L'Église à Copenhague : la vérité vient-elle du nord ?

 

Il y a quelques années, Jesper Kjæer, brillant traducteur de théâtre devant I'Éternel, avait été pressenti par un des grands théâtres de Copenhague pour traduire I’unique pièce de Céline dans la langue du pays. Peu de temps après, le projet avait été abandonné. Quelle surprise donc, au debut de janvier 2004, de voir afficher L'Église dans un des nombreux petits théâtres dits "alternatifs" de la capitale danoise ! Elle allait être donnée du 9 au 31 janvier.

 

D'emblée, la plupart des critiques furent positifs, certains même enthousiastes. Il y avait là quelque chose de neuf, de déroutant, de violent, d’inouï, une plongée dans l’abîme du désespoir tempéré d’une immense pitié envers la créature humaine. En deux mots : un pessimisme roboratif. C’est donc pleins d’attente que Jesper Kjæer et moi, nous nous rendîmes au Kaleidoskop Teater après avoir retenu nos places bien à l’avance, car, déjà au bout de deux ou trois représentations, la pièce se donnait à guichets fermés. Les deux maîtres d'œuvre de ce spectacle hors normes sont le dramaturge Jokum Rohde et le metteur en scène Peter Dupont Weiss, servis par cinq jeunes acteurs parfaits et trois figurants. Mais quel texte entend-on? Celui intégral de Céline? Chacun sait que la pièce originale est prévue pour durer six heures.

Dans l'adaptation de Jokum Rohde, faite à partir de la traduction de Marianne Lautrop (qui a traduit admirablement D'un château l’autre en 1997 et vient de mettre la dernière main à la traduction de Nord), le spectacle est ramené à trois heures. Il est évident, dès l’abord, que Jokum Rohde a profondément remodelé la pièce. Il en a gardé la quintessence, maintenu les répliques qui s’imposent, sans hésiter à trancher dans le vif, à éliminer les longueurs, à déplacer certaines scènes, à mêler des fragments d’autres œuvres de Céline, en somme à dramatiser et à resserrer l’action au moment où l’ennui eût commencé à poindre. Mais Céline reste Céline. Le résultat est on ne peut plus probant : on est tenu en haleine d’un bout à l’autre de cette histoire épique dont le " fil rouge " est sans conteste Bardamu.

Au début, on est dans un café misérabiliste, où Bardamu, sous les yeux du garçon, Pistil, son vieux copain, qui crache ses derniers résidus de bronches, soigne une poignée d’êtres falots, physiquement ou psychiquement malades, d’où, comme un rayon de lumière, se détache la figure émouvante de Janine, la petite boîteuse. Bardamu lui-même est morphinomane : il a besoin de la drogue pour faire front à la détresse humaine. Bardamu et Pistil évoquent le passé, et, brusquement, surgit, comme par un maléfice, l’univers congolais des colonies, la tristesse chronique du café ayant fait place à une farce grotesque en pleine jungle, avec cannibales entraînés dans une danse infernale, sorciers vengeurs, Blancs cuisant dans des chaudrons fumants, bref, du sérieux et du mythique assaisonnés à une sauce hallucinatoire d'un comique débridé.

Ensuite, troisième tableau : New York, où Bardamu, convoqué par la Societé des Nations, se heurte à une bureaucratie massive et triomphante symbolisée par deux persormages ô combien sulfureux, Mosaïk et Rakman, aidés de la secrétaire refoulée, Mlle Finkelstein. La satire devient plus que féroce, cependant que l’antisémitisme y prend une allure parodique qui confine au mauvais goût. Qu’on en juge : pour fêter leur victoire sur Bardamu, les trois acolytes simulent une masturbation en règle. On ne sait plus s’il faut rire ou s’indigner. Pris dans le tourbillon d'une vision mi-onirique, mi-cauchemardesque, on reste cloué à son fauteuil, ahuri, assommé.

Puis, l’action va se déplacer dans un théâtre de variétés qui n’est pas sans évoquer le décor et l’atmosphère du célèbre film Cabaret, avant que le spectateur ne se retrouve finalement dans le café sordide du début, où Bardamu continuera à soigner les uns et les autres, sera abandonné par Véra, sa compagne, et repoussera les avances de la gentille Janine, qui va se changer en furie et abattre d'un coup de revolver le fidèle Pistil au moment où celui-ci fait à Bardamu un rempart de son corps.

