Roland
Cailleux et L.-F. Céline
Le volume
Avec Roland Cailleux paru au Mercure de France (coll. "
Ivoire ") en 1985, hommage à cet excellent auteur méconnu,
comportait un important entretien de 1961 avec Céline que Philippe
Alméras cite assez largement dans son Dictionnaire Céline. Mais
au fur et à mesure de la mise à jour des archives Cailleux, d'autres
commentaires apparaissent, dont celui-ci, daté du 19 juin 1957.
L’admiration pour le phénomène de la littérature française est,
comme toujours, entière. Cailleux, cependant, place des bémols sur la
sincérité de Céline, ses rapports à la chose littéraire, à l’argent,
etc. Même plus que des bémols... Il s’exprime avec un excès de
violence qui appelle une remarque : Cailleux souffrait de cyclothymie.
Il subissait en alternance deux ans de déprime et deux ans de
réactivité accrue. Très vraisemblablement se trouvait-il dans la
seconde phase en abordant le cas Céline de la sorte. Cette notion
précisée, la pièce n’en a que plus de spontanéité et, à ce
titre, mérite d’être versée au dossier.
À cette occasion, il ne sera pas inutile non plus de rappeler le rôle
que joua Roland Cailleux dans la genèse des Deux Étendards de
Lucien Rebatet. Ils s’étaient connus à l’école Bossuet, où l’un
était élève quand l’autre était pion. Une amitié de toute une vie
s’en était suivie, indéfectible au point que Roland fut le plus
fidèle soutien et visiteur de son aîné à Fresnes, extrayant de la
clôture, page à page, le manuscrit du condamné. Il est le
destinataire des Lettres de prison, de Rebatet, publiées en 1993
au Dilettante. Précisons toutefois que si la fidélité de Cailleux
était légendaire, il n'approuvait pas les idées de Rebatet et, à
plusieurs reprises par le passé, l'avait mis en garde.
Roland Cailleux (1908-1980) a partagé sa vie entre l’exercice de la
médecine thermale à Chatel-Guyon pendant l’été, et une vie
littéraire, l’hiver, dans les milieux de la N.R.F. Il fut le très
exigeant et rare auteur de cinq livres: Saint-Genès ou la vie brève,
Une lecture, Les Esprits animaux, À moi-même inconnu,
et (posthume) La Religion du Cœur.
Christian
DEDET
Le 19
juin 1957
Le 19 juin
1957
Après avoir écrit à
Nimier que je n'écrirai pas d'article sur Céline, j'ai envie de parler
de lui aujourd'hui.
Il y a des mois, quand j'ai été le voir avec Nimier justement (je
l'avais vu depuis la guerre une autre fois à Meudon, mais seul), il nous
a lu le premier et le dernier chapitre d'Un château l’autre. On
ne peut pas juger sur une lecture bien sûr (d'autant plus que Céline
bafouille et accroche sans arrêt), mais il m'a semblé que je retrouvais
l'auteur de Voyage et de Mort à crédit. Je suis sorti de
là en disant à Nimier que c'était incontestablement le plus grand
écrivain vivant. Je le pensais en entrant, et si la lecture avait été
décevante je n'en aurais pas moins pensé la même chose. Mais j'aurais
dit: le plus grand d'écrivain vivant baisse ou déconne, ce que j'ai dit
pour pas mal d'ouvrages depuis Mort à crédit: les politiques
avant tout, et ceux qui ont paru depuis son retour, excepté Casse-pipe.
Mais j'ai beaucoup aimé des tas de morceaux des Entretiens avec le
Professeur Y, et j’ai lu tout haut Normance (ça me
paraissait mieux lu de cette façon, il est vrai que je ne l'ai pas
terminé).
Entre-temps, Nimier l'a relancé, comme je lui écrivais hier, Céline lui
doit une fière chandelle. J'avais moi-même écrit, quelques jours après
ma visite à Céline, une lettre où je lui disais l'admiration profonde
que j'ai pour lui et ma joie que c'était de connaître le plus grand
écrivain français vivant, que, d'après cette lecture, on avait
l'impression qu'on l'avait retrouvé.
