Entretien avec Pol
Vandromme
Cet entretien a paru en
1979 dans le premier numéro de La
Revue célinienne.
Vous avez été un des
premiers à publier une étude approfondie sur Céline. Quinze ans
après sa parution, quel regard portez-vous sur votre essai ? Y
changeriez-vous quelque chose aujourd'hui ?
J'ai écrit ce livre pour une collection qui se proposait d'initier le
grand public à l'œuvre d'un écrivain qui lui était peu familière.
Il ne s'agit donc pas d'un ouvrage à prétention exhaustive. Au moment
où je travaillais à cet essai, je n'avais pas eu connaissance encore
du dernier tome de la trilogie allemande. De là que je ne mesurais pas
suffisamment l'importance de celle-ci. Si donc je devais réécrire ce
livre, j'insisterais davantage là-dessus, ce qui en modifierait
profondément la démarche et les perspectives. Nous voyons très
clairement aujourd'hui, devant son œuvre enfin achevée, d'où Céline
venait et où il en était arrivé.
L'année qui suivit la
parution de votre livre vit celle, posthume, de Guignol's band II
(Le Pont de Londres). Certains critiques considèrent ce livre
comme un de ceux où le génie de l'écrivain se manifeste avec le plus
d'éclat. L'époque à laquelle Céline écrivit ce roman serait celle
sa pleine maturité d'écrivain. Qu'en pensez-vous ? Quel est votre
jugement à propos de ce livre ?
Il me semble que c'est dans la
trilogie allemande que le génie de Céline (c'est-à-dire le
réformateur du langage et, à travers celui-ci, de la sensibilité
romanesque) s'exprime avec le plus d'éclat.
Ce qu'il appelait sa petite musique se trouvait dans Nord et dans
Rigodon parfaitement au point. Il avait découvert enfin un sujet
qui, au sein de l'épopée dérisoire et du délire ricanant,
correspondait à son hallucination personnelle, à son fantastique
intime. Sa syntaxe pointilliste et son écriture éclatée y
apparaissent comme le comble de la virtuosité insensible, c'est-à-dire
comme la perfection d'un naturel qui ne s'était pas encore manifesté
dans la littérature.
J'avais pressenti que Guignol's band I constituait le tournant
capital de l'œuvre de Céline : le passage d'un type d'écriture à un
autre, plus libre, plus hardi. C'est dire si Le Pont de Londres (Guignol's
band II) m'a passionné.
Vous n'avez, je crois, pas eu
l'occasion de rencontrer Céline. En revanche, vous avez connu Marcel
Aymé, Roger Nimier et Lucien Rebatet qui, eux, l'ont bien connu. Les
avez-vous interrogés à propos de Céline ? Si oui, vous ont-ils
transmis des éléments propres à nous renseigner sur la personnalité
réelle de l'homme Céline ?
D'une part, Céline était
redevenu un personnage public, sollicité sans cesse, accordant
interview sur interview, et ressassant sa légende. On n'avait plus
grand-chose à apprendre de lui. Il fallait le deviner et, pour cela,
écouter ses livres davantage que ses monologues de circonstance.
D'autre part, ce qu'ils avaient à dire d'important sur Céline, Marcel
Aymé, Lucien Rebatet, Roger Nimier l'avaient dit dans des chroniques ou
des évocations. Aymé, qui avait beaucoup fréquenté Céline avant et
pendant la guerre, ne l'avait plus reconnu à son retour du Danemark :
quelque chose qui tenait à l'énergie vitale s'était, disait-il,
brisé en lui. Rebatet insistait sur le fait que Céline avait été
exagérément discret sur les influences qu'il avait pu subir et, comme
il le considérait comme un fureteur de bibliothèque à la curiosité
inépuisable, il le soupçonnait d'avoir beaucoup fréquenté James
Joyce, avant que ce ne fut à la mode. Nimier, lui, avec l'attention la
plus généreuse, veillait sur la carrière éditoriale de Céline : il
menait des campagnes persévérantes pour que l'on brisât l'absurde
conspiration du silence, se dépensant sans compter pour obtenir, lors
de la publication d'Un château l'autre, des articles de la part
de critiques boudeurs, réticents ou rancuniers.