On sort de ce spectacle bouleversé et ébloui tout à la fois. La scénographie de Maja Ravn n’y est pas pour rien. On y retrouve les espaces magiques de la célèbre " Bühnenbilderin " Anna Viebrock, dont on connaît les réussites éclatantes en Allemagne et en Suisse. Quant aux acteurs-caméléons, on ne sait lequel il faut le plus admirer. Seul, Jesper Hyldegaard (Bardamu) ne change pas de peau. Les quatre autres sont d’extraordinaires transformistes : Andrea Vagn Jensen est Véra et Mlle Finkelstein ; Benjamin Boe Rasmussen, Pistil et Mosaïk ; Regitze Estrup, Janine, Gologolo, le petit Noir recueilli par Bardamu, et Flora ; Niels Bender, l’agent de police, un cannibale, Rakman et Helmut.

Ces acteurs sont pratiquement des inconnus, mais ils témoignent de la pépinière de talents que sont le théâtre et le cinéma danois d’aujourd'hui, tout comme de la vitalité des petites scènes copenhagoises (Le Kaleidoskop Teater n’a que 125 places, mais la scène à elle seule occupe la moitié du volume de la salle). Ce qui m’a frappé une fois de plus, c’est le refus systématique de la vedette dans la tradition théâtrale danoise, sur le modèle anglo-saxon. C’est l’ensemble qui compte, non pas la " star " en face de laquelle les comparses ne sont que de simples faire-valoir. L'Eglise à Copenhague : un grand texte, une réalisation stupéfiante, oui, cela a été un des clous de la saison théâtrale de cet hiver au Danemark. Céline a ainsi gagné un nouveau public, essentiellement jeune, sous des latitudes qui, il y a plus d'un demi-siècle, lui furent, on le sait, peu clémentes.

 

Dans son numéro du 26 janvier, le quotidien Urban a recueilli la réaction spontanée de plusieurs spectateurs au sortir du théâtre où ils venaient d’assister à L'Église. Les voici :

" J'ai vu beaucoup de mauvaises pièces de théâtre ces temps derniers, mais celle-ci est fabuleusement bonne. Elle illustre la décadence, le doute et la débâcle des idéaux. Je l’interprète comme l’histoire du pessimisme de la culture occidentale, et j’aimerais la revoir " (Homme d’environ 25 ans).
" Une pièce follement bonne, qui traite des grandes questions : l’individu contre la collectivité. Tout est si exagéré, montré de façon si absurde qu’en fait, cela ressemble plus au monde d’aujourd'hui qu’à celui des années trente, quand la pièce a été écrite " (Femme de 25 ans environ).
" Une histoire tragi-comique kafkaïenne, qui va droit à son but. Représentée sublimement. Là sont mis en lumière tous les revers de l’existence, et c’est important " (Homme d’environ 45 ans).
" C’est de la viande crue accommodée à la sauce tendresse. Une pièce extraordinaire qui va dans les recoins les plus sales et les plus excessifs. C’est tout simplement du théâtre à la puissance 13 ! " (Homme d’environ 50 ans).
" De remarquables performances d’acteurs et des "atmosphères" fantastiques. Le brouillard qui pend lourdement sur la salle, la bisexualité, les personnages incroyables. Une pièce difficile, qui exige du spectateur qu’il soit ouvert, mais je n’ai rien que du positif à en dire " (Femme d’environ 35 ans).
" La pièce est difficile à appréhender mais tient en haleine d'un bout à l’autre. Un texte formidablement bon, sans la moindre concession. Il est difficile de parler de la mort, mais c’est fait ici, au point qu’on en crève presque de rire " (Homme d’environ 30 ans ).

 

Mon lecteur demandera à bon droit pourquoi le Kaleidoskop Teater, devant un tel succès, n’a pas prolongé la série de représentations au-delà du 31 janvier. " Impossible, m’a répondu la direction, contrat ayant été passé avec d’autres compagnies pour des créations à dates fixes, acteurs engagés ailleurs, etc." Mais peut-être qu’un jour… Dans ce cas, les amateurs auront à faire le voyage de Copenhague, non sans avoir pris au préalable des cours accélérés de danois.

 

François MARCHETTI