Depuis, j'ai
téléphoné à Nimier pour lui demander ce qu'il y avait dans
l'intervalle, entre le premier et le dernier chapitre, et il ne m'a pas
caché que c'était moins bon, il n'est pas fou, Ferdinand, en ayant l'air
de feuilleter au hasard (tout en nous assurant avec un culot insensé, que
tout était parfait dans son livre).
Depuis, le travail de
Nimier a été effectif; le bouquin n'a pas encore paru et on ne parle que
D’un château l’autre. C'est très bon pour Céline, mais c'est
tout de même de curieuses mœurs. Ils me font chier avec leurs
avant-premières; ça ressemble à de la publicité pour un savon gras qu’on
lance. Ils vous détergent, c’est le meilleur, c’est insensé, quelle
peau ça vous fait, oh, là, là, et personne ne s’est encore lavé, on
n’a pas vu le produit. C’est du délire collectif. Faut-il que les
gens soient bêtes et moutonniers ! Il doit bien rigoler Céline. Vous
parlez d’un lancement. Tout ça n’est évidemment pas sérieux. Que
Céline soit bien content parce que ça va se vendre, d’accord, mais que
ça soit bon, j’attends de voir!
Oh, c'est très bien fait. Non seulement la presse de droite donne, dans Rivarol,
Poulet qui avait été dur pour Normance et Féerie pour une
autre fois, redélire ¹. L'a-t-il lu, ce nouveau bouquin? Je n'en
sais rien, car il n'en parle pas, ça sera pour un second article.
Dans la Nouvelle Revue Française, Nimier a fait un catéchisme
tordant pour présenter Céline, et il y a un long extrait de Céline,
c'est le début de son bouquin qu'il nous avait lu, avec: "À
suivre" ². Aujourd'hui, dans Arts, où on avait déjà
reproduit la présentation presque intégrale de Nimier auparavant, il y a
une interview de Céline, un très bon article de Bernard de Fallois sur
le style de Céline (mais pas sur D’un château l’autre), et
quatre jeunes romanciers parlent de lui aussi ³.
Enfin, ça c'est le plus beau succès de Nimier, j'imagine, il a trouvé
le moyen de lui faire prendre un interview dans L’Express, où
Céline met par terre tous les imbéciles du journal en dépit d'un
chapeau dégueulasse de Françoise Giroud, d'un second chapeau avant
l'interview et de dessins assez infâmes de Jean Eiffel 4.
L'interview d'Arts est mauvaise, tandis que celle de L’Express
est merveilleux car Céline y est prodigieux.
Céline a
le front, dans Arts, aujourd'hui, de reconnaître qu'il est devenu
le "faits-divers" à la mode et qu'il en donne aux interviewers
pour leur argent. C'est bien mon avis, c'est pourquoi je n'écrirai pas
d'article.
Autant il était bon d'en parler quand personne n’en disait rien, autant
il est ridicule de prendre la suite du snobisme à la mode. Nous
attendrons qu’il soit de nouveau dans la panade pour en reparler. En ce
moment, il nous casse les pieds.
Et la panade d'ailleurs!...
Il se les est roulés pendant la guerre, et surtout pendant; il gueulait
comme un sourd qu'il crevait de faim, et les gens marchaient. Je les
connais, moi, les combines de Voyage et de Mort à crédit,
et les éditions de luxe, et Gen Paul, qui bariolait avec un peu
d'aquarelle ses gravures sur une édition de luxe pour la revendre un peu
plus cher, sous les nazis, j'ai vu ça. Il y en avait d'autres qui
crevaient de faim à ce moment-là, c'était pas Céline. Ça a changé
quand il a foutu le camp, assez ignoblement, sans prévenir les copains,
et puis, quand il a été en prison au Danemark. Mais à Sigmaringen, je
connais la musique, moi, et il ne la raconte pas dans D’un château l’autre.