L'œuvre de Céline
est traduite en plusieurs langues. Personnellement, si je puis concevoir
une traduction du Voyage, je me demande comment les derniers
livres peuvent être "lisibles" en traduction. En d'autres
termes, traduire Céline ne s'avère-t-il pas aussi périlleux, voire
impossible, que traduire de la poésie ?
J'incline à partager votre point
de vue. Mais peut-être adoptons-nous une attitude trop rigide. On a dû
dire la même chose à propos de James Joyce et d'Ezra Pound...
Il me semble qu'une
partie de l'œuvre de Céline est négligée en tant qu'œuvre digne
d'un intérêt littéraire : c'est sa correspondance, principalement
celle de ses années d'exil au Danemark. Ne croyez-vous pas que la
correspondance de Céline mériterait un intérêt semblable à celui
que l'on accorde à la correspondance d'autres écrivains ? Céline y
déploie, à mon sens, un véritable génie de la formule rapide,
brillante, faisant mouche à tout coup. Quelle est votre opinion sur
cette correspondance ?
Je suis tout à fait de votre
avis. Mais la paresse, ou la pusillanimité, des éditeurs est ce que
vous savez. Nous risquons d'attendre longtemps. Voyez ce qu'il advient
de la prodigieuse correspondance de George Sand : on attend toujours les
crédits qui permettraient de la mener à son terme. Sand, pourtant,
pensait et écrivait dans le sens de l'Histoire, à la lumière d'un
socialisme humaniste et quarante-huitard. Comme Céline n'était pas
dans ce cas, vous pouvez imaginer facilement ce que l'avenir lui
réserve.
Dans l'avenir, l'œuvre
de Céline ne risque-t-elle pas de devenir quelque peu hermétique, ou,
en tout cas, difficile d'accès ? Pour comprendre et apprécier
pleinement l'œuvre, il faut posséder la connaissance d'événements
historiques guère répercutés dans les manuels scolaires (la
collaboration, Sigmaringen, etc). De même, toutes les références que
Céline fait dans ses derniers livres à l'actualité de l'époque ne
risquent-elles pas d'entraver une bonne compréhension ?
À la limite, pour savourer pleinement Céline, il conviendra de le lire
dans l'édition de la Pléiade. Assez paradoxalement, Céline risquerait
de devenir difficile d'accès pour une autre raison que stylistique...
Les allusions à l'actualité de
l'époque ne rendent pas une grande œuvre illisible. Sinon, il y a déjà
longtemps que l'on aurait délaissé, par exemple, la correspondance de
Voltaire ou Les Châtiments de Victor Hugo. Une grande œuvre
romanesque existe par elle-même, indépendamment de l'anecdote qui l'a
inspirée. Vous pouvez lire Saint-Simon ou le Léon Daudet des mémoires
sans être un familier de la cour de Louis XIV ou des parlements de la
troisième République. De même pour Céline : il importe peu de savoir
qui était à Sigmaringen ; seuls comptent les portraits au fusain,
l'intensité du regard du portraitiste, l'atmosphère d'apocalypse, le
chaudron de sorcières.
Vous vous êtes
essayé à pasticher Céline. L'exercice s'avère-t-il plus difficile
que pour un autre écrivain ou, au contraire, le style étant à ce
point original, la chose en est-elle rendue plus aisée ? Et pasticher
Céline apporte-t-il un enseignement pour le critique littéraire que
vous êtes ?
Je me suis bien essayé à
pasticher Céline. Mais en ayant fait précéder mon texte apocryphe
d'une analyse qui se terminait par cette mise au point sans équivoque :
"Son texte lui appartient, parce qu'il est le véhicule de sa
sensibilité et de ses fantasmes : tout le contraire de la verve
abrupte, de la grossièreté impulsive, de ces façons argotiques de
chansonniers marginaux, de la vulgarité poujadiste des râleurs à qui
on ne la fait pas. Ses imitateurs le trahissent. Les écrivains de
génie n'ont pas de recettes assimilables. Ne point le comprendre, c'est
ne rien comprendre à rien."
