Le
témoignage de Pierre Duverger
En
juillet prochain, il y aura déjà douze ans que Pierre Duverger nous a
quittés. C’est à lui que l’on doit les seules photographies en
couleurs de Céline. Et un témoignage émouvant publié, six ans après
la mort de l’écrivain, dans le Magazine littéraire. Ce texte
fut réédité en 2002 dans un numéro hors série, avec une utile
notice biographique le concernant : " Né dans un milieu
modeste, Pierre Duverger a suivi dans les années trente les cours de l’École
des Chemins de fer mais sa première vocation était le métier de
comédien. Ayant échappé à la mobilisation, il participe à l’encadrement
de Chantiers de Jeunesse au début de l’Occupation. Dans le même
temps, il se produit dans divers music-halls. Il rencontre sa femme
Geneviève en 1942 et s’installe à Montmartre. Il rencontre Céline
à Saint-Malo, qui l’aide à échapper au Service du Travail
Obligatoire et à trouver un poste dans l’Organisation Todt, à
Jersey, dans les transmissions. En 1946, avec sa femme, il se lance dans
une petite entreprise de tissage à main. Par la suite, il se prend de
passion pour la photographie, passe professionnel, sa femme s’acquittant
avec brio des tirages de clichés. Il poursuit cependant une carrière
de seconds rôles au théâtre et cinéma, entreprend un raid en 2 CV,
en décembre 1957, jusqu’au Cap de Bonne-Espérance, qui lui vaut le
Prix Citroën. Dernière passion de Pierre Duverger : l’édition.
Outre quelques éditions confidentielles, il se consacra notamment à la
réédition des textes de Gustave Le Bon ".
Quelques
mois avant sa mort, son témoignage fut recueilli par France-Culture.
" J’allais
souvent voir Céline au studio Wacker, près de la place Clichy, rue de
Douai où Lucette travaillait. Je peux dire que j’ai passé des heures
à regarder les danseuses tout en n’étant pas très sensible à la
danse. Ce n’est pas ça qui me touche le plus. Bon, c’est joli, c’est
charmant. Mais lui, il était très fixé sur les ballets et la danse. C’est
une question d’esthétique. Lucette, d’ailleurs, était une danseuse
avec un corps extraordinaire, musclé. C’était ce qu’on appelait
" la belle môme ". J’allais donc là, puis on s’arrêtait
parfois place Clichy, au coin, devant l’ancien Gaumont, où il prenait
un thé, un café ou un ersatz quelconque. Il me parlait souvent des
danseuses. Moi, j’écoutais pas tellement.
Qu’est-ce
qu’il vous disait des danseuses ?
Ah bah, que c’était
la grâce, l’élégance, le rêve en somme. C’était un grand
rêveur, lui. C’était aussi un lyrique. Quand il décrit, par
exemple, le bombardement de Montmartre, c’est pas vrai ! Faut
traduire évidemment. (...) C’est pour ça que beaucoup de gens qui ne
l’aiment pas, en réalité, ne comprennent pas leur lecture. Ils
lisent les mots mais n’imaginent pas ce que ces mots peuvent
suggérer. C’est mon sentiment. Beaucoup de gens ne savent pas lire
Céline.
Comment
l’avez-vous rencontré ?
J’étais avec
un copain. Je lui demande :" Qui est ce
bonhomme ? Il me dit : " C’est
Céline ". Alors, j’étais curieux de le connaître. Je me
suis présenté chez lui, spontanément, où il ne m’a pas reçu, mais
très gentiment, je me souviens.... (...) Je l’ai rencontré plus tard
dans la halle aux poissons de Saint-Malo, et puis il m’a pris en
amitié là-bas. Ensuite, je ne peux pas dire que l’on ne s’est plus
quitté parce que c’est faux. Puis, il est parti en Allemagne, eh
bien, ma foi, je ne l’ai pas suivi quoiqu’il me l’ait demandé
parce que Céline, qui était un bonhomme formidable, n’était pas
adroit de ses mains. Il n’était pas bricoleur du tout. Il était en
panne devant des petits trucs de rien du tout. Il avait une petite moto,
je me souviens, et un jour, il était en panne. C’était deux fois
rien. Je crois que c’est la chaîne qui avait sauté. Je lui ai
arrangé ça. Il trouvait ça extraordinaire qu’on puisse arranger ce
truc. Il m’a fait d’ailleurs un cadeau que j’ai toujours : un
exemplaire hors commerce de L’École des cadavres, numéroté
donc, et dédicacé pour cette bricole qui valait un merci gratuit. C’est
un livre qui vaut autour de trois briques aujourd’hui. Curieux...