Rebatet m'a raconté, j'en aurais, moi aussi, à dire. Seulement, moi je
n'étais pas là-bas. Je comptais les tickets d'alimentation. J'avais pas
des lingots de côté. Aussi je n'avais pas à les emporter avec les
Allemands. Il avait un grand ami, Céline: Le Vigan. Il faut voir comment
il l'a laissé tomber 5 . C'est pas croyable. Seulement, si
moi, j'y étais pas, il y a des gens qui y étaient et qui sont encore
vivants. Pour peu qu'ils parlent, on va voir déballer un joli linge sale.
Je suis persuadé que Céline s'en fout, pourvu qu'il se vende. Mais il
faut avouer qu'il s'est bien vendu, au sens précis du terme (au pluriel).
Il nous fait suer, c'est le plus grand écrivain vivant, d'accord, mais
c'est un beau salaud. Il a toute honte bue, le cochon, il a prétendu
après guerre, qu'il avait pas été antisémite, qu'on avait mal compris.
Aujourd'hui, il nous raconte dans Arts que c'était le plus grand
ennemi d'Hitler. Je suis persuadé qu'il aimait pas Hitler, mais quand il
écrivait dans les feuilles les plus antisémites et quand il publiait Les
Beaux draps (là, il se retenait, il n'a pas pu trouver les vaincus),
ça n'était pas joli, joli; ils étaient grassement payés, les articles
dans les feuilles antisémites. Ne vous inquiétez pas, il n'avait pas de
difficultés avec les tickets d'alimentation. D'ailleurs, il le sait bien,
il le reconnaît qu'il est une ordure, aussi. Il n'y avait pas besoin de
savoir non plus des détails sur sa vie privée (la façon dont il a
traité ses enfants [sic] et ses petits-enfants qu'il ne voulait
pas voir, qu'il ne recevait pas quand il crevait d'argent), pour le
deviner, il n'y avait qu'à le lire 7. Le Bardamu, c'est aussi
une crapule, un dégueulasse, ça n'est pas moi qui le dit: c'est lui. Et
Robinson, qui est son double? Comme Monsieur Verdoux est le double du
Charlot des Lumières de la ville, il est ignoble, et le fait de
l'avouer n'enlève rien à sa saloperie.
Moi, pauvre
idiot, quand j'ai appris qu'on fondait le prix des Écrivains médecins et
que tous les médecins de un à cent dix ans pouvaient s'y présenter (il
y avait Pierre Dominique 8 qui avait de la bouteille et le
Doyen de la Faculté de Médecine, ce vieux con de Binet qui avait le
front de se présenter aussi, et des tas d'autres, tous des merdes... tout
de même Duhamel n'avait pas osé), j'ai été voir Mondor, et je lui ai
dit: "Y en a qu’un, un seul, c’est Céline, c’est à lui qu’il
faut donner le prix", il a été un peu épaté. J’ai l’impression
qu’il ne savait pas très bien ce qu’était Céline à ce moment-là.
J’exagère. D’ailleurs, il s’est rattrapé depuis, et il a fait pour
Céline tout ce qu’on pouvait faire. Un homme admirable, Mondor 9.
Malheureusement, à ce moment-là, ce n'était pas possible, paraît-il,
de lui donner le Prix, il était trop marqué pour le genre de Jury du
Prix des Médecins Écrivains. On me l'a donné à l'unanimité quand
Mondor m'a dit que je devais me présenter. Ça ne m'a pas rapporté la
réédition de mon livre qui était épuisé. Les journalistes, à la
sortie du Prix, n'ont pas pu le trouver chez Gallimard. J'avais une
publicité formidable huit ans après la publication de Saint Genès,
mais ça ne m'a servi rigoureusement à rien. Il n’est toujours pas
réédité, Saint Genès. Alors, moi aussi, je l'aime Gallimard,
comme Céline, seulement j'ai plus de raisons.
Ça m'a tout de même rapporté deux cent mille francs, ce Prix. Je
n'avais pas beaucoup d'argent, j'étais criblé de dettes à ce
moment-là, et puis, moi j'avais gardé mes enfants, pas comme Céline.