J'indiquais donc de la manière la plus nette que vouloir pasticher
Céline, c'était pasticher fatalement ses imitateurs.
Tout en ayant plus
d'une fois écrit votre admiration pour l'écrivain (vous le considérez
comme un génie novateur de la dimension de Proust), vous exprimez
malgré tout de nettes réserves à propos de certains de ses livres.
Des Entretiens avec le Professeur Y, vous écrivez qu'il s'agit
là d'un pastiche laborieux de la partie manifeste littéraire de Bagatelles
pour un massacre. Et vous considérez D'un château l'autre
comme un livre très inégal. N'avez-vous point révisé votre jugement
à propos de ce livre ? Et quelle est votre appréciation de Rigodon
qui n'était pas encore paru lorsque vous écriviez votre essai ?
Il ne sert à rien de nier qu'il
existe chez Céline des parties faibles. Je persiste à penser ce que je
pensais dans les années 1960, des Entretiens avec le Professeur Y.
De même, tout le début d'Un château l'autre me paraît
ressortir au rabâchage ; mais quand le livre prend son envol, c'est
sublime.
Rigodon ne vaut peut-être pas Nord,
plus constamment réussi et, à mon avis, le chef-d'œuvre de Céline.
Il reste que c'est un livre de premier ordre.
Dans une étude
intitulée Les Romanciers de droite, vous mentionnez Céline. Ne
pensez-vous pas que Céline échappe à ce type de classification ? Il
me semble que l'on retrouve chez lui autant d'éléments pouvant le
rattacher à la gauche qu'à la droite.
Dans Les beaux draps, il se déclare partisan d'un partage absolu
des biens, avec une devise "l'égalitarisme ou la mort". Si
l'on ajoute à cela ses invectives contre la famille, l'armée ou la
religion, il me paraît difficile de le cataloguer une fois pour toutes
à droite. Des arguments différents existant pour ne pouvoir non plus
le cataloguer à gauche.
Paul Sérant notait : est de
droite celui que la gauche a classé à droite. C'est dans ce sens-là
que j'ai introduit Céline dans mon panorama. Mais il va de soi que le
génie sauvage de Céline ne s'accommode pas de nos pauvres et
insignifiantes étiquettes. Trop singulier, trop nihiliste pour qu'un
parti organisé puisse s'accaparer de lui. L'individualisme forcené de
Céline le protège des entreprises d'annexion ou de racolage de toutes
les sectes.
"Céline était
antisémite. Quelque séduisante que soit la thèse selon laquelle
l'antisémitisme n'était pour lui qu'un jeu littéraire et le Juif un
fantôme représentant non un être déterminé mais l'ensemble des
terreurs et des obsessions de l'écrivain, il est impossible de
l'accepter autrement que comme un simple élément
d'appréciation." Cette opinion exprimée par Jacqueline Morand ¹
est assez en opposition avec votre interprétation des pamphlets. À la
lumière des documents (lettres, etc.) qui sont apparus depuis la
publication de votre livre, pensez-vous toujours pouvoir dire que les
pamphlets ne constituent pas une œuvre antisémite (quand bien même
ils ne seraient pas QUE cela et quand bien même la motivation serait
entachée de noblesse, à savoir : empêcher à tout prix un nouveau
conflit dans lequel son pays serait entraîné et dont il sortirait
vaincu) ?
Je voulais faire entendre ceci :
que le mot "Juif" chez Céline, comme plus tard le mot
"Chinois", était l'expression des hantises et des terreurs
d'un écrivain obsédé. Un peu comme le mot "imbécile" chez
Bernanos. Ceci dit, il est indéniable qu'une passion antisémite,
horrible et démentielle, habite les pamphlets. N'ayons pas peur des
mots : il y a du fol chez Céline, avec les phobies d'un Français moyen
de l'espèce la plus stupide et la plus hargneuse.
Je me permettrai de vous
soumettre une autre observation, celle exprimée par Jean-Louis Curtis :
"À l'extrême gauche, on a toutes les peines du monde à
reconnaître qu'il est un grand écrivain, malgré son hideux et stupide
antisémitisme. À l'extrême droite, on voudrait le justifier de tout,
y compris d'avoir été antisémite ; et c'est tout juste si on ne le
fait pas passer pour un martyr. Des deux côtés, l'imposture est
égale" ²
Partagez-vous cette opinion ?
