielles quil évoque sont drôles, grâce à la crudité de son vérisme, son lexique étourdissant, son sens de linattendu. Admirateur de Dickens, il a multiplié les personnages pittoresques, les exagérant jusquà la caricature, leur prêtant une parole abondante, preuve de leur volonté daffirmation. Mêlé au comique, le tragique de larrière-plan renforce lambiguïté des significations.
Son esthétique relève du primitivisme, cette tendance moderne qui rejette lexcès de subtilité au profit dune vigueur plus proche de lorigine. Céline a choisi ainsi le modèle idéal "peuple", dont les comportements rudimentaires, violence et banalité du fait divers, révèlent mieux la basse communauté de lessence humaine et dont le langage concret, argotique, à la syntaxe simplifiée, exprime la vraie nature du vouloir-vivre, lécrivain souhaitant user dun style aussi irrationnel que son objet, ravi de détruire au passage ce qui lui paraît une imposture, la noblesse de la vie intérieure. Dans le même esprit, fasciné par ce cinéma muet ses canevas de ballet imitent les " féeries "de Georges Méliès , il en a utilisé les procédés : ellipses narratives ou symbolique proprement filmiques typiques du post-expressionnisme. Sa poétique, totalement originale, use dune imagerie médiatique afin de désigner les réalités les plus graves. Peu enclin à livrer ses secrets datelier, il ne sest expliqué librement sur son uvre quaprès la sortie de Voyage au bout de la nuit, observant plus de réserve à son retour dexil, où par stratégie il ne commente que son style, " sa petite musique " (Entretiens avec le professeur Y, NRF, juin 1954), et proteste de sa culture nationale alors que son travail atteste une information plus large.
Voyage au bout de la nuit, par sa tonalité et son ampleur de vues inouïes, est le seul roman qui mériterait lépithète dexistentialiste. Son titre lyrique et familier ne ment pas sur le bourlingage métaphysique qui y est évoqué et qui est voué à léchec puisque, au terme de son errance, le narrateur découvre léternel recommencement de la condition humaine. À ce personnage dont la médiocrité garantit le caractère représentatif, Céline a imposé lépreuve de toutes les déconvenues réservées à un homme du XXème siècle : la guerre, la recherche dun travail qui oblige à cette double confrontation, limpossibilité pour un civilisé de retourner en arrière dans la solitude africaine et de shabituer à la dureté futuriste des États-Unis, avant daller croupir dans la banlieue parisienne déjà gagnée par lindustrialisation. Cest là que, devenu médecin généraliste, il fréquente un compagnon peu recommandable, dont les infortunes reproduisent sommairement les siennes, et qui se fait assassiner par une maîtresse incapable de comprendre son malaise existentiel. Ce dénouement permet au héros, Bardamu, de mieux approcher le mystère tragique de la vie. La force du livre vient de ce que la quête de ce sujet expérimental est indissociable du ratage des temps modernes, où jamais le poids de lhistoire na dépossédé à ce point lhomme de lui-même. Mais lauteur a voulu quune telle dénonciation ne suffise pas à éclairer le principe dune aliénation qui senracine en deçà de la phénoménalité : toute explication est contredite par le jeu de linstinct autodestructeur. Dun côté, Bardamu constate lénormité de la cupidité individuelle, de lautre, laction souterraine des pulsions qui agissent contre cet intérêt ; lénigme reste donc entière. Céline a jeté toute sa verve inventive dans cette uvre abondante, dun réalisme impressionnant, où les numéros comiques se mêlent à une poétique mélodramatique marquée par le néo-expressionnisme du cinéma doutre-Rhin, qui fait suinter de partout la mort, une mort imbriquée dans la vie. Il inaugure les formules dun absurdisme romanesque qui servira à Sartre et à Camus : la transposition en attitude physique, fuite ou nausée, de ce qui est en réalité impossibilité intellectuelle ; labus dune péjoration systématique dans la description, qui traduit la déréliction ontologique.
Mort à crédit reprend sous un autre angle la tragédie de lhomme immergé dans une condition quil ne peut améliorer faute de la comprendre. Feignant de consolider généalogiquement le héros du Voyage en produisant son enfance et son adolescence, Céline se rapproche en apparence du roman traditionnel en donnant à Ferdinand Bardamu un destin moins représentatif : ce fils unique de petits commerçants, dans un passage parisien nommé significativement " des Bérésinas ", tâte de divers états dapprenti avant de devancer, faute de mieux, lappel sous les drapeaux. Une multiplicité danecdotes se charge de révéler le pathos où est engluée toute existence et de témoigner comment dès sa naissance se fabrique un écrasé. Ce livre répond à la gauche, qui avait renâclé devant laboutissement de Voyage au bout de la nuit : Mort à crédit montre que laliénation naît dune imprégnation psychique dont aucune lutte de classes ne pourra libérer ; le lien familial est en soi déjà responsable dune paralysie et léconomique nest que la projection de linsatisfaction fondamentale devant la vie. Intimidation quotidienne de lenfant par ses parents, mise au ban par le chômage sinscrivent dabord dans linconscient et la lésion affective est trop enfouie pour engendrer une révolte autre que les insurrections purement réactives de Bardamu, qui tombe dans le mutisme ou tente détrangler son père. Cette pesée du couple parental, quatre fois reproduite grâce à une succession dapprentissages, sinscrit dans la donne tragique, de même que les échecs se répètent symboliquement : " Je lai bien vu venir moi le Progrès, mais je trouvais toujours pas une place ", soupire cet anti-Émile. Le livre unit brillamment comique et tragique. Saturé de couleur locale, grouillant de personnages savoureux, porté par une langue superbe, il démythifie la Belle Époque mais aussi toute croyance à léducation. La seconde partie fait la part plus belle encore à la fantaisie, mais laventure anglaise de Bardamu et surtout son secrétariat auprès du très éloquent, inventif, brouillon et vicieux Courtial des Pereires, directeur dune revue scientifique et dont les discours parodient les enthousiasmes édifiants de Flammarion, se soldent à chaque fois par un suicide provoqué par une faillite. Lauteur atteint alors une puissance démotion qui nous renvoie au tragique éternel : il nest rien de plus poignant que la veillée funèbre de Courtial pleuré par sa veuve moustachue et le départ de Bardamu brisé et submergé.
Anne HENRY, © Hachette, 1998