J'ai tout de même téléphoné à Marcel Aymé pour lui demander si
Céline n'était pas dans la panade, autant qu'on le disait, et pour
savoir si je devais lui envoyer l'argent. Marcel Aymé m'a dit de ne pas
faire une pareille sottise et que Céline se démerdait très bien, et
c'était vrai qu'il avait touché des millions de ses éditeurs qu'il
vilipendait. Moi, quand je touche cinquante ou cent mille francs d'avance,
je suis bien épaté, et mon Saint Genès n’a été tiré qu’à
six mille. Quant à Une lecture et Les Esprits animaux, il y
en a encore plein les réserves. Et on les avait tirés pourtant qu'à
trois mille, à 10 % que ça me rapporte, calculez combien je suis riche.
Alors, de
la pitié pour Céline, je veux bien, mais c'est pas moi qui l'aie obligé
à faire de la politique, il n'avait qu'à rester médecin comme moi.paie
un peu trop sa connerie, c'est vrai, mais pourquoi a-t-il été si con? Il
gémit aujourd'hui dans Arts parce qu'il s'est trompé de cas.
C'est un comble. Il voudrait la place de Mauriac, il est écœurant.
J'ai
entendu aussi Rebatet raconter ça, qu'il s'était trompé de cas et que
c'était sur Staline qu'il aurait dû miser. Ah, ils sont propres, nos
pamphlétaires !
Mais ils
ont des excuses. Le second surtout qui n'a aucun sens pratique, tandis que
Céline est beaucoup plus roué. Il crie à la misère et à force de la
crier, ça prend. Il peut pas manger, il faut qu'il fasse son marché
lui-même, il n'a pas d'auto, il est vieux, sa femme travaille (ça c'est
vrai, mais ça ne doit pas rapporter beaucoup, avec ses leçons de danse,
à Meudon!), mais enfin il n'en serait pas là (si vraiment il en est là)
s'il n'avait pas fait tout ce qu'il a fait. Oui, il a eu une vie difficile
(mais pas en Amérique où il a épousé une femme américaine, qui était
riche 10, mais pas àSociété des Nations où il avait une
planque confortable, mais pas, encore une fois, au temps du succès et
surtout au temps des Allemands). Où ils sont passés, ces lingots? Il se
plaint qu'on lui ait tout barboté dans son appartement, même les murs.
Tel que je le connais, quand il avait foutu le camp, il n'avait pas dû
laisser grand-chose. Il n'a rien retrouvé quand il est revenu.
Admettons-le. Il est déchu national 12. On s'en fout. Mais
enfin, les millions qu'il a eus au retour, qu'est-ce qu'il en a fait?
C'est une question que lui pose Parinaud dans Arts ce matin. Il
prétend qu'il cherche une combine qui lui permettrait de gagner les vingt
mille ou trente mille francs qui, en plus de sa retraite, lui
permettraient de vivre. "— Mais votre éditeur vous a déjà
avancé des millions et avec ce livre il vous fait une rente"; il
ne trouve qu’à répondre, le Céline (c’est pas brillant): "Qui
vous a dit ça?" Réponse de Parinaud: "C’est mon
métier de savoir." Alors une dérobade insensée de Céline:
"Cela ne m’empêche pas de manger des nouilles et de boire de l’eau",
à quoi l’autre rétorque excellemment: "Le Docteur Destouches
sait mieux que personne pourquoi Céline est au régime."
Dernière riposte de Céline qui éclate de rire: "J’ai toujours
été masochiste et con."
On ne peut
pas mieux dire.
D'autre part, il a été grand mutilé de guerre de 1914, et il a des
droits sur nous, mais peut-être pas le droit de s'engraisser sous les
Allemands, pas le droit de nous faire prendre des vessies pour des
lanternes, et de crier à la misère. Il l'a tout de même achetée, sa
maison de Meudon 13 . C'est ce qu'il voulait dans Les Beaux
draps, et que tous les Français aient un pavillon en banlieue et cent
francs par jours. Maintenant, ça ferait trois mille francs. Je suis
tranquille, il les a, et il a même un grand jardin. C'est lui qui nous
prend pour des cons. Il a raison d'ailleurs, ça réussit toujours. Je ne
donnerai pas cher de la reconnaissance qu’il aura pour Nimier 11 .
On verra bien. Mais à la façon dont il a traité Paulhan qui a fait tout
pour lui, au moment où c'était le plus difficile, et sur lequel il bave
déjà dans le Professeur Y et plus encore dans D’un château
l’autre, ça promet du joli. Nimier, d'ailleurs, s'en moque. Encore
une fois, on verra bien.
Ceci dit,
et les choses mises un peu au point, je me sens tout à fait à l'aise
pour parler de mon admiration pour notre plus grand écrivain vivant.vais
même faire une conférence à Cambridge sur lui. Tout ça c'est des
intentions bien sûr, et je suis cossard. Je suis généreux, mais
paresseux. Je suis généreux quand Céline est par terre, mais je suis
aussi vaniteux, et quand Céline dans L’Express déclare qu'il
n'y a pas un écrivain de la jeune génération qu'il connaisse et qui en
vaille la peine, j'ai envie de lui foutre mon pied dans le cul.
D'ailleurs, il ne lit pas, il écrit des sottises insensées sur Proust
dans Bagatelles pour un massacre. En dépit de la citation que fait
aujourd'hui Fallois sur le même Proust, dans les Voyages. Il n'y a
que Céline qui compte. Aucune importance, c'est ce qui fait sa force.
Je suis
injuste. Je ne crois pas lui avoir envoyé Une lecture, et je ne
sais pas s'il a lu Les Esprits animaux. S'il les a lus, il a bien
le droit de ne pas les aimer (quoique ça pourrait lui plaire). Mais pour Saint
Genès je le lui ai envoyé en lui demandant de me dire ce qu'il en
pensait. Et, direct, et sans fioritures, il m'a répondu. Une belle
lettre.
Donc, il
faudrait parler avant tout de son style. Fallois, qui prétend en parler,
ne fait que des citations. Il y a eu un article de Claude Jamet pendant la
guerre, que je voudrais me procurer, mais que je n'ai pas lu 14 .
Je n'ai riende sérieux sur son style, la seule chose sérieuse.
D'ailleurs, aucun critique ne parle du style, il en serait incapable. Ou
bien ils le pignochent au microscope, comme Marcel Berger. Ils n'y
comprennent rien. C'est que c'est très difficile. Il n'y a que les
auteurs qui pourraient bien en parler. C'est pour ça que j'aime tant
quand ça arrive. C'est exceptionnel. Ils n'ont pas le temps. Ils y
réfléchissent en écrivant. Pour leur propre compte. Ce ne sont pas des
critiques. Mais il y a, heureusement, deux ou trois bouquins de Gide, et,
les dépassant infiniment, le Contre Sainte-Beuve de Proust.
Et puis aussi quelques notes de Céline sur son style dans les Entretiens
avec le Professeur Y.
C'est de là qu'il faudrait partir, car il sait tout de même de quoi il
parle. Ce qui n'empêcherait pas de contrer tout ce qu'il y a de mauvais
dans son style, sa facilité... son désossement, son manque de rigueur,
tout ou à peu près tout ce qui a paru depuis Voyage et Mort à
crédit. Il écrit ou il éjacule. On n'écrit pas un bouquin
uniquement avec des cris de jouissance ou de torture. Ça fait poétique
à bon compte. Lui aussi, il est responsable de la décadence de la langue
française, il l'a désarticulée, liquéfiée, tout est à refaire; tu
parles d'un trait de décomposition! Il faudra absolument que j'en parle
de ce côté-là, c'est nouveau.
Et puis, il
n'est pas unique, ça n'est pas un météore, on oublie que James Joyce
avait commencé.
Dutourd, aujourd'hui, cite, ce qui est beaucoup moins profond, Vallès,
Rictus, Barbusse et Vadé (!) au dix-huitième. Et Restif de la Bretonne.
C'est bien facile.
Mais il n'y a pas que son style qui — j'y reviens, et ce n'est pas
contradictoire — est admirable aussi. Dans Voyage, Mort à
crédit, et Casse-pipe.
Il y a aussi son merveilleux bon sens, ça n'est pas d'aujourd'hui que les
fous, les délirants, font sortir la vérité de leur bouche comme les
enfants. C'est affolant, elle est toute nue, c'en est même obscène. Mais
c'est ça. C'est criant, c'est scandaleux. J'adore ça. C'est vrai, ça me
suffit. Pas: dégueuler, vomir. Chier à la face.
Montaigne, c'est très bien, mais c'est tout de même précieux par
rapport à Céline. Au dix-septième siècle, n'en parlons pas. Ils ont
tous des perruques dans leur style, et La Bruyère a des côtés petit
marquis, Montesquieu est voltairien avant la lettre, il est persan à sa
manière. Au dix-huitième, les encyclopédistes ont tout de même des
crinolines. Et Rousseau est une chochotte, qui se balance majestueusement
sur son escarpolette à la Gide. Ah, les belles tirades! Ah, je
m'aime-t-y! Ah, je m'en fous! Au dix-neuvième, c'est le délire ou la
comédie. Romantiques ou hérétiques, toujours moqueurs, ou presque tous.
Depuis Rabelais, on n'avait plus entendu ça. Et encore Rabelais avait-il
une bonne couche moyenâgeuse, des replis hercyniens de culture.
Oui, l'arrivée de Céline a été un grand moment de la littérature
française.
Roland
CAILLEUX
Notes de la Rédaction
1. Allusion au
bref article de Robert Poulet paru le 13 juin 1957 dans Rivarol. La
critique littéraire proprement dite parut le 4 juillet. À noter que le
livre sortira le 20 juin, le lendemain même de la rédaction de ces notes
dictées par Roland Cailleux à sa secrétaire.
2.
"Céline au catéchisme", article sous forme de
questions-réponses, par Roger Nimier, accompagné de bonnes feuilles de D’un
château l’autre, La N.N.R.F., juin 1957.
3. Cette
interview d'André Parinaud était accompagnée d'une enquête auprès de
quatre jeunes romanciers : Jean Dutourd, Pierre Gascar, Jacques Perret et
Roger Vailland.
4. Cette
interview, faite (à l'instigation de Nimier) par Madeleine Chapsal et
titrée "Voyage au bout de la haine ", parut le 14 juin 1957,
soit une semaine avant la sortie du livre en librairie.
5. Robert Le
Vigan fit pourtant l'éloge de Céline lors de son procès.
6. En
réalité, Céline a toujours refusé d'être payé pour les
lettres-articles qu'il donnait parfois à la presse.
7.
"[Destouches] vint voir son père à Meudon plusieurs fois, et ils se
téléphonaient assez souvent, mais il lui interdit de lui amener ses
enfants. Quand elle insistait, il répondait toujours qu'il était trop
sensible, qu'il s'attachait trop facilement, surtout aux enfants. Il
refusait d'aller au-devant de nouvelles affections et préférait les
ignorer pour n'avoir pas ensuite à en souffrir" (François Gibault, Céline,
III, Mercure de France, 1981, p. 306).
8. Pierre
Dominique (1891-1973).
9. Henri
Mondor, futur préfacier de Céline dans la Pléiade et témoin à
décharge lors du procès devant la Cour de justice de Paris.
10. "Oh
que cela est magnifique ! Quelle résurrection ! grâce à vous !...".
Lettre de Céline à Roger Nimier (17 juillet 1957) in Lettres à la
N.R.F., 1931-1961, Éd. Gallimard, 1991.
11. Allusion
à Elizabeth Craig que Roland Cailleux croit donc avoir été l'épouse de
Céline.
12. Céline
avait été déclaré en état d'indignité nationale.
13. Le
pavillon de Meudon fut acquis grâce à un héritage que fit Lucette
Destouches.
14. Allusion
à un article intitulé "Préliminaires à l'esthétique de L.-F.
Céline" paru le 25 mars 1944 dans Révolution nationale. Cet
article sera repris en 1948 dans le recueil d'articles de cet auteur, Images
mêlées de la littérature et du théâtre (Éditions de l'Élan).
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