Oui, je la partage. Il faut
renvoyer dos à dos l'imposture de gauche et l'imposture de droite. Dans
son dossier Belfond, Frédéric Vitoux ³ s'y est appliqué avec le plus
rigoureux et le plus équitable des discernements. Il nous propose
quelques pages de salubrité publique, au-delà des équivoques des
propagandes et des routines de la haine.
Comment
interprétez-vous les ballets qui figurent dans les pamphlets et qui
furent repris isolément en volume plus tard ? Faut-il y voir, non pas
seulement des fantaisies poétiques, mais aussi des apologues
antisémites dont "le symbolisme [serait] aveuglant de clarté et
de simplicité" (dixit Albert Chesneau) 4
Ce ne sont pas seulement
des fantaisies poétiques ; même s'ils sont cela aussi. Philippe
Alméras les situe exactement, en observant que ce n'est pas par hasard
que Céline les a placés dans Bagatelles : "Les premiers,
observe-t-il, sont des lettres de créance, les preuves patentes du
raffinement essentiel de Ferdinand, les garants de sa candeur et de son
innocence foncière en dépit des grossièretés et de la scatologie. Le
dernier, à la fin du livre, est un bouquet agité en direction d'un
monde jugé aussi alcoolisé qu'enjuivé, le salut du prétendu
cacographe." 5
À leur façon, ce sont donc
des apologues, et non dépourvus d'arrière-pensées.
J'aurais voulu
connaître votre opinion sur les nouvelles approches de l'œuvre que
l'on fait aujourd'hui. Je pense en particulier aux essais
psychanalytique, psychocritique, etc. Nous renseignent-ils, à votre
avis, sur l'œuvre ou/et l'écrivain de manière convaincante ? Au cas
où vous n'auriez pas lu ces ouvrages, quelle est votre opinion en
général sur ce type d'approche d'une œuvre littéraire ?
Même lorsqu'elles nourrissent
une intuition juste, elles sont trop systématiques pour ne pas céder
à l'arbitraire. Marcel Aymé a dit là-dessus l'essentiel en réponse
à une longue étude de la N.R.F. de je ne sais quel pédant.
Une œuvre littéraire est toujours plus complexe et plus vulnérable,
– plus ouverte dans toutes sortes de directions –, que se
l'imaginent quelques monomanes péremptoires et quelques théoriciens
professoraux.
À propos de Céline,
de Marcel Aymé ou de Nimier, vous utilisez, à plusieurs reprises,
l'expression "libertins du siècle". Voudriez-vous préciser
à nouveau ce que ces différents écrivains avaient en commun ?
J'emploie le mot
"libertin" dans le sens qu'on lui donnait au dix-huitième
siècle : un esprit fort qui se refuse à entretenir et à justifier la
dévotion régnante.
À partir de là, il est aisé de reconnaître une communauté de vues
entre Nimier, Aymé et Céline : ce sont des rebelles qui ne plient pas
le genou devant les idoles et les modes d'époque. Voilà ce qui les
rapproche. Mais les différences entre eux ne manquent pas. Vos lecteurs
seront assez perspicaces pour les deviner, d'autant qu'il est permis, et
même recommandé, au public d'avoir du talent de critique...
(Entretien réalisé par
Marc Laudelout)
1. Jacqueline Morand. Les
idées politiques de L.-F. Céline, Pichon & Durand-Auzias,
1972, p. 79.
2. Jean-Louis Curtis. Questions
à la littérature, Éd. Stock, 1973, p. 112.
3. Frédéric Vitoux. Dossier
Céline, Éd. Belfond, 1978.
4. Albert Chesneau. Essai
de psychocritique de L.-F. Céline, Éd. Minard-Les Lettres
modernes, 1977, p. 37.
5. Philippe Alméras.
"Les pamphlets" in Magazine littéraire (numéro
centré sur Céline), n° 116, septembre 1976, p. 22 |