Bref, grâce à lui, j’ai échappé au S.T.O. Il m’a emmené dans un
bureau allemand et m’a présenté comme un petit copain qui voulait
rester en France, et les Allemands m’ont donné, par son
intermédiaire, un petit carton comme quoi je n’étais pas
réquisitionnable.
Il avait des copains
allemands comme ça, des amis ?
Non, il avait des
admirateurs, madame, des lecteurs. On lui a reproché ça, ce qui est
une chose invraisemblable. La même chose est arrivée à Sacha Guitry.
Il avait donc des admirateurs qui étaient allemands. J’étais là
quand ils sont venus le voir, en civils, rue Girardon pour l’inviter
à aller à Katyn. Il a refusé. Il ne voulait pas s’engager dans des
collectivités. Lui-même – il l’a payé assez cher – s’est
engagé avec ses os, ses tripes, mais pas d’engagement dans des
associations, des choses comme ça. (...)
Et les pamphlets ?
Comment les lisez-vous ?
Les pamphlets,
moi, c’est ce qui me passionne le plus. Je suis resté longtemps sans
les relire et je trouve que c’était une vision d’avenir qui est
devenue une vision du présent. Tout simplement. Par exemple, quand vous
lisez Bagatelles et sa visite dans un hôpital de Russie, c’est
une page extraordinaire ! En plus, c’est très marrant. Avec ce
docteur russe qui n’était pas du tout dupe de cette mistouflerie
soviétique et qui n’arrête pas de dire : " Tout va
bien ici, Monsieur le Docteur ! Tout va bien ! "
Céline l’avait appelé évidemment Toutvabienovitch ! (rires)
Propos
recueillis par Pascale Charpentier.
Émission
" Rigodon pour une autre fois " diffusée le 26 mars 1992 sur
France-Culture.
Je le
rencontrai, la première fois, chez lui, à Montmartre. C’était en
1979. Je préparais un numéro spécial de feue La Revue célinienne qui
se proposait alors de commémorer, en 1981, le vingtième anniversaire de
la mort de Céline. Il m’avait alors très cordialement accueilli et
remis, gracieusement, une série de photographies de sa très riche
collection pour illustrer ce numéro.
À chacun de mes séjours parisiens, je ne manquais pas d’aller le voir,
rue Gabrielle, parmi ses trésors dont cette édition dédicacée sur
Lafuma de Bagatelles ou la dernière page manuscrite de Rigodon
qu’il avait encadrée, près de son bureau.
À plusieurs reprises, je lui fis raconter dans quelles circonstances il
avait rencontré Céline. Il avait alors une vingtaine d’années. Cela
se passait en 1943, au marché aux poissons de Saint-Malo. La même
année, ce jeune Français de la classe 40 fut requis pour le Service du
Travail Obligatoire. C’est grâce à Céline qu’il y échappa : "
En quelques jours, j’avais des papiers tout ce qu’il y a en règle
qui me permirent de rester à Montmartre jusqu’à l’arrivée des
alliés. Je lui dois une grande reconnaissance mais je ne suis pas le
seul. "
Naturellement, Pierre Duverger est surtout connu des céliniens pour ses
remarquables photographies de Céline. Son talent et une splendide
lumière de soir d’été sont à l’origine de ce petit miracle. C’était
en juillet 1960, un an exactement avant la mort de l’écrivain.
Il me racontait aussi comment le Docteur Destouches le soigna, en 1956,
lorsqu’il était cloué au lit depuis quinze jours par une très forte
fièvre. Il fallait que Céline éprouvât une solide amitié pour Pierre
Duverger car il vivait alors reclus à Meudon, ne sortant quasi jamais.
La dernière fois que je le vis, c’était à Bruxelles où il nous fit l’amitié
d’être des nôtres pour la troisième édition de notre Journée
Céline. Le soir, un amical dîner devait nous réunir, avec un autre
ami cher, le regretté Paul Chambrillon.
Rappelons enfin qu’avec Marcel Aymé, Robert Poulet et Jean Bonvilliers,
il fut l’un des quatre fidèles qui, dans la nuit du 3 au 4 juillet
1961, veillèrent le corps de Céline pour sa dernière nuit passée route
des Gardes.
L’homme était courageux et ferme dans ses convictions. Il est l’un de
ceux à n’avoir jamais renié celui qui lui avait " sauvé la
mise " dans une période difficile. Il le défendait même avec
audace et rappelait les propos tenus par Céline dans sa cuisine, à
Meudon, alors qu’il l’aidait à éplucher des pommes de terre : "
Dans quelques générations, La France sera complètement métissée,
et nos mots ne voudront plus rien dire. Que ça plaise ou non, l’homme
blanc est mort à Stalingrad. "
M. L.
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