Entretiens avec le Professeur Y
en Avignon
Chaque fois que le festival off inscrit quelque chose qui tourne
autour de Céline, la nouvelle se répand telle une traînée de poudre. Une "denrée
rare" sur laquelle se jettent comme des affamés les "céliniens". Qui
avaient eu à se mettre sous la dent, il y a trois ou quatre ans, un superbe montage de
textes conçu par un comédien au faciès de Bardamu le personnage haletant du Voyage
au bout de la nuit.
La cour de la médiathèque Ceccano, rue Laboureur, 13 h : les
cigales autant que laccordéon et le piano ne peuvent couvrir cette voix qui marque
lhistoire littéraire de ce siècle, la littérature tout court. Michel Deshayes,
comédien, savance du fond du bosquet vêtu "période Meudon" cette
banlieue de Paris où vécut Céline, de 1951 (au retour de son exil au Danemark) à 1961
lannée de sa mort.
Titre du spectacle : Quon sexplique, mélodrame
inspiré des Entretiens avec le professeur Y publié en 1955. Où Céline joue à
la fois le rôle de linterviewé et de lintervieweur. Lassé dêtre
ignoré par la critique, passablement lessivé par lépuration avant
dêtre condamné à un an de prison par contumace (puis aministié) en raison de son
passé "collaborationniste" et surtout de ses pamphlets antisémites ,
Céline se fait publicitaire et martèle dans ces Entretiens sa trouvaille :
lémotion du langage parlé à travers lécrit. Céline se bagarre à bâtons
rompus avec son interlocuteur quil nomme ensuite colonel , joué par
Philippe Moutte, pour dire de manière flamboyante et facétieuse que seul importe le
style en littérature et que " seule la misère libère le génie. "
Et vous êtes linventeur dun style !
Oui, monsieur le professeur Y !... dune toute petite
invention pratique ! Comme le bouton de col à bascule, comme un pignon double pour
vélo...
Céline fulmine contre les faiseurs et autres maquereaux de
lédition, la télévision, le scooter, lautomobile, qui " font un
tort énorme au livre." Semporte contre " Gaston " (Gallimard),
qui ne fait pas grand-chose pour le tirer de la dèche, estime que son procédé
stylistique, acquis " au prix de petites patiences infinies ! ",
sapparente à celui des Impressionnistes : lapparition de la photo les avait,
dune certaine manière, contraints à suivre cette démarche. Et Céline de
considérer que, depuis lavènement du cinéma, on ne pouvait plus écrire comme
avant.
Quil fallait fuir lacadémisme, les idées, les histoires
trop ficelées, alors quil a passé sa vie à " mettre sa peau sur la table
", à noircir des milliers de feuillets pour en tirer parfois quatre cents pages, à
dormir quelques heures. Sans jamais fumer, ni boire dalcool.
Vouloir monter un spectacle autour de Céline nest pas sans
risque et les deux comédiens en ont pris la mesure. Ils donnent à leur tour un style à
ces Entretiens qui nont pas déquivalent au niveau de la forme. Une
fiction qui nest ni un roman, ni un récit et encore moins un traité ! Céline
sest déjà suffisamment retourné dans sa tombe.
Francis PERSILLON
(Le Midi libre, 20 juillet 1998)
Mise en scène : Odin Mitaine, assisté de Laure Schebat. Durée du spectacle : 1 